Elle semblait lui en vouloir d'avoir mis en échec sa propre perspicacité.

– Pourtant vous ne risquiez pas d'avoir un mari aussi incommode que M. de Montespan, fit remarquer Mme de Ludre, dont les flèches étaient toujours soigneusement empoisonnées. D'ailleurs on ne le voit plus à la Cour depuis que vous y êtes...

– Depuis que j'y suis la guerre n'a cessé de l'appeler aux frontières. En Flandre d'abord, en Franche-Comté ensuite.

– Ne vous vexez pas, très chère, je plaisantais ! Et ce n'est qu'un mari après tout.

Tout en devisant les trois dames remontaient la grande allée qui menait vers le château. Elles étaient à chaque instant obligées de se garer des ouvriers et des valets qui, armés d'échelles, suspendaient des lampions à tous les arbres et le long des charmilles. Au cœur des bosquets retentissaient des coups de marteau hâtifs. Le parc se préparait à la fête.

– Peut-être serait-il temps d'aller revêtir nos atours, dit Mme de Choisy. Il paraît que le roi nous réserve des surprises merveilleuses, mais depuis que nous sommes arrivées toute la compagnie se bat les flancs tandis que Sa Majesté travaille dans son cabinet.

– La fête doit commencer avec le crépuscule. Je crois que notre patience sera récompensée.

Le roi voulait célébrer par de grandes fêtes son triomphe sur le terrain des armes. La glorieuse conquête des Flandres, la fulgurante campagne d'hiver en Franche-Comté avaient porté leurs fruits. L'Europe étonnée tournait ses regards vers ce jeune souverain, trop longtemps considéré comme le petit roi trahi par les siens. On avait déjà entendu parler de son faste. On découvrait son audace de conquérant et son machiavélisme politique. Louis XIV voulait des fêtes dont le bruit franchirait les frontières, ponctuant d'un coup de gong éblouissant l'orchestration de sa renommée.

Il avait chargé le duc de Créqui, premier gentilhomme de la chambre, le maréchal de Bellefonds, premier maître d'hôtel, et Colbert, en tant que surintendant des bâtiments, de présider à l'organisation des spectacles, festins, constructions, illuminations et feux d'artifice. Eux, ils avaient leurs auxiliaires habituels, Molière, Racine, Vigarani, Gissey, Le Vau, une équipe composée de gens expéditifs et désireux de plaire au maître. Les plans furent vite arrêtés et exécutés.

Comme Angélique se présentait dans la galerie d'en bas vêtue de sa robe d'un bleu turquoise glacée sur laquelle une profusion de diamants jetaient des reflets irisés, le roi sortit de son appartement.

Il n'était pas vêtu plus somptueusement qu'à l'ordinaire, mais d'une humeur charmante. Chacun comprit que l'heure des plaisirs sonnait.

Les grilles du château furent ouvertes au populaire, qui envahit les cours, les grands salons et les parterres, ouvrant des yeux ébaubis et courant d'un point à l'autre du parc pour voir passer le cortège.

Le roi tenait la main de la reine. Celle-ci, boulotte, enfantine, et supportant vaillamment sur ses petites épaules une robe rebrodée d'or plus lourde qu'une châsse mérovingienne, ne se tenait plus de joie. Elle adorait les grands déploiements d'apparat. Et aujourd'hui le roi la mettait à l'honneur et lui tenait la main. Son cœur meurtri par la jalousie connaissait un peu de répit, les bonnes langues de la Cour ne parvenant pas à se mettre d'accord sur le nom de la nouvelle favorite.

Mlle de La Vallière et Mme de Montespan étaient bien là, l'une fort accablée, et l'autre fort enjouée à son ordinaire, et aussi cette Mme du Plessis-Bellière, plus belle et plus singulière que jamais, et Mme du Ludre, et Mme du Roure, mais elles se mêlaient à la foule et aucune n'avait droit à des honneurs particuliers.

Le roi et la reine, suivis à distance par la Cour, descendirent à pied à travers les gazons, sur la droite du château vers la Fontaine du Dragon récemment édifiée, et dont le roi voulait faire admirer la beauté et les ingénieuses combinaisons. Au milieu d'un grand bassin, un dragon, le flanc percé d'une flèche, vomissait comme le sang de son corps, un gros bouillon retombant en pluie. Des dauphins nageaient ici et là, l'onde giclant de leurs gueules ouvertes. Montés sur des cygnes dont les becs laissaient fuser de fins jets d'eau, deux amours fuyaient le monstre menaçant tandis que deux autres l'attaquaient par-derrière. Les statues étaient revêtues d'or vert, à part les cygnes d'argent, et sous les gerbes entrecroisées des eaux la scène avait des luisances irréelles de profondeur sous-marine.

