« Mais... c'est une femme expérimentée », songea-t-il dans un éclair. Intrigué, il la regardait avec des yeux nouveaux.

– J'aime vos lèvres, dit-il, elles ne ressemblent à aucune autres. Des lèvres de femme et des lèvres de jeune fille, à la fois... fraîches et brûlantes.

Il ne tentait plus d'autres gestes. Et lorsqu'elle se détacha de lui lentement il ne la retint pas. Ils demeurèrent indécis, à quelques pas l'un de l'autre. Soudain, une série de détonations assourdies ébranla les frondaisons du parc.

– Messieurs les artificiers commencent à tirer leurs fusées. Nous ne pouvons manquer ce spectacle. Revenons, dit le roi à regret.

Ils marchèrent en silence jusqu'aux abords de la salle de bal. La rumeur de la foule ponctuée par les sourdes explosions du feu d'artifice roula vers eux comme le bruit de la mer. La clarté se fit très vive au détour d'un buisson de jasmin. Le roi prit la main d'Angélique pour écarter légèrement la jeune femme et la contempler.

– Je ne vous ai point encore félicitée de votre toilette. C'est une merveille qui n'a d'égale que votre beauté.

– Je remercie Votre Majesté.

Angélique plongeait dans sa révérence de cour. Le roi, incliné, le pied cambré, baisa sa main.

– Alors ?... Amis de nouveau ?

– Peut-être.

– J'ose l'espérer...

Angélique s'écarta, un peu hagarde, aveuglée par d'étranges lumières et troublée de voir que le château lui apparaissait dans le lointain comme revêtu d'une parure de feu sur un fond de ténèbres.

Les spectateurs poussaient des cris d'admiration effrayés. Dans l'encadrement de la porte brûlait une figure de Janus à double visage. Les fenêtres du rez-de-chaussée supportaient des trophées de guerre lumineux et celles du premier étage les images enflammées des Vertus. Près du faîte un immense soleil étalait ses rayons. Plus bas, à ras de terre, le bâtiment paraissait encerclé d'une balustrade incandescente.

La calèche du roi passa, enlevée par six chevaux fringants que montaient les postillons porteurs de torches. La reine, Madame, Monsieur, Mlle de Montpensier et le prince de Condé y avaient pris place.

Ils firent halte devant le bassin de Latone. Celui-ci prolongeait l'embrasement du château. Il n'était plus qu'un lac de feu où des êtres irréels s'agitaient sous un berceau chatoyant de gerbes entrecroisées. D'innombrables vases phosphorescents alternant avec des candélabres antiques soulignaient les belles courbes du Fer à Cheval. Le roi fit arrêter sa calèche un instant, et contempla en silence l'harmonieux dessin des lumières. Derrière les carrosses, la foule accourue emplissait la nuit de cris joyeux. Les véhicules tournèrent et prirent la grande allée bordée d'une double haie de thermes qui, par un incompréhensible artifice, paraissaient translucides de clarté. Mais soudain, entre ces statues, jaillirent des gerbes de lumière. Dans les profondeurs du grand parc, des myriades de fusées éclataient avec un bruit de tonnerre. Les bassins s'enflammaient partout comme des bouches de volcans.

Le vacarme grandissait et de brusques paniques se produisirent. Des femmes apeurées se réfugièrent en courant sous les arbres et dans les grottes. Tout le parc de Versailles flambait. Les canaux, les étangs devenaient pourpres sous le reflet de brusques incendies. De grosses fusées tranchaient de leurs lances fulgurantes le ciel noir ; d'autres le sillonnaient de zébrures. D'autres se transformaient en queue de comètes ou chenilles bariolées.

Enfin, à l'instant où de tous les points de l'horizon s'élançaient, formant une voûte de feu, des gerbes de fusées, on vit planer dans les airs, comme des papillons éblouissants, un L et un M, les chiffres du roi et de la reine.

Le vent de la nuit les emporta lentement parmi les fumées rousses de la féerie qui s'éteignait.

Les dernières lueurs rosés de la fête se mêlèrent à celles du ciel qui, vers l'est, se colorait. L'aube naissait.

Louis XIV donna l'ordre de regagner Saint-Germain. Les courtisans harassés le suivaient à cheval ou dans leurs propres voitures.

Chacun se répétait à l'envie qu'on n'avait jamais vu si belle fête au monde.

