– Que venez-vous faire ici ?
– N'ai-je pas le droit d'y revenir quand bon me semble ?
– Vous étiez requise à Versailles pour plusieurs jours.
– J'ai eu l'impression que j'allais tout à coup périr d'ennui ; alors j'ai planté là tous ces gens insupportables.
– J'espère que votre excuse est fausse, car elle serait inadmissible et vous risqueriez de mécontenter le roi... Qui vous a prévenue de mon départ ?
– Personne, vous dis-je. Je tombe de surprise à la vue de ces préparatifs. Ainsi vous seriez parti sans même me dire adieu ?
– Le roi m'avait prié d'entourer ce départ de la plus grande discrétion, et particulièrement de vous le celer. On sait que les femmes sont incapables de tenir leur langue.
« Le roi est jaloux », faillit lui crier Angélique. Philippe ne voyait donc rien, ne comprenait donc rien, à moins qu'il ne feignît l'ignorance ?
Angélique s'assit à l'autre bout de la table et prit le temps d'ôter ses gants de fine peau marqués de perles.
– C'est étrange. La campagne d'été n'est pas commencée. Les troupes sont encore dans leurs quartiers d'hiver. Je ne connais personne pour l'instant dont le roi se soit départi sous prétexte de guerre. Votre envoi ressemble fort à une disgrâce, Philippe.
Le jeune homme la regarda, en silence, si longuement qu'elle crut qu'il n'avait pas entendu.
– Le roi est le maître, dit-il enfin.
Il se leva avec raideur.
– Je dois me retirer car il se fait tard. Prenez bien soin de votre santé en mon absence, Madame. Je vous fais mes adieux.
Angélique leva vers lui des yeux bouleversants. « N'aurions-nous pas de meilleurs adieux à nous faire ? » semblait-elle implorer.
Il ne voulut pas comprendre. Incliné, il baisa seulement la main qu'elle lui tendait. Dans le secret de sa chambre la petite cousine pauvre se mit à pleurer. Elle versait les larmes qu'elle avait retenues jadis dans sa fierté d'adolescente. Des larmes découragées, désespérées.
– Jamais je ne comprendrai ce garçon ! Jamais je n'en viendrai à bout.
Il allait partir pour la guerre. Et s'il ne revenait pas ?... Oh ! il reviendrait. Ce n'était pas cela qu'elle craignait. Mais l'heure de grâce serait passée. Par la fenêtre ouverte sur les jardins tranquilles, la lune entrait, et l'on entendait un rossignol chanter. Angélique redressa son visage mouillé. Elle se dit qu'elle aimait cette demeure où s'étouffaient les bruits, parce que c'était celle où elle avait vécu avec Philippe. Bizarre intimité que la leur, qui ressemblait plutôt à une décevante partie de cligne-musette, chacun courant à ses atours, à ses essayages entre deux obligations à la Cour, deux voyages, deux chasses à courre...
Mais il y avait eu aussi ces moments fugitifs et comme volés à l'avidité mondaine, ces instants où Philippe s'était assis près d'elle pour la regarder nourrir le petit Charles-Henri, ces conversations où ils avaient ri en se regardant, ce matin où Philippe enfilait ses bagues en l'écoutant parler de Cantor, et ce jour si proche où ils s'étaient laissés aller à la folie de leurs corps et où il l'avait prise avec une ardeur attentive qui ressemblait à de l'amour. Brusquement elle n'y put tenir. Elle se revêtit, s'enveloppa dans son nuageux peignoir de linon blanc, et vivement, sur ses pieds nus, traversant la petite galerie, elle courut jusqu'à la chambre de Philippe.
Elle entra sans frapper. Il dormait, nu, en travers du lit. Les lourds draps de dentelle ayant glissé à demi à terre découvraient sa poitrine musclée, à laquelle la lueur atténuée du clair de lune donnait le brillant et la pâleur du marbre. Son visage était différent dans le sommeil. La chevelure courte et bouclée qu'il portait sous sa perruque, ses longs cils, sa bouche renflée, lui communiquaient cet air d'innocence et de sérénité que l'on voit aux statues grecques. La tête légèrement rejetée vers l'épaule, les mains abandonnées, il semblait sans défense.