Quand tout le monde s'en fut extasié, le roi reprit sa marche, et lentement l'on s'en alla par les allées du berceau d'eau, celles qui contournaient le bassin de Latone et menaient au grand Parterre, vers les voies pleines d'ombre du Labyrinthe. Comme on y parvenait, le ciel devenait pourpre sous les derniers rayons du soleil. Les arbres prenaient une teinte bleue, mais il restait encore assez de lumière pour faire étinceler les images multicolores que formaient les groupes des statues. À l'époque, tout le parc de Versailles était réchauffé par l'ardeur d'un coloris primitif. Les sculptures qui n'étaient pas recouvertes d'or étaient peintes « au naturel ».

À l'entrée du Labyrinthe, Esope le Phrygien, en bonnet rouge, le corps difforme enveloppé d'un manteau bleu, accueillait les princes les yeux ironiques et la bouche malicieuse. Devant lui se tenait l'Amour pour signifier que si ce dieu nous jette quelquefois dans un labyrinthe d'inconvénients, la malice et le bon sens nous donnent aussi parfois le moyen de les démêler et de les surmonter.

Le roi prit la peine d'expliquer gracieusement l'allégorie à la reine, qui approuva et trouva le groupe fort pittoresque.

Le Labyrinthe lui-même, ornement indispensable des jardins princiers d'alors, revêtait à Versailles un lustre singulier. C'était un carré de jeune bois fort épais et touffu où se croisaient et s'enchevêtraient une infinité de petites allées tellement mêlées les unes aux autres qu'il était malaisé de les suivre et de ne pas s'égarer.

À chaque détour on poussait de légers cris admiratifs en découvrant l'un des trente-neuf groupes de plomb coloriés, au milieu de petits bassins de coquillages et de fines rocailles, disposés là pour la distraction du promeneur. Ils mettaient en scène les animaux des fables d'Esope et certains oiseaux au plumage éclatant directement copiés sur ceux de la Ménagerie. Trente-sept quatrains de Benserade, gravés en lettres d'or sur des cartels de bronze contaient l'anecdote.

Jusque-là il ne s'agissait que d'une promenade comme la Cour en entreprenait chaque jour à la suite du maître, jamais lassé d'admirer la beauté et les progrès de son jardin. Mais brusquement, à l'intersection de cinq allées, la compagnie déboucha dans un merveilleux cabinet en forme de pentagone. Sur les fonds des grandes charmilles, chaque côté du pentagone était orné d'une architecture de feuillage, soulignée de guirlandes et dont le socle central supportait trois vases de marbre ornés de fleurs rouges, rosés, bleues et blanches. Au milieu du cabinet une haute gerbe d'eau dressait sa colonne neigeuse, et, entourant le bassin dont elle jaillissait, il y avait cinq tables de marbre faisant face aux cinq allées. Elles étaient séparées par des pots de faïence supportant des orangers aux fruits confits, et chacune était garnie d'une succulente surprise. L'une représentait une montagne où dans plusieurs espèces de cavernes on voyait diverses sortes de viandes froides. L'autre portait un palais miniature fait de massepains et de pâtes sucrées. La troisième était chargée d'une pyramide de confitures sèches. Une autre d'une infinité de coupes de cristal et de vases d'argent remplis de toutes sortes de liqueurs. La dernière offrait un assortiment d'objets en caramel, brun, blond ou roux, parfumés au chocolat, au miel ou à la cannelle... On prit le temps de louer l'agrément de cette salle fraîche et réconfortante, puis des mains avides démolirent le palais de massepains, pillèrent les caramels et s'emparèrent des coupes de liqueurs.

Assis alentour sur des sièges de gazon, nobles dames et nobles seigneurs entreprirent le plus gai des pique-niques.

Du point médian où ils se trouvaient, ils avaient vue sur les cinq allées qui chacune était bordée d'arcades de cyprès alternant avec des arbres fruitiers en pot, leurs branches garnies de fruits splendides. Tout à l'heure chacun, en repartant glanerait, au long du chemin, poires, pommes, pêches, cédrat, cerises.

À l'extrémité d'une perspective la statue du dieu Pan jetait un dernier éclat d'or, tandis que vers l'Est deux satyres et deux bacchantes dansant profilaient leurs silhouettes sombres sur un ciel vert pâle.

– Quelque bon génie nous a transportés sur les rives de l'Astrée ! s'exclama Mlle de Scudéry.

– Bientôt nous allons apercevoir sur les rives du charmant Lignon bergers et troupeaux enrubannés !

Et soudain, avec la nuit, une infinité de lumières jaillirent et coururent le long des bosquets et des charmilles. Les bergers et les bergères annoncés parurent, chantant et dansant, tandis que d'un grand rocher quarante satyres et bacchantes agitant des thyrses et des tambours de basque, s'élançaient, environnaient l'aimable compagnie pour la guider vers le lieu du théâtre.

Une calèche, une chaise à porteurs attendaient le roi, la reine, les princes et les emportèrent au long des avenues des tilleuls.

Le théâtre où devait se donner la comédie avait été élevé sur un grand espace au croisement de l'allée royale et de plusieurs autres allées. Là les choses se brouillèrent par manque de service d'ordre. Le public populaire « qui voulait voir » et les invités d'honneur, les courtisans, formaient une multitude compacte et hurlante à laquelle la présence des satyres et des bacchantes communiquait une allure de saturnale.

La porte s'ouvrit devant la calèche du souverain, puis se referma. La chaise de la reine ne put en franchir l'obstacle. Vainement les porteurs hurlaient-ils :

– Place à Sa Majesté la Reine !

Nul ne bougeait. Durant une demi-heure dans un tumulte furieux se disputant l'entrée, Marie-Thérèse, bouillante de colère, dut se résigner à l'attente. Enfin le roi vint la chercher lui-même. Angélique, dès les premiers instants de la bataille, s'était retirée du combat. Son bon sens lui conseillait de ne pas risquer sa fragile toilette dans ce pugilat. Elle s'écarta donc de la fourmilière grouillante, croisa quelques personnes qui, comme elle, se résignaient à l'attente. La comédie durerait longtemps. Mais la nuit était douce et le parc de Versailles, avec ses illuminations et le bruissement de ses jets d'eau jaillissant au cœur de tous les bosquets, offrait à ses yeux un spectacle féerique. Elle goûta d'être seule. Dans une niche de verdure ponctuée de lampions comme un ciel étoile, un petit pavillon de marbre l'attira. Elle monta trois marches et s'appuya contre l'une des fines colonnades. Une odeur de chèvrefeuille et de rosés grimpantes flottait autour d'elle. La clameur de la foule décroissait. En se retournant elle crut rêver. Un fantôme blanc comme neige s'inclinait devant elle, au bas des marches. Quand il se redressa elle reconnut Philippe. Elle ne l'avait pas revu depuis leur bataille dans la grange, cette étreinte que Philippe avait voulue méchante et qui lui laissait, quoi qu'elle s'en défendît, un souvenir troublant. Tandis que la Cour revenait vers la capitale, le maréchal du Plessis demeurait dans le Nord puis conduisait l'armée en Franche-Comté. Angélique était au courant de ses déplacements par la rumeur publique car, naturellement, ce n'était pas Philippe qui se serait donné la peine de lui écrire.

Elle lui écrivait, elle, parfois, des petits billets où elle parlait de Charles-Henri et de la Cour et dont elle espérait, bien en vain, la réponse.

Tout à coup il était là, levant sur elle ses yeux impassibles, mais une ombre de sourire adoucissait ses lèvres.

– Je salue la baronne de la Triste Robe, dit-il.

– Philippe !... s'écria Angélique. (Elle étala à deux mains sa lourde jupe de brocart. ) Philippe, il y a pour dix mille livres de diamants sur cette robe.

– Celle que vous portiez jadis était grise avec des petits nœuds de ruban bleu clair au corsage et un col blanc.

– Vous vous souvenez de cela ?

– Pourquoi ne m'en souviendrais-je pas ?

Il monta les marches et s'appuya contre l'une des colonnes de marbre. Elle lui tendit la main. Après une imperceptible hésitation, il la baisa.

– Je vous croyais aux armées, dit Angélique.

– Un message du roi m'a prié de regagner la Cour afin de me montrer à la grande fête qu'il voulait donner ce soir. Je dois en être l'un des ornements.

La dernière phrase ne trahissait aucune fatuité : à peine la satisfaction d'un rôle qu'il acceptait avec une pointilleuse obéissance. Le roi voulait dans sa suite les plus belles dames et les plus superbes seigneurs. Il n'aurait pu se passer, en un tel jour, d'un des plus beaux gentilshommes de sa Cour. « Le plus beau sans doute », se dit Angélique en le détaillant, svelte et magnifique, dans son costume de satin blanc rebrodé d'or. La poignée de l'épée était d'or fin. Et dorés les talons de ses souliers de peau blanche. Des mois et des mois encore qu'elle ne l'avait vu !