De couloir de verdure en tonnelle de fleurs on passait entre deux rangées de satyres riants, ou de gerbes d'eau, on contournait des bassins où jouaient des dauphins d'or, on voyait tout à coup les couleurs de l'arc-en-ciel que déployait à chaque pas un ingénieux système lumineux.
Ce promenoir féerique aboutit dans la salle construite pour le bal et qui était parée de porphyre et de marbre. Du plafond à pans décorés de soleils d'or sur fond azuré retombaient des lustres d'argent. Des banderoles de fleurs se balançaient à la corniche, et entre les pilastres qui soutenaient celle-ci étaient ménagées des tribunes et deux grottes réservées aux musiciens, où l'on apercevait Orphée et Arion pinçant la lyre. Le roi ouvrit le bal avec Madame et les princesses. Puis dames et gentilshommes s'avancèrent à leur tour, déployant le luxe de leurs toilettes en des figures complexes. Les danses anciennes se conduisaient plus rapides sur un rythme frivole de farandoles. Les nouvelles étonnaient par leur lenteur hiératique. Elles étaient beaucoup plus difficiles à suivre, tout était dans la pose du pied et les gestes étudiés des bras et des mains. Un invincible mouvement, précis, minutieux, presque mécanique comme celui d'une horloge entraînait les vivants automates dans une ronde inlassable, une chorégraphie apparemment sereine mais qui, peu à peu, soutenue par la musique s'emplissait d'une tension informulée. Il y avait beaucoup plus de désir contenu dans ces patientes approches, ces frôlements de mains aussitôt séparées, ces lents détours d'un regard brûlant, ces gestes alanguis et toujours inachevés d'offrande ou de refus que dans la plus endiablée des « corrante ». La Cour au sang chaud s'engouait de ces rythmes apparemment sages. Elle reconnaissait sous ce masque hypocrite l'approche de l'Amour, qui est moins l'enfant du feu que celui de la nuit ou du silence.
Angélique dansait bien. Elle prenait un plaisir personnel à se retrouver dans les dessins compliqués des ballets. Au passage des doigts retenaient parfois les siens, mais distraite elle n'y prenait garde. Elle reconnut pourtant les deux mains royales sur lesquelles, au hasard d'un rondeau, se posaient les siennes. Son regard alla aux yeux du roi puis se baissa vivement.
– Toujours fâchée ? dit le monarque à mi-voix.
Angélique feignit l'étonnement.
– Fâchée ? Au cours d'une pareille fête ! Que veut dire Votre Majesté ?
– Une pareille fête peut-elle atténuer la rancœur que vous me vouez depuis de longs mois ?
Êtes-vous Sire, vous me bouleversez. Si Votre Majesté me prête de tels sentiments à son égard depuis de longs mois, pourquoi ne m'en a-t-elle jamais fait l'observation ?
– Je craignais trop que vous ne me lanciez à la figure des pois verts.
La danse les sépara.
Lorsqu'il repassa devant elle, elle vit que les yeux bruns impérieux et doux quêtaient une réponse.
– Le mot craindre ne sied guère aux lèvres de Votre Majesté !
– La guerre me semble moins redoutable que la sévérité de votre jolie bouche.
Dès qu'elle le put, Angélique quitta la danse et vint se cacher au dernier rang des tribunes, parmi les douairières qui suivaient les évolutions en jouant de l'éventail. Un page vint l'y chercher de la part du roi en la priant de le suivre. Le roi l'attendait, hors de la salle de bal, dans l'ombre d'une allée où les lumières ne projetaient qu'une légère clarté.
– Vous avez raison, dit-il d'un ton badin, votre beauté ce soir m'entraîne au courage. Le moment est venu de nous réconcilier.
– Est-il bien choisi ? Toute la compagnie ce soir est avide de Votre Majesté et d'ici un moment chacun va la chercher des yeux et s'interroger sur son absence.
– Non. L'on danse. L'on peut toujours me croire en un autre point de la salle. C 'est l'occasion rêvée pour échanger quelques mots sans attirer l'attention, au contraire.
Angélique se sentait devenir raide comme une barre de fer. La manœuvre était claire. Mme de Montespan et le roi s'étaient entendus à nouveau pour la mêler au petit jeu dont elle avait naguère fait les frais.
– Comme vous êtes rétive ! fit-il avec douceur en lui prenant le bras. N'ai-je même pas le droit de vous adresser des remerciements ?
– Des remerciements ? À quel sujet ?