Angélique, au pied du lit, retint son souffle pour mieux l'observer. Son cœur était étreint par tant de beauté, par des détails inconnus d'elle et qu'elle découvrait pour la première fois ; une petite chaîne d'or avec une croix enfantine à son cou de gladiateur, un grain au sein gauche, des cicatrices qui çà et là avaient laissé le souvenir de la guerre et des duels. Elle posa sa main sur son cœur pour en surprendre les battements. Il eut un léger mouvement. Glissant hors de son peignoir, elle se blottit doucement près de lui. Sa chaleur d'homme bien portant, le contact de sa peau lisse l'enivrèrent. Elle se mit à baiser ses lèvres, elle prit sa tête pour l'appuyer, lourde et pesante, contre sa poitrine. Il remua, la rencontra dans son demi-sommeil.
– Toute belle, murmura-t-il tandis que sa bouche effleurait son sein d'un mouvement d'enfant affamé.
Presque aussitôt il se dressa, l'œil mauvais.
– Vous ?... Vous ici ! Quelle insolence ! Quelle...
– Je suis venue vous faire mes adieux, Philippe, mes adieux à ma façon.
– La femme doit attendre le bon plaisir de son mari et non pas s'imposer à lui. Déguerpissez !
Il l'empoigna pour l'envoyer hors du lit mais elle se cramponna, suppliant tout bas :
– Philippe ! Philippe, gardez-moi ! Gardez-moi cette nuit près de vous.
– Non.
Il dénouait ses bras avec fureur mais elle l'enlaçait de nouveau et elle était assez fine pour deviner, à bien des signes, que sa présence n'était pas sans l'émouvoir.
– Philippe, je vous aime... gardez-moi dans vos bras !
– Que venez-vous y chercher, sacrebleu ?
– Vous le savez bien.
– Petite impudique ! N'avez-vous pas assez d'amants pour contenter vos embrasements ?
– Non, Philippe. Je n'ai pas d'amants. Je n'ai que vous. Et vous allez partir pour de longs mois !
– C'est donc cela qui vous manque, petite p... Pas plus de dignité qu'une chienne en chaleur !
Un bon moment il continua à jurer, la traitant de tous les noms, mais il ne la repoussait plus et elle se blottissait étroitement, écoutant ses insultes comme la plus tendre des déclarations d'amour. À la fin il poussa un profond soupir, lui saisit les cheveux pour lui renverser la tête en arrière. Elle souriait et le regardait. Elle était sans peur. Elle avait toujours été sans peur. C'était cela qui l'avait vaincu. Alors avec un dernier juron il l'enlaça. Ce fut une étreinte silencieuse et qui, chez Philippe, cachait la crainte d'une défaillance. Mais la passion d'Angélique, la joie presque naïve qu'elle éprouvait à être dans ses bras, son habileté de femme amoureuse, bonne servante d'un plaisir qu'elle partageait, eurent raison de ses doutes. L'étincelle jaillit, devint brasier, consuma en Philippe les mauvaises hantises. D'un cri sourd qui trahissait la violence de son plaisir, Angélique sut le combler d'orgueil. Il n'avouait rien. L'heure des bouderies, des rancœurs de la guerre sournoise qui les avait dressés l'un contre l'autre, était encore trop proche. Il chercherait encore à lui mentir. Il ne la voulait pas rassurée. Et comme elle s'attardait, gisante à ses côtés, dans l'entremêlement de ses longs cheveux dénoués :
– Allez-vous-en ! lui dit-il brutalement.
Elle obéit cette fois avec une docilité empressée et caressante qui lui donna envie de la battre, ou. de l'embrasser follement. Il serra les dents, lutta contre le regret de la voir disparaître et le désir de la retenir, de la garder encore jusqu'à l'aube, blottie dans le creux de son coude, dans l'ombre chaude de son corps, ainsi qu'une petite bête palpitante et songeuse. Folie ! Futilités. Faiblesse dangereuse. Vivement que le vent des batailles et le souffle des boulets dispersent tout cela !
*****
Peu après le départ du maréchal du Plessis-Bellière, ce fut le tour du petit Cantor de rejoindre les armées. Au dernier moment, Angélique eût voulu y renoncer. Elle se sentait terriblement triste et assaillie de sombres pressentiments. Elle avait commencé d'écrire souvent à Philippe en Franche-Comté, mais il ne répondait jamais. Ce silence, quoiqu'elle voulût s'en défendre, la déprimait. Quand Philippe lui avouerait-il qu'il l'aimait ? Peut-être jamais. Peut-être était-il incapable d'aimer ? Ou de s'apercevoir qu'il l'aimait. Ce n'était pas un philosophe, mais un guerrier. Croyant de bonne foi qu'il la détestait il essayait encore de le lui prouver. Mais il ne pourrait pas effacer ce qui avait jailli entre eux, la complicité inavouée de la jouissance qui les rejetterait encore l'un vers l'autre, hagards et faibles. Contre cela, ni les dévots cafards, ni les libertins moqueurs, ni le roi, ni Philippe lui-même, ne pourraient rien. Angélique fit effort pour s'occuper du départ de Cantor. Elle disposait de peu de temps. Cantor s'en alla.
Angélique, entraînée en d'innombrables réceptions, n'eut guère le temps de s'appesantir sur l'émotion de ce matin brumeux où le petit garçon, rouge de plaisir, se hissa dans le carrosse du duc de Vivonne, accompagné de son précepteur Gaspard de Racan. L'enfant était vêtu d'un costume de moire verte qui seyait à ses yeux, avec beaucoup de dentelles et de rosettes de satin. Ses cheveux frisés étaient coiffés d'un grand chapeau de velours noir garni de plumes blanches.
Sa guitare enrubannée l'encombrait. Il la tenait précieusement contre lui à la façon des enfants pour leur jouet préféré. C'était le dernier présent d'Angélique. Une guitare en bois des îles, incrustée de nacre et que le plus grand luthier de la capitale avait dessinée et montée pour lui.
Barbe sanglotait dans l'ombre de la porte cochère. Angélique ne voulait pas s'émouvoir. C'était la vie ! Les enfants s'en vont. Mais chaque étape arrache des liens ténus et qu'on ignorait, au cœur des mères...
Elle s'informa désormais avec un intérêt accru des affaires de la Méditerranée. En partant pour donner leur appui aux Vénitiens contre les Turcs qui voulaient s'emparer du dernier bastion de la chrétienté en Méditerranée, les galères françaises se trouvaient revêtues d'une mission céleste et le duc de Vivonne et ses troupes méritaient le nom de Croisés. Angélique souriait doucement en songeant au petit Cantor, rouage minuscule et innocent de la sainte expédition. Elle l'imaginait assis à la proue d'un navire, les rubans de sa guitare flottant dans le bleu du ciel.
Elle profita de ses rares moments de loisirs à Paris pour reprendre contact avec Florimond. Souffrait-il d'être séparé de Cantor ? N'était-il pas jaloux d'avoir vu son cadet s'établir si brillamment et convié déjà à l'honneur des batailles ? Elle s'aperçut vite que si Florimond se présentait fort poliment devant elle, il lui coûtait de demeurer tranquille, ne serait-ce que dix minutes. Des occupations multiples l'attendaient : monter son cheval, nourrir son faucon, soigner son dogue, fourbir son épée, se préparer pour accompagner au manège ou à la chasse monseigneur le Dauphin. Il ne se montrait patient que lorsqu'une leçon de latin avec l'abbé de Lesdiguières était en vue.
– Ma mère et moi nous causons, disait-il alors à son précepteur, qui se retirait n'osant insister.
La conversation se passait surtout en démonstration des talents de duelliste de messire Florimond. Sous des dehors sensibles et fragiles il avait des goûts terriblement « garçon ». Il ne rêvait que pourfendre, vaincre, tuer et défendre son honneur. Il n'était heureux qu'une épée à la main et s'exerçait déjà à tirer au mousquet. Il trouvait monseigneur le Dauphin bien empoté.
– J'essaie un peu de le dégourdir, mais hélas ! soupirait-il. De vous à moi, ma mère, je vous le dis, mais il ne faudrait pas que ma réflexion parvienne à d'autres oreilles. Cela pourrait nuire à ma carrière.
– Je sais, je sais, mon fils, approuvait Angélique en riant, un peu inquiète cependant de cette précoce sagacité.
Elle savait aussi que le petit Dauphin aurait suivi Florimond au bout du monde, subjugué par ses yeux noirs pleins de feu et sa vitalité militaire. Oui, Florimond était charmant. Il plaisait et il réussissait en tout. Elle le soupçonnait d'être profondément égoïste... comme tous les enfants sans doute.
Mais elle mesurait avec une subtile mélancolie que lui aussi s'était éloigné d'elle. Il virevoltait, l'épée au poing.
– Regardez... Regardez-moi, ma mère. Je coupe, je feinte... Et je me fends... Voilà, en plein cœur... Mon adversaire est à terre... Mort !
Il était beau. La passion de vivre avait allumé sa flamme en lui. Mais dans la peine, voudrait-il encore pleurer sur son épaule ! Les cœurs d'enfant mûrissent vite au