– C'était au Plessis... Je venais d'avoir seize ans et mon père m'avait acheté un régiment. Nous séjournions en province pour le recrutement. Au cours d'une fête on me présenta une jeune fille. Elle avait mon âge, mais à mes yeux avertis ce n'était qu'une enfant. Elle portait une petite robe grise avec des nœuds bleus au corsage. J'avais honte qu'on me la désignât comme ma cousine. Mais quand je pris sa main pour la conduire à la danse je sentis cette main qui tremblait dans la mienne, et cela me causa une sensation nouvelle et merveilleuse. Jusqu'alors c'était moi qui avais toujours tremblé devant le désir impérieux des femmes mûres ou les taquineries piquantes des jeunes coquettes de la Cour. Cette fillette me rendait un pouvoir bafoué. Ses yeux admiratifs me versèrent un baume, une liqueur grisante, je me sentis devenir un homme et non plus un jouet ; un maître et non plus un valet... Cependant je la présentai en me moquant à mes camarades :
« Voici, dis-je la baronne de la Triste Robe. Alors elle s'enfuit ! Je regardai ma main vide et je fus saisi d'un sentiment intolérable. Celui que j'avais éprouvé le jour où un oiseau capturé dont j'avais fait mon ami s'était envolé de mes mains. Tout me parut gris. Je voulais la retrouver pour apaiser sa colère et voir à nouveau son regard transformé. Je ne savais comment m'y prendre car mes initiatrices ne m'avaient pas enseigné la façon de séduire une jouvencelle ombrageuse. En passant, j'ai pris un fruit dans une coupe, avec l'intention de le lui offrir par contenance... C'était une pomme je crois, rose et dorée comme son visage. Je l'ai cherchée dans les jardins. Mais je ne l'ai pas retrouvée ce soir-là...
« Que serait-il advenu si nous nous étions retrouvés ce soir-là ? » songeait Angélique.
« Nous nous serions regardés timidement... Il m'aurait offert une pomme. Et nous aurions marché sous la lune, nous reprenant la main... »
Deux adolescents blonds, par les allées murmurantes de ce parc où viennent rôder les biches de la forêt de Nieul... Deux adolescents envahis d'un bonheur ineffable, de celui qu'on ne peut goûter qu'à seize ans, lorsqu'on a envie de mourir sur la mousse en s'embrassant dans l'ombre... Angélique n'aurait pas surpris le secret du coffret au poison... Sa vie aurait peut-être suivi une autre destinée...
– Et cette jeune fille, ne l'avez-vous jamais retrouvée ? dit-elle à voix haute avec un soupir.
– Si. Beaucoup plus tard. Et voyez quel phénomène étrange et de quelles illusions la jeunesse peut parer ses premières passions. Car elle était devenue plus méchante, plus dure et à tout prendre, plus dangereuse que toutes les autres réunies.
Il étendit ses deux mains devant lui, doigts étalés, d'un air songeur.
– Que pensez-vous de mes bagues ? L'accord cette fois me semble parfait.
– Oui, en effet... Mais une seule bague au petit doigt, Philippe, c'est plus discret.
– Vous avez raison.
Il ôta les bagues superflues, les remit dans leurs écrins et agitant une sonnette donna l'ordre au valet d'aller quérir le jeune Cantor.
Lorsque l'enfant se présenta, Angélique et Philippe étaient demeurés silencieux l'un en face de l'autre.
Cantor avait une démarche décidée. Il s'exerçait à faire claquer les éperons de ses bottes car il revenait du manège. Ce qui ne l'empêchait pas de traîner avec lui son inséparable guitare.
– Ça, Monsieur, dit Philippe gaîment, il paraît que vous partez en guerre ?...
Le visage toujours un peu taciturne du petit garçon s'éclaira.
– M. de Vivonne vous a parlé de nos projets ?...
– Vous y souscrivez à ce que je vois.
– Oh ! Monsieur, me battre contre les Turcs, ce sera magnifique !
– Prenez garde. Les Turcs ne sont pas des agneaux. Ils ne se laisseront pas charmer par vos chansons.
– Ce n'est pas pour chanter que je veux suivre M. de Vivonne. C'est pour m'embarquer. Il y a longtemps que je pense à cela. Je veux m'en aller sur la mer !
Angélique tressaillit et ses mains se crispèrent. Elle revit son frère Josselin avec cette flamme dans le regard, elle l'entendit chuchoter passionnément : « Moi, je m'en vais sur la mer. » Ainsi le temps était déjà venu de la séparation !... On lutte pour ses enfants, on les met à l'abri, on travaille en se disant qu'un jour on vivra avec eux en jouissant de leur présence et qu'on apprendra à les connaître.
Et quand ce jour arrive, voilà !... Déjà ils sont grands. Voilà déjà qu'ils vous quittent.
Les yeux du petit Cantor étaient bien nets et sereins. Il savait où il voulait aller.
« Cantor n'a plus besoin de moi, se dit-elle. Je le sais. Il me ressemble tant. Est-ce que j'ai jamais eu besoin de ma mère ? Je courais la campagne, je mordais ma vie à pleines dents. À douze ans je suis partie pour les Amériques sans seulement regarder derrière moi... »
Philippe posa sa main sur les cheveux de Cantor.
– Votre mère et moi nous allons décider s'il convient de vous donner le baptême du feu. Peu de garçons à votre âge ont l'honneur d'entendre tonner le canon. Il faut être fort !
– Je suis fort, et je n'ai pas peur.
– Nous verrons, et nous vous ferons part de notre décision.
Le garçonnet s'inclina devant son beau-père et, très grave, sortit, pénétré de son importance.
Le marquis prit des mains de La Violette un chapeau de velours gris, dont il chassa d'une chiquenaude quelque poussière.
– Je verrai M. de Vivonne, dit-il, et me rendrai compte si ses intentions sont pures vis-à-vis de ce jouvenceau. Sinon...
– J'aimerais mieux le voir mort ! fit Angélique farouchement.
– Ne parlez pas comme une mère antique. Cela ne sied pas au monde où nous vivons. Pour moi, je pense que Vivonne est un esthète qui s'est engoué du petit artiste comme d'un oiseau familier. Pour lui c'est un bon départ. Sa charge ne vous coûtera pas un sol. Allons, raisonnez-vous et réjouissez-vous.
Il lui baisa la main.
– Je dois vous quitter, Madame. Le service du roi me requiert et les chevaux devront faire feu des quatre fers pour rattraper mon retard.
Comme au cours de cette nuit de fête où il lui avait offert un fruit cueilli aux jardins du roi, elle chercha son regard pâle et impénétrable.
– Philippe, la petite fille de jadis est toujours là, vous le savez.
Plus tard, dans le carrosse qui roulait à travers la campagne empourprée du soir, l'emmenant vers Saint-Germain, elle songeait à lui.
Elle savait maintenant que ce qui lui avait nui auprès de Philippe, c'était précisément l'expérience qu'elle avait des hommes. Elle savait trop de choses sur eux. Elle connaissait leurs points faibles, et elle avait voulu l'attaquer avec des armes éprouvées. Alors qu'elle et lui ne pouvaient se rejoindre que dans la virginité de leurs cœurs adolescents. Ils avaient été créés pour se rencontrer à seize ans, lorsqu'ils vivaient tous deux le temps des curiosités inavouables et dévorantes, la prescience des mystères dans leur pureté non encore ternie, ce temps où les jeunes corps subjugués par un désir neuf n'y abordent cependant qu'avec effroi et pudeur, se satisfont de peu, d'un frôlement de mains, d'un sourire, découvrant le paradis dans un baiser. Était-il trop tard pour retrouver les bonheurs perdus ? Philippe s'était égaré sur les chemins pernicieux. Angélique était devenue femme, mais les puissances de vie sont si grandes que tout peut refleurir, songeait-elle, comme au-delà des saisons glacées d'une terre durcie, refleurit le printemps.
*****
Et l'étincelle jaillit. À l'instant le plus inattendu, le feu qui couvait s'anima. Ce jour-là, Angélique se trouvait dans le salon de l'Hôtel du Plessis. Elle y était descendue pour examiner la pièce en vue de la grande réception qu'elle donnerait prochainement à la haute société de la capitale. Réception qui devrait être fastueuse, car il n'était pas exclu que le roi y assistât.
Angélique, avec une moue et de nombreux soupirs, fit le tour de l'immense salon, sombre comme un puits, garni d'un mobilier rigide datant du roi Henri IV et qu'éclairaient en vain deux énormes miroirs aux profondeurs glauques. En toutes saisons il y faisait glacial. Pour lutter contre le froid Angélique, dès son arrivée, avait fait disposer sur le dallage d'épais tapis persans enlevés à ses salons du Beautreillis, mais la douceur blanche de la laine garnie de rosés accentuait encore l'austérité des lourds meubles d'ébène. Elle en était là de son inspection lorsque Philippe entra, venant chercher des décorations dont il gardait les écrins dans un des secrétaires aux multiples tiroirs.
– Vous me voyez en souci, Philippe, lui expliqua-t-elle. Recevoir ici me déprime. Je n'en veux point à vos ancêtres, mais il est rare de trouver une demeure aussi mal commode que la vôtre.
– Vous plaignez-vous de vos appartements ? demanda le jeune homme sur la défensive.
– Non, mes appartements sont charmants.
– Ils m'ont coûté assez cher à retapisser, fit-il, rogue. J'ai vendu mes derniers chevaux pour cela.
– L'aviez-vous fait pour moi ?
– Et pour qui voulez-vous que ce soit ? bougonna Philippe en refermant brusquement un tiroir. Je vous épousais... contre mon gré, mais enfin je vous épousais. On vous disait raffinée, difficile. Je ne tenais pas à subir vos dédains de marchande cossue.
– Vous envisagiez donc de m'y installer dès notre mariage ?
– Cela me paraissait normal.
– Mais alors pourquoi ne m'y avez-vous pas conviée ?
Philippe s'approcha d'elle. Son visage était un mélange indéfinissable de sentiments confus, mais cependant Angélique eut l'impression stupéfiante qu'il rougissait.
– Il m'a semblé que les choses étaient si mal commencées entre nous qu'une invite de ma part essuierait un refus.
– Que voulez-vous dire ?
– Vous ne pouviez que m'avoir en horreur après ce qui s'était passé au Plessis... Je n'ai jamais craint l'ennemi, le roi m'en est témoin... Mais je crois que j'aurais préféré me trouver sous le feu de cent canons espagnols plutôt que d'avoir à vous rencontrer ce matin-là quand je me suis réveillé... après... Ah ! et puis, tout cela était de votre faute... J'avais bu... Est-ce qu'on se mêle d'exaspérer un homme qui a bu, comme vous l'avez fait... À plaisir... Vous me rendiez féroce. Vous mangiez, cria-t-il en la secouant, vous mangiez ce soir-là avec un appétit honteux, anormal, alors que vous saviez que je m'apprêtais à vous étrangler !
– Mais, Philippe, fit-elle médusée, je vous jure que je mourais de peur. Ce n'est pas ma faute si les émotions m'ont toujours donné faim... Vous vous intéressiez donc à moi ?
– Comment peut-on ne pas s'intéresser à vous ? cria-t-il, furieux. Qu'est-ce que vous n'iriez pas inventer pour vous faire remarquer ! Vous présenter devant le roi sans invitation... vous faire attaquer par les loups... Avoir des enfants... les aimer... que sais-je ? Ah ! vous n'êtes pas à court d'imagination... Bon Dieu ! quand j'ai vu votre cheval revenir les étriers vides, à Fontainebleau !...
Il passa brusquement derrière elle et la saisit aux épaules, les serrant à les briser. Il questionna à brûle-pourpoint :
– Vous étiez amoureuse de Lauzun ?
– De Lauzun ? Non, pourquoi ?
Elle rougit aussitôt, se rappelant l'incident de Fontainebleau.
– Vous songez encore à cette affaire. Philippe ? Moi, non, je l'avoue, et je suppose que Péguilin n'en fait pas plus de cas. Comment de telles stupidités peuvent-elles arriver ? Je me le demande avec colère contre moi-même. C'est le hasard des fêtes, la boisson, l'ambiance, un coup de dépit. Vous étiez si dur avec moi, si indifférent. Vous me sembliez vous souvenir que j'étais votre femme que pour m'injurier ou me menacer. C'est en vain que je me faisais belle... Je ne suis qu'une femme, Philippe !
« Le dédain est la seule épreuve qu'une femme ne puisse pas surmonter. Celui-ci lui ronge le cœur. Son corps s'ennuie, il se languit de caresses. On est à la merci d'un beau discoureur comme Péguilin. Tout ce qu'il m'a dit sur la beauté de mes yeux ou de ma peau m'a semblé alors rafraîchissant comme une source en plein désert. Et puis je voulais me venger de vous.
– Vous venger ? Oh ! Madame, vous intervertissez les rôles. C'était à moi de me venger et non à vous. N'est-ce pas vous qui aviez commencé en me forçant à vous épouser ?
– Mais je vous ai demandé pardon.
– Voilà bien les femmes ! Parce qu'elles ont demandé pardon elles s'imaginent que tout est effacé. N'empêche que j'étais bel et bien votre époux sous la menace. Croyez-vous que pour effacer un aussi grand dommage il vous suffisait seulement de demander pardon ?...
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