– M. Colbert m'a dit à plusieurs reprises que vous faisiez merveille dans le rôle qu'il vous avait confié parmi les personnes de la Cour. Vous avez su créer un climat de confiance vis-à-vis d'affaires peu en vogue, expliquer, éclairer les esprits, tout cela sur un plan mondain qui n'attirait pas la méfiance, au contraire ! Nous ne doutons pas de vous devoir la réalisation de certains succès financiers.
– Oh ! n'est-ce que cela ? fit-elle en se dégageant. Votre Majesté n'a pas à me manifester de la reconnaissance. J'y trouve mon intérêt largement... et cela me suffit.
Le roi tressaillit. L'ombre où il l'avait entraînée était si épaisse qu'elle ne pouvait distinguer ses traits. Le silence qui régna entre eux fut embarrassé et tendu.
– Décidément vous m'en voulez ! Je vous en prie, il faut m'en révéler la cause.
– Votre Majesté en est-elle tout à fait ignorante ? Cela m'étonne de sa perspicacité.
– Ma perspicacité se laisse souvent prendre en défaut par l'humeur des dames. Je ne me sens guère assuré sur ce point. Et quel homme, fût-il roi, peut jamais se vanter de l'être ?
Sous le ton plaisant il paraissait désemparé. Sa nervosité s'en accrut.
– Retournons vers vos hôtes, Sire, je vous en prie...
– Rien ne presse. J'ai décidé de voir clair dans cette affaire.
– Et moi j'ai décidé de ne plus vous servir de paravent à vous et à Mme de Montespan, éclata-t-elle. M. Colbert ne me paie pas pour cela. Ma réputation me tient assez à cœur pour que j'en dispose à mon gré et n'en fasse cadeau à personne... même au roi.
– Ah !... C'est donc cela. Mme de Montespan a voulu jouer de vous comme d'une marionnette en détournant sur votre faveur présumée les soupçons de son insupportable mari. Plan habile en effet.
– Que Votre Majesté n'ignorait pas.
– Me traiteriez-vous de fourbe ou d'hypocrite ?
– Faut-il mentir au roi ou lui déplaire ?
– Ainsi voilà l'opinion que vous avez de votre souverain ?
– Mon souverain n'a pas à se conduire de cette façon à mon égard. Pour qui me prenez-vous ? Suis-je un jouet dont on dispose ? Je ne vous appartiens pas.
Deux mains violentes happèrent les poignets d'Angélique.
– Vous vous trompez. Toutes mes dames m'appartiennent par droit de prince.
L'un et l'autre tremblaient de colère. Ils restèrent ainsi un instant, les yeux étincelants, à se braver.
Le roi se ressaisit le premier.
– Allons, nous n'allons pas partir en guerre pour des futilités. Me croiriez-vous si je vous disais que j'ai cherché à convaincre Mme de Montespan de ne pas vous choisir comme victime ? Pourquoi celle-ci ? lui disais-je. « Parce que, répondait-elle, seule Mme du PlessisBellière est capable de me surclasser. Je n'admettrai pas qu'on dise que Votre Majesté s'est détournée de moi pour quelqu'un qui n'en vaille pas la peine. » Voyez ! C'est la preuve, dans une certaine mesure, de l'estime qu'elle vous porte... Elle vous croyait assez naïve pour jouer le jeu sans vous en apercevoir. Ou assez sournoise pour l'accepter. Elle s'est trompée sur les deux tableaux. Mais il n'est pas juste de me faire porter le poids de votre rancune. Pourquoi ce petit complot vous a-t-il blessée à ce point, Bagatelle ? Est-ce un grand déshonneur que de passer pour la maîtresse du roi ? N'en retiriez-vous pas un certain renom ? Des avantages ?... Des flatteries ?...
D'un bras caressant il l'attirait contre lui et la retint, lui parlant à mi-voix, penché vers elle et cherchant à deviner ce visage que lui dérobait l'ombre de la nuit.
– Votre réputation ternie, dites-vous ? Non, pas à la Cour. Elle en obtiendrait plutôt un nouveau lustre, croyez-moi... Alors ? Dois-je penser que vous avez fini par vous laisser prendre au piège ? Par croire à la farce ?... Est-ce bien cela ? Déçue ?...
Angélique ne répondait pas, le front caché dans le velours du pourpoint au parfum d'iris ; et sensible à l'enveloppement doux des bras qui la retenaient et qui resserraient leur étreinte. Il y avait si longtemps qu'elle ne s'était pas laissé bercer ainsi. Douceur d'être faible, de se sentir puérile, et de se faire gronder un peu.
– Vous, si positive, vous vous étiez laissé prendre à l'illusion ? Elle secoua la tête avec véhémence, sans répondre.
– Non, je le pensais bien, dit le roi en riant. Et pourtant, n'y a-t-il eu que comédie ? Si je vous avouais que je ne vous ai pas regardée sans désir et que bien souvent la pensée m'est venue...