Chapitre 8

Une fête inoubliable, deux promenades amoureuses dans l'ombre d'une allée, un émerveillement qui éblouissait l'être entier, l'emportait sur sa vague dorée et pourtant un arrière-goût d'anxiété, qui rendait la bouche amère et troublait les réminiscences agréables... Voilà où en était Angélique au lendemain de la nuit de Versailles. Rôdant curieusement à travers sa pensée vagabonde, un souci mineur revenait et s'imposait à elle, le visage rond du petit Cantor que Monsieur de Vivonne voulait s'adjoindre comme page.

« Réglons d'abord cette question », se dit Angélique, s'arrachant à la rêverie paresseuse. Elle quitta le divan où elle se reposait des fatigues de la nuit passée. En traversant la petite galerie de l'hôtel du Plessis, la voix de Cantor lui parvint, là-haut, dans les étages :

Marquis tu es plus heureux que moi d'avoir dame si belle...

La jeune femme s'arrêta devant une porte de chêne noir. Là, elle hésita un instant. Elle n'était jamais venue jusqu'à cette porte. C'était celle des appartements de Philippe. Elle recula en se disant que sa démarche n'avait pas de sens.

La voix de huit ans, qui là-haut chantait les amours illégitimes du roi Henri, la fit sourire et elle se ravisa.

Quand elle eut gratté à l'huis, La Violette vint lui ouvrir. Philippe devant son miroir achevait de revêtir son justaucorps bleu. Il allait partir pour Saint-Germain. Angélique devait le suivre de peu, conviée à la partie de la reine et à un petit souper qui suivrait. Les gens de Cour disposent de peu de temps pour régler leurs questions domestiques.

Le marquis, avec courtoisie, ne marqua aucune surprise en voyant sa femme se présenter chez lui. Il la pria de s'asseoir et continua sa toilette, attendant sans impatience qu'elle lui communiquât l'objet de sa visite.

Angélique regardait Philippe enfiler ses bagues. Il les choisissait longuement, les essayait et examinait d'un œil critique sa main tendue devant lui. Une femme n'y eût pas apporté plus de soin.

Elle trouva à ce masque d'homme concentré sur une tâche si futile la froideur fermée de la sottise.

Que venait-elle chercher près de lui ? Un conseil ? Cela paraissait dérisoire. Elle dit enfin, pour rompre un silence qui devenait embarrassant :

– M. de Vivonne m'a demandé de lui donner mon fils Cantor.

Philippe ne marqua aucun intérêt. Il poussa un soupir et retira toutes les bagues de sa main droite dont l'ensemble ne lui causait pas satisfaction. Il demeura songeur devant ses écrins ouverts puis, paraissant se souvenir d'Angélique, dit avec ennui :

– Ah ! Oui ? Eh bien, recevez mes compliments pour cette bonne nouvelle. La faveur de M. de Vivonne est montante, et l'on peut compter sur sa sœur Mme de Montespan pour la maintenir longtemps à son zénith.

– Mais M. de Vivonne doit partir en expédition en Méditerranée.

– Preuve nouvelle de la confiance que lui témoigne le Roi.

– L'enfant est bien jeune.

– Qu'en pense-t-il ?

– Qui cela ? Cantor ? Oh !... il m'a paru content et même très désireux de suivre ce gentilhomme. Rien d'étonnant à cela. M. de Vivonne le gâte et le comble de sucreries à toute occasion. Mais ce n'est pas à un gamin de huit ans de décider de son sort. J'hésite...

Les sourcils de Philippe ébauchèrent une mimique surprise.

– Voulez-vous qu'il fasse carrière ?

– Oui, mais...

– Que de mais ! fit-il avec ironie.

Elle parla très vite, les joues en feu.

– M. de Vivonne a une réputation de débauché. Il a fait partie de la bande de Monsieur. Chacun sait ce que cela veut dire. Je ne voudrais pas confier mon fils à un homme qui risquerait de le corrompre.

Le marquis du Plessis avait remis à ses doigts un gros solitaire et deux autres bagues. Il marcha jusqu'à la fenêtre, et dans un rayon de soleil en fit miroiter les facettes.

– À qui voudriez-vous donc le confier alors ? fit-il de sa voix lente. À l'oiseau rare, de mœurs pures, ni intrigant, ni cafard, influent près du roi, comblé d'honneurs par lui et... qui n'existe pas ! L'apprentissage de la vie n'est pas simple. Plaire aux grands n'est pas une tâche facile.

– Il est bien jeune, répéta Angélique. Je crains qu'il ne soit témoin de spectacles qui heurteraient son innocence.

Philippe eut un petit rire contenu.

– Que de scrupules de la part d'une mère ambitieuse ! Pour moi, j'avais dix ans à peine lorsque M. de Coulmers me mit dans son lit. Et, quatre années plus tard, à peine ma voix avaitelle révélé mon nouvel état d'homme que Mme du Crécy, désireuse de goûter les bienfaits d'une sève printanière, m'offrait – ou plutôt m'imposait – l'asile de son alcôve. Elle devait bien compter dans les quarante ans... Que dites-vous de l'alliance de cette émeraude et de la turquoise ?

Angélique demeurait sans parole. Elle était absolument atterrée.

– Philippe ! Oh ! Philippe !

– Oui, cela ne convient peut-être pas en effet. Vous avez raison. L'éclat et le vert de l'émeraude nuisent au bleu de la turquoise. Je mettrai plutôt un autre diamant près de l'émeraude.

Il lui jeta un regard et eut un bref ricanement.

– Quittez donc cette mine déconfite. Si mes réflexions vous dérangent, pourquoi me demander conseil ? Ignorez ou feignez d'ignorer en quoi consiste l'éducation complète d'un jeune gentilhomme. Et laissez vos enfants s'élever parmi les honneurs.

– Je suis leur mère. Il n'y a pas que les honneurs qui comptent. Je ne peux pas les abandonner moralement. Votre mère n'a donc jamais veillé sur vous ?

Philippe esquissa une moue de mépris.

– Oh ! c'est vrai, j'oubliais... Nous n'avons pas reçu la même éducation. Si mes souvenirs sont exacts vous avez grandi, pieds nus, entre la soupe aux choux et les histoires de revenants. Dans ces conditions, on peut avoir une mère. À Paris, à la Cour, il n'en va pas de même pour un enfant.

Revenu vers sa table-coiffeuse, il ouvrait de nouveaux écrins. Elle ne voyait pas son visage penché, mais seulement une tête blonde qui paraissait ployer sous un ancien fardeau.

– Nu et grelottant, murmura-t-il, parfois affamé... confié aux laquais ou aux servantes qui me pervertissaient, telle était ma vie ici même dans cet hôtel dont je devais hériter un jour. Mais lorsqu'il s'agissait de me montrer, rien n'était trop beau pour moi. Les plus riches costumes, les plus doux velours, les cols les plus fragiles. Des heures entières ma chevelure était confiée au coiffeur. Lorsque j'avais terminé mon rôle de parade, je retrouvais mon cabinet obscur et l'abandon au long des couloirs. Je m'ennuyais. Personne ne se souciait de m'apprendre à lire ou à écrire. J'ai considéré comme une aubaine de pouvoir entrer en service chez M. de Coulmers, ma jolie figure l'avait séduit.

– Vous veniez parfois au Plessis...

– Trop courts séjours. Il me fallait paraître et graviter autour du trône. On n'avance qu'en se montrant. Mon père, dont j'étais le seul fils, n'eût pas admis de me laisser au fond d'une province. Il s'est félicité de me voir faire si rapidement mon chemin... J'étais très ignorant et n'avais guère d'esprit, mais j'étais beau.

– Voilà pourquoi vous n'avez jamais rencontré l'amour, dit Angélique comme se parlant à elle-même.

– Que si ! Il me semble qu'en ce domaine mes expériences sont nombreuses et diverses.

– Ce n'est pas l'amour, Philippe.

Elle se sentait gelée, triste et pleine de pitié comme devant un malheureux privé du nécessaire. « La mort du cœur est la pire ! » Qui donc lui avait dit cela un jour, avec cette mélancolie dédaigneuse des élus ? Le prince de Condé, l'un des plus grands seigneurs par le rang, la fortune et la gloire.

– N'avez-vous jamais aimé... au moins une fois, d'un sentiment exclusif... une femme ?

– Si... Ma nourrice sans doute. Mais c'est loin.

Angélique ne sourit pas. Elle le regardait avec gravité, les mains jointes sur ses genoux.

– Ce sentiment, murmura-t-elle, qui transpose en un seul être la grandeur de l'univers, la douceur de tous les rêves informulés, l'élan et la puissance de la vie...

– Vous parlez à merveille de ces choses. Non, ma foi, je ne crois pas que pour ma part j'aie jamais connu pareille exaltation... Pourtant, je vois un peu ce que vous voulez dire. Une fois, j'ai tendu la main mais le mirage s'est évanoui...

Ses paupières voilèrent son regard et, avec son visage lisse, le sourire léger de ses lèvres il revêtit l'expression énigmatique de ces gisants de pierre qu'on voit sur les tombeaux des rois. Jamais il ne lui avait paru si lointain qu'à l'instant où peut-être il se rapprochait d'elle.