– Que pouvais-je faire de plus ?
– Expier ! cria-t-il en levant la main comme pour la battre.
Mais comme il y avait une lueur gaie au fond de ses yeux bleus elle sourit.
– L'expiation est parfois douce, dit-elle. Nous sommes loin du chevalet et du fer rouge sous les pieds.
– Ne me provoquez pas. Je vous ai ménagée il est vrai. J'ai eu tort. Je sens déjà qu'avec la science inimaginable de votre sexe vous êtes en train de me paralyser dans vos lacets comme un simple lapin de garenne dans ceux d'un braconnier.
Elle rit en renversant doucement la tête en arrière pour l'appuyer contre l'épaule de Philippe. Il n'aurait eu qu'un geste imperceptible à faire pour poser ses lèvres sur sa tempe ou sur ses paupières. Il ne le fit pas mais elle sentit ses mains se crisper sur sa taille et son souffle se précipiter.
– Mon indifférence vous pesait, dites-vous ? J'avais pourtant eu l'impression que nos rapports vous étaient pénibles, pour ne pas dire odieux.
Le rire d'Angélique s'égrena.
– Oh ! Philippe. Avec une seule once d'amabilité de votre part nos rapports m'auraient paru enchanteurs. C'était un si beau rêve, dont j'avais gardé l'image au fond de mon cœur depuis le jour où vous m'aviez donné la main en me présentant « Voici la baronne de la Triste Robe ». Je vous aimais déjà alors.
– La vie... et mon fouet se sont chargés de détruire le rêve.
– La vie peut reconstruire... et vous pourriez laisser votre fouet de côté. Je n'ai jamais renoncé à mon rêve. Et même quand nous étions séparés, dans le secret de mon cœur je...
– Vous m'attendiez parfois ?
Les paupières closes d'Angélique faisaient sur ses joues pâles une douce ombre de mauve.
– Je vous attends toujours.
Elle sentait les mains de Philippe autour de ses seins devenir en les frôlant fébriles et tourmentées.
Il grommela et jura tout bas et elle se retint de rire. Alors il se pencha brusquement pour baiser cette gorge souple et frémissante.
– Vous êtes si extraordinairement belle, si extraordinairement femme ! murmura-t-il. Et moi... je ne suis qu'un soudard maladroit.
– Philippe !
Elle regardait, surprise.
– Quelle sottise avancez-vous là ! Méchant, cruel, brutal, oui vous l'êtes. Mais maladroit ? Non. Non, ce reproche ne me serait pas venu à l'esprit. Vous ne m'avez pas donné, malheureusement, l'occasion de mesurer une faiblesse qui est souvent celle des amants trop épris. – Voilà pourtant un reproche que les belles m'ont adressé souvent. Je les décevais, paraît-il. À les en croire, un homme doué de la perfection physique d'Apollon devrait atteindre aussi des records... surnaturels.
Angélique rit de plus belle, grisée par l'approche d'une folie qui semblait fondre sur eux comme l'épervier chasseur tombe d'un ciel de lumière. Quelques secondes auparavant ils n'étaient que disputes. Maintenant les doigts du gentilhomme s'impatientaient à l'encolure de son corsage.
– Doucement, Philippe, par grâce. Vous n'allez pas mettre en pièce ce plastron de perles qui m'a coûté 2 000 écus. On dirait que vous n'avez jamais pris la peine de déshabiller une femme.
– Précaution futile en effet ! Quand il suffit de lever une jupe pour...
Elle lui posa deux doigts sur la bouche.
– Ne recommencez pas à être grossier, Philippe, vous ne savez rien de l'amour, vous ne savez rien du bonheur.
– Eh bien, guidez-moi, belle dame. Enseignez-moi ce que vos pareilles attendent d'un amant beau comme un dieu.
Il y avait de l'amertume dans sa voix. Elle lui jeta les bras autour du cou, abandonnée, pesante, les jambes lâches, et doucement il l'entraîna dans la douceur moelleuse du tapis de haute laine.
– Philippe, Philippe, murmura-t-elle, croyez-vous que ce soit tout à fait l'heure et le lieu pour une telle leçon ?
– Pourquoi pas ?
– Sur le tapis ?
– Oui-da, sur le tapis. Soudard je suis, soudard je reste. Si je n'ai plus le droit de prendre ma propre femme dans ma propre demeure, alors je refuse de m'intéresser à la Carte du Tendre.
– Mais quelqu'un pourrait entrer ?
– Qu'importe ! C'est maintenant que je vous veux. Je vous sens chaude, émue, accessible. Vos yeux brillent comme des étoiles, vos lèvres sont mouillées...
Il guettait ce visage renversé, aux joues marbrées d'une fièvre rose.
– Allons, jeune cousine, jouons un peu ensemble, et mieux qu'en notre jeunesse...
Angélique eut une sorte de petit cri vaincu et tendit les bras. Elle n'était plus en état de résister ni d'échapper à l'égarement du désir. Ce fut elle qui l'attira.
– Ne soyez pas trop hâtif, mon bel amant, chuchota-t-elle. Laissez-moi le temps d'être heureuse.
Passionnément il la saisit et l'envahit, pénétré d'une curiosité nouvelle qui, pour la première fois, le rendait attentif à la femme, et surpris de voir les yeux verts d'Angélique dont il redoutait la dureté se voiler peu à peu d'une anxiété rêveuse. Elle oubliait de se raidir ; il n'y avait plus au coin de sa bouche ce défi qu'il y avait lu si souvent, mais ses lèvres entrouvertes tremblaient légèrement sous le souffle de son effort. Elle n'était plus son ennemie. Elle lui faisait confiance. Cela lui donnait le courage de la rechercher avec douceur et, frappé par instants de révélations éblouissantes, il comprenait qu'elle l'entraînait vers des voies neuves et mystérieuses. Un espoir commençait de naître, un espoir montait en lui, avec le flux régulier de la volupté. L'heure allait venir d'une rencontre enivrante, l'heure était venue pour lui de faire vibrer l'instrument de cette féminité délicieuse qui s'était si longtemps refusée. Tâche délicate qui réclamait des soins patients. Toute sa maîtrise et sa virilité en éveil, il avançait vers une proie qui ne se dérobait plus. Il pensait qu'elle l'avait humilié et qu'il l'avait haïe jusqu'à la souffrance. Mais en la regardant il sentait son cœur se fendre sous la poussée d'un sentiment inconnu. Où était la fière jeune femme qui l'avait bravé ? Il la voyait tout à coup se remettre à lui comme une blessée effrayée, et soudain elle avait de petits gestes inachevés qui semblaient demander grâce. Tour à tour frémissante Ou folle de langueur, roulant la tête de droite à gauche, d'un mouvement doux et machinal, sur la nappe épandue de ses cheveux d'or, elle se détachait lentement d'elle-même, atteignait ce lieu immatériel et obscur où deux êtres se retrouvent seuls avec leur plaisir.
Au long frémissement qui la secoua brusquement il sut que le moment approchait où il serait son maître. Chaque seconde qui passait l'exaltait davantage, le pénétrant d'un sentiment de victoire jamais ressenti, d'une force conquérante qui s'élançait sûre d'elle-même pour atteindre sa récompense. Il était le guerrier vainqueur d'un difficile tournoi, dont l'enjeu, maintes fois, eût pu lui échapper mais qu'il gagnait par sa vigilance et sa valeur. Il n'avait plus à la ménager. Elle se tendait dans ses bras comme un arc vivant. Tenacement sollicitée, à l'extrême limite de sa résistance, elle n'était plus qu'attente, angoisse et bonheur. Elle céda enfin et il perçut la réponse secrète de cette chair, éveillée par lui et réjouie de délices. Alors il s'y abandonna. Il savait que c'était cela qui lui avait manqué toute sa vie ; sa joie à elle, l'aveu de son corps docile et gourmand, qui se rassasiait longuement, tandis qu'elle reprenait vie avec de grands soupirs éperdus.
– Philippe !
Il pesait sur son cœur. Il cachait son visage contre elle et parce que la réalité lui revenait avec le décor austère du vieux salon des du Plessis, Angélique commençait à s'inquiéter de son mutisme. Instants trop courts de l'abandon. Elle n'osait croire à son propre délire, à l'ivresse qui la laissait presque tremblante et faible jusqu'aux larmes.
– Philippe !
Elle n'osait lui dire combien elle était reconnaissante du soin qu'il avait pris d'elle. L'avait-elle déçu ?
– Philippe !
Il releva la tête. Son visage demeurait énigmatique mais Angélique ne s'y trompa pas. Un très doux sourire entrouvrit ses lèvres et elle posa un doigt sur la moustache blonde où perlait une fine sueur.
– Mon grand cousin...
*****
Naturellement il advint ce qui devait advenir. Quelqu'un entra. C'était un laquais qui introduisait deux visiteurs : M. de Louvois et son père, le vieux et terrible Michel Le Tellier. Le vieux en perdit son lorgnon. Louvois devint cramoisi. Outrés, tous deux se retirèrent. Le lendemain Louvois devait conter l'anecdote à toute la Cour.
– En plein jour !... avec un mari !
Les amants et les soupirants de la belle marquise pouvaient-ils supporter cette insulte ? Un mari ! Un rival domestique ! La volupté à domicile !...
Mme de Choisy s'en alla à travers la Galerie de Versailles, répétant indignée :
– En plein jour !... En plein jour !...
On en fit des gorges chaudes au lever du roi.
– Le roi n'a pas tant ri qu'on l'eût cru, remarqua Péguilin.
Il n'était pas le seul à avoir deviné le dépit secret du souverain.
– Tout ce qui touche votre personne lui est sensible, expliqua Mme de Sévigné à Angélique. Il vous réconciliait de bon cœur avec un époux irascible. Mais point ne faut exagérer le dévouement. M. du Plessis a mis trop de zèle à contenter son souverain. Il paiera peut-être d'une disgrâce, de n'avoir pas compris que certains ordres ne réclament pas une exécution trop précise.
– Prenez garde à la compagnie du Saint-Sacrement, ma chère, glissa Athénaïs avec une grimace méchante. Voilà de quoi les irriter.
Angélique se défendit, le feu aux joues.
– Je ne vois pas ce que la compagnie du Saint-Sacrement peut y trouver à redire. Si je ne peux recevoir les hommages de mon mari, sous mon toit...
Athénaïs pouffa derrière son éventail.
– En plein jour... et sur le tapis ! Mais c'est le comble du vice, ma chère ! Ça ne se pardonne qu'avec un amant.
Philippe, indifférent aussi bien aux plaisanteries qu'aux sarcasmes, et peut-être les ignorant, passait, superbe. Le roi eut pour lui des duretés ; il ne parut pas les remarquer. Dans la fièvre des dernières grandes fêtes que le roi donnait avant les campagnes d'été, Angélique ne pouvait se rapprocher de lui.
Chose étrange, Philippe était redevenu glacé à son égard et quand elle lui parla, au hasard dans le bal, il lui répondit d'un ton rogue. Elle finit par se dire qu'elle avait rêvé le doux instant paré de perfection qu'elle tenait au creux de son souvenir comme une rose épanouie aux pétales de pourpre. Mais les doigts du monde s'étaient acharnés à massacrer la fleur délicate, au point qu'elle en rougissait encore. Et Philippe était bien à l'image de ce monde, rustre et méchant. Elle ignorait que Philippe était la proie de sentiments complexes inusités pour lui, où les reproches de son orgueil se mêlaient à une sorte de peur panique que lui inspirait Angélique. Il ne s'était senti la force de la dominer que par la haine. Si ce rempart cédait il tomberait dans l'asservissement. Or, il s'était juré de ne jamais se laisser asservir par une femme. Et il lui arrivait maintenant, lorsqu'il évoquait certaines nuances de son sourire, certains de ses regards, de se sentir malade comme un adolescent. Des timidités anciennes le reprenaient. Obnubilé par une vie libertine où il avait connu plus de dégoûts que de satisfactions, il doutait d'avoir goûté un tel instant d'harmonie surnaturelle au cours d'une union physique avec un de ces êtres exécrés et méprisables que représentaient pour lui les femmes. Fallait-il s'avouer que c'était cela qu'on nommait l'amour ? Ou n'était-ce qu'un mirage ? La peur de décevoir à nouveau le torturait. Il en mourrait de dépit, se disait-il, et de chagrin aussi. Mieux valait le cynisme et le viol !...
Angélique, qui n'eût jamais imaginé de tels tourments derrière ce visage insensible, éprouvait peu à peu une cruelle déception. Les brillantes fêtes ne réussissaient pas à l'en distraire. Les attentions du roi pour elle l'irritaient et ses regards appuyés coulaient dans ses veines un malaise. Pourquoi Philippe l'abandonnait-il ?
Un après-midi où toute la Cour applaudissait Molière, dans le théâtre de verdure, elle se sentit envahie d'une grande mélancolie. Il lui semblait qu'elle était redevenue cette petite fille pauvre et farouche parmi les pages moqueurs qui, au château du Plessis, s'était enfouie dans la nuit, le cœur lourd de regrets et de tendresse bafouée. Le même désir de fuir l'envahit. « Je les hais tous », pensa-t-elle. Et sans bruit elle quitta le château et fit appeler son carrosse. Elle devait plus tard se rappeler le mouvement impulsif qui l'avait arrachée à Versailles, et le nommer « pressentiment ». Car lorsqu'elle parvint, au soir, devant l'hôtel du faubourg Saint-Antoine, un grand remue-ménage y régnait et La Violette la prévint que son maître était envoyé sur le front de Franche-Comté, et devait partir demain matin à l'aube. Philippe soupait, seul devant deux flambeaux d'argent, dans la salle à manger aux boiseries noires. À la vue d'Angélique, en vaste manteau de taffetas rose, il fronça les sourcils.
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