Angélique se dégagea avec fermeté.
– Je ne vous croirais pas, Sire. Je sais que Votre Majesté aime ailleurs. Son choix est beau, absorbant, invincible et ne présente que des avantages... à part l'ennui d'un mari soupçonneux il est vrai.
– Ennui qui n'est pas mince, dit le roi avec une grimace.
Il reprit le bras d'Angélique, et l'entraîna le long d'une allée d'ifs taillés.
– Vous ne vous imaginez pas tout ce que peut inventer Montespan pour me nuire. Il finira par me traîner devant mon propre Parlement. Certes, Philippe du Plessis serait un mari plus commode que ce sacripant de Pardaillan. Mais nous n'en sommes pas là, conclut-il avec un soupir.
Il s'arrêta la tenant aux bras pour la regarder bien en face.
– Faisons la paix, petite marquise. Votre roi vous demande humblement pardon. Resterez-vous de glace ?
Le charme de son sourire se devinait ainsi que l'éclat de ses yeux. Elle tressaillit. Ce visage penché, aux lèvres souples et souriantes, au chaud regard, l'attirait invinciblement.
Avec soudaineté elle s'enfuit, relevant sa lourde jupe bruissante pour courir. Mais elle se heurta vite aux murs clos des charmilles.
Haletante elle s'appuya contre le socle d'une statue et regarda autour d'elle. Elle se trouvait dans le petit bosquet de la Girandolle, d'un noir de velours sur lequel se dessinait le plumet blanc d'un jet d'eau entouré de dix autres jets qui retombaient en arceaux neigeux dans le bassin rond.
Là-haut, dans le ciel d'un bleu contenu, la lune, hors des féeries humaines, jetait sa clarté paisible. De la fête ne parvenait qu'une lointaine mélodie. Ici régnait le silence que troublaient seuls le chuchotement de l'eau, et les pas du roi qui s'approchait, écrasant de ses hauts talons le sable humide de l'allée.
– Petite fille, murmura-t-il, pourquoi vous êtes-vous enfuie ?
Il la reprit dans ses bras avec force, la contraignant à retrouver sa place dans la tiédeur de son épaule, tandis qu'il appuyait sa joue contre ses cheveux.
– On a cherché à vous faire du mal et vous ne le méritiez pas. Je savais pourtant de quelle cruauté les femmes, entre elles, sont capables. C'était à moi, votre souverain, de vous en défendre. Pardonnez-moi, petite fille.
Angélique défaillit, l'esprit égaré par un vertige plein de douceur. Les traits du roi étaient invisibles dans l'ombre de son grand chapeau de cour, ombre qui les enveloppait tous deux tandis qu'elle écoutait sa voix basse et prenante.
– Les êtres qui vivent ici assemblés sont terribles, mon petit. Sachez-le. Je les tiens sous ma férule, car je sais trop de quels désordres, de quelle folie sanguinaire ils sont capables, libres. Pas un qui n'ait une ville, une province, qu'il ne soit prêt à lever contre moi, pour le malheur de mon peuple. Aussi je les veux sous mon regard. Ici, dans ma Cour, à Versailles, ils sont inoffensifs. Aucun d'eux ne s'échappera. Mais ce n'est point sans dommage que se côtoient fauves et rapaces. Il faut avoir bec et ongles et griffes pour survivre. Vous n'êtes pas de leur race, ma jolie Bagatelle.
Elle demanda, si bas qu'il dut se pencher pour l'entendre :
– Votre Majesté veut-elle me faire entendre que ma place n'est pas à la Cour ?
– Certes non. Je vous y veux. Vous en êtes un des plus beaux joyaux. Votre goût, votre aménité, votre grâce m'ont ravi. Et je vous ai dit tout le bien que je pensais de vos affaires. Je voudrais seulement que vous échappiez aux rapaces.
– J'ai échappé à bien pire, dit Angélique.
Le roi, de la main, pesa doucement sur son front pour l'obliger à renverser la tête en arrière et mettre en lumière, dans le clair de lune, son visage au teint de pétale. Dans l'écrin sombre des cils, les yeux verts d'Angélique avaient des luisances de source gardant son mystère au fond de quelque forêt. Le roi se pencha et presque avec crainte posa ses lèvres sur ces jeunes lèvres qui soudain avaient un pli amer. Il ne voulait point l'effaroucher, mais bientôt il ne fut plus qu'un homme avide, subjugué par son désir, et le contact de cette bouche satinée qui, d'abord close et rétive, avait tressailli, puis s'animait et se révélait savante.
"Angélique et le roi Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le roi Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le roi Part 1" друзьям в соцсетях.