– Ne vous fatiguez donc pas l'imagination, Philippe. Vous êtes un magister trop scrupuleux. Pour trois mots lancés au hasard...
– ...qui s'adressaient au roi !
– Le roi est parfois un homme comme les autres.
– C'est ce qui vous trompe. Le roi est le roi. Vous lui devez obéissance, respect, dévotion.
– Et quoi encore ? Dois-je lui laisser le droit de régenter mon destin, de ternir ma réputation, de bafouer ma confiance ?
– Le roi est le maître. Il a tous les droits sur vous.
Angélique se retourna vivement pour guetter Philippe d'un œil noir.
– Oui-da !... Et s'il prenait au roi fantaisie de me vouloir pour maîtresse, que devrais-je faire ?
Êtes-vous Y consentir. N'avez-vous pas compris que toutes ces dames, plus belles les unes que les autres et parure de la Cour de France, sont là pour le plaisir des princes ?...
– Permettez-moi de trouver votre point de vue de mari plus que généreux ! À défaut d'affection pour moi votre instinct de propriétaire, au moins, devrait se rebiffer.
– Tous mes biens appartiennent au roi, dit Philippe, de ma vie je ne saurais lui refuser la moindre chose.
La jeune femme eut une exclamation de dépit. Son mari avait le don de la blesser à vif. Qu'avait-elle espéré de sa part ? Une protestation trahissant un sentiment de jalousie ? C'était encore trop. Il ne tenait même pas à elle et le lui laissait entendre sans fard. Ses attentions passagères au coin de l'âtre ne s'étaient adressées qu'à celle qui avait eu l'honneur d'engendrer son poupon d'héritier. Elle se détourna, hors d'elle, renversa sa boîte de mouches, prit d'une main tremblante de colère, un peigne, puis un autre. Philippe, derrière elle, l'observait avec ironie.
Le chagrin d'Angélique creva en un flot de paroles amères.
– C'est vrai, j'oubliais. Une femme n'est pour vous qu'un objet, une pièce du mobilier. Tout juste bonne à mettre des enfants au monde. Moins qu'une jument, moins qu'un valet. On l'achète, on la revend, on s'offre des honneurs avec son honneur à elle, on la met au rebut quand elle a cessé de servir. Voilà ce que représente une femme pour les hommes de votre espèce. Tout au plus, un morceau de gâteau, un plat de ragoût sur lequel ils se jettent quand ils sont affamés.
– Plaisante image, dit Philippe, et dont je ne nie pas la vérité. Avec vos joues brillantes et votre tenue légère, je confesse que vous me semblez fort appétissante. Ma parole, je sens ma fringale s'éveiller.
Il s'approcha à petits pas et posa deux mains possessives sur les épaules rondes de la jeune femme. Angélique se dégagea et referma étroitement l'ouverture de son corsage.
– Pour cela, n'y comptez pas, mon cher, dit-elle froidement.
Philippe, d'un geste furieux, rouvrit le corsage et fit sauter trois agrafes de diamants.
– Est-ce que je vous demande si cela vous plaît, petite mijaurée ? gronda-t-il. N'avez-vous pas encore compris que vous m'appartenez ? Ha ! Ha ! c'est bien là où le bât vous blesse. La fière marquise voudrait encore qu'on l'entourât de prévenances !
Rudement, il la dépouillait de son corsage, déchirait sa chemise et lui prenait les seins avec une brutalité de mercenaire un soir de pillage.
– Oubliez-vous donc d'où vous sortez, Madame la marquise ? Vous n'étiez jadis qu'une petite croquante au nez sale et aux pieds crasseux. Je vous revois en jupon percé, les cheveux dans les yeux Et déjà pleine d'arrogance.
Il relevait son visage pour le maintenir tout prêt du sien, lui serrait les tempes si durement qu'elle avait l'impression que ses os allaient éclater.
– Ça sort d'un vieux château croulant et ça se permet de parler au roi avec insolence !... L'étable, voilà votre décor, Mlle de Monteloup. Cela vous va assez bien de vous y retrouver aujourd'hui. Je vais réveiller vos souvenirs champêtres.
– Laissez-moi ! cria Angélique en essayant de le frapper.
Mais elle se meurtrit les poings contre sa cuirasse et dut secouer ses doigts endoloris avec un gémissement. Philippe éclata de rire et l'enlaça tandis qu'elle se débattait.
– Ça, petite bergère, morveuse, laissez-vous trousser sans histoires.
Il l'enleva vigoureusement à pleins bras et la porta sur un tas de foin dans un coin obscur de la grange.
Angélique criait :
– Laissez-moi ! Laissez-moi !
– Taisez-vous ! Vous allez ameuter toute la garnison.
– Tant mieux. On verra ainsi comment vous me traitez.
– Le beau scandale ! Mme du Plessis violée par son mari.
– Je vous hais !
Elle étouffait à demi dans le foin où sa lutte l'enfonçait. Elle réussit cependant à mordre jusqu'au sang la main qui la maintenait.
– Mauvaise bête !
Il la frappa plusieurs fois sur la bouche. Puis il lui ramena les bras au dos, paralysant ses mouvements.
– Bon Dieu ! soufflait-il, riant à demi, jamais je n'ai eu affaire à pareille enragée. Il y faudrait tout un régiment.
Angélique, suffoquée, perdait ses forces. Il en serait cette fois-ci comme des autres fois. Elle devrait subir l'humiliante possession, cet asservissement bestial qu'il lui infligeait et contre lequel son orgueil se cabrait. Son amour aussi. L'amour timide qu'elle portait à Philippe et qui ne voulait pas mourir, et qu'elle ne voulait pas avouer.
– Philippe !
Il parvenait à ses fins. Ce n'était pas la première fois qu'il menait ce genre de lutte dans l'ombre d'une grange. Il savait comment maintenir sa proie et en user, tandis qu'elle palpitait sous lui haletante, écartelée.
L'ombre était profonde. Il y dansait de minuscules points d'or, parcelles de poussières que captait un mince rayon de soleil entre deux planches disjointes.
– Philippe !
Il l'entendit appeler. Sa voix rendait un son étrange. Lassitude ou griserie involontaire provoquée par la senteur du foin, tout à coup Angélique se rendait. Elle en avait assez de la colère. Elle acceptait l'amour et l'emprise de cet homme qui se voulait cruel. C'était Philippe, celui qu'elle aimait déjà au temps de Monteloup. Qu'importait qu'elle fût meurtrie jusqu'au sang ! C'était par lui.
Dans un élan qui la délivrait, elle s'acceptait femelle sous l'exigence du mâle. Elle était sa victime, sa chose. Il avait le droit d'user d'elle comme il lui plairait. Malgré la tension sauvage qui le possédait en cet instant Philippe perçut ce mouvement d'abandon qui soudain l'amollissait. Craignait-il de l'avoir blessée ? Il maîtrisa un peu son aveugle délire, chercha à deviner ce que cachait l'ombre, et la qualité nouvelle du silence. En se penchant il reçut la caresse de son souffle léger sur sa joue et il en ressentit une émotion qui le fit tressaillir violemment et l'abattit contre elle, faible comme un enfant. Il jura à plusieurs reprises pour se donner une contenance. Il ignorait, en se séparant d'elle, qu'il avait été sur le point de la mener au bord du plaisir. Il l'épia du coin de l'œil dans la demi-obscurité, devinant qu'elle rajustait ses vêtements, et chacun de ses mouvements envoyait vers lui son chaud parfum de femme en sueur. Sa résignation lui parut suspecte.
– Mes hommages vous déplaisent fort à ce qu'il m'a semblé. Mais sachez que je vous les inflige comme une punition.
Elle laissa passer un instant avant de répondre d'une voix douce, un peu voilée :
– Ce pourrait être une récompense.
Philippe bondit sur ses pieds comme devant un danger subit. Une faiblesse anormale demeurait en lui. Il eût souhaité s'étendre à nouveau dans le foin tiède, près d'Angélique, pour échanger avec elle de simples confidences. Tentation inconnue et qui l'indigna. Mais les mots de défense mouraient sur ses lèvres.
La tête vide, le maréchal du Plessis sortit de la grange avec l'impression déprimante que cette fois il n'avait pas eu le dernier mot.
Chapitre 7
Un après-midi brûlant de juillet s'appesantissait sur Versailles. Angélique, pour trouver la fraîcheur, s'en fut en compagnie de Mme de Ludre et de Mme de Choisy se promener le long du Berceau d'eau. Cette allée était agréable par l'ombre de ses arbres et encore plus par la magie d'une infinité de jets d'eau qui jaillissaient des deux côtés, derrière une banquette de gazon et se réunissaient en arceaux liquides, formant une voûte sous laquelle on pouvait se promener sans être mouillé.
Ces dames croisèrent M. de Vivonne, qui les salua et aborda Angélique.
– J'avais projet de vous entretenir, Madame. Je m'adresse à vous aujourd'hui non pas comme à la plus délicieuse nymphe de ces bois, mais comme à la mère sage que l'Antiquité a révérée. En un mot je voudrais vous demander votre agrément pour attacher votre fils Cantor à mon service.
– Cantor ! Mais en quoi un enfant si jeune peut-il vous intéresser ?
– Pourquoi veut-on avoir à ses côtés un oiseau mélodieux ? Cet enfant m'a charmé. Il chante à merveille, joue à la perfection de plusieurs instruments de musique. Je voudrais l'emmener dans mon expédition afin de continuer à versifier et profiter de sa voix d'ange.
– Votre expédition ?
– Ne savez-vous pas que je viens d'être nommé amiral de la flotte et que le roi m'envoie pourfendre les Turcs, qui assiègent Candie, en Méditerranée ?
– Si loin ! s'exclama Angélique. Je ne veux pas laisser partir mon fils. D'abord il est bien trop jeune. Un preux chevalier de huit ans ?...
– Il en paraît onze et ne serait pas perdu parmi mes pages, qui sont tous garçons de bon lignage. Mon maître d'hôtel est un homme d'un certain âge, lui-même père de nombreux enfants. Je lui recommanderai particulièrement ce charmant nourrisson. Et par ailleurs, Madame, n'avez-vous pas des intérêts à l'île de Candie ? Vous vous devez d'envoyer un de vos fils défendre votre fief.
Refusant de prendre au sérieux la proposition, Angélique dit cependant qu'elle réfléchirait.
– Il serait habile de votre part de contenter M. de Vivonne, fit remarquer Mme de Choisy lorsque le gentilhomme les eut quittées, il est très bien en place. Sa nouvelle charge de lieutenant général des mers en fait un des plus grands dignitaires de France.
Mme de Ludre tordit sa bouche en un sourire vinaigré.
– Et n'oublions pas que Sa Majesté est chaque jour plus disposée à le combler, ne serait-ce que pour gagner les bonnes grâces de la sœur dudit amiral.
– Vous parlez comme si la faveur de Mme de Montespan était un fait accompli, remarqua Mme de Choisy. Cette personne montre pourtant de la piété.
– Ce qu'on montre et ce qu'on est ne vont pas toujours de pair. L'expérience du monde aurait dû vous l'apprendre. Quant à Mme de Montespan, peut-être aurait-elle préféré garder son aventure secrète, mais son jaloux de mari ne lui en a pas laissé le loisir. Il fait autant de scandale que s'il avait pour rival un quelconque « muguet » de Paris.
– Ah ! Ne me parlez pas de cet homme. C'est une espèce de fou et le plus grand blasphémateur du royaume.
– Il paraît que dernièrement il s'est présenté à un petit souper de Monsieur sans perrruque, et comme on s'en étonnait il a dit qu'il avait deux bosses au front qui l'empêchaient de se garnir le chef. C'est d'un drôle ! Ha ! Ha ! Ha !
– Ce qui est beaucoup moins drôle c'est l'affront qu'il a osé infliger au roi, hier même à Saint-Germain. Nous revenions d'une promenade sur la grande terrasse lorsque nous avons vu s'avancer l'équipage de M. de Montespan tout couvert de houssines noires avec glands d'argent. Lui-même était en noir. Le roi, très affable, s'est inquiété et lui a demandé de qui il était en deuil. Il a répondu d'une voix lugubre : « De ma femme, Sire. »
Mme de Ludre repartit à rire de plus belle, imitée par Angélique.
– Riez, mesdames, riez ! fit Mme de Choisy outrée. Il n'en demeure pas moins que ces façons d'agir sont dignes du carreau des Halles et déshonorent la Cour. Le roi ne pourra plus les supporter longtemps. M. de Montespan risque la Bastille.
– Voilà qui arrangera tout le monde.
– Vous êtes cynique, Madame.
– Mais le roi ne peut pas se résoudre à cette extrémité : ce serait un aveu public.
– Quant à moi, dit Angélique, je suis bien aise que cette histoire de Mme de Montespan sorte enfin au jour. J'en ai traîné le poids de commérages qu'on avait la sottise de colporter à
propos du roi et de ma modeste personne et dont on s'aperçoit aujourd'hui qu'ils n'avaient aucun fondement.
– Il est vrai que pour ma part j'ai été longtemps persuadée que vous alliez succéder à Mlle de La Vallière, dit Mme de Choisy comme à regret. Mais je dois reconnaître que votre vertu s'est montrée inattaquable.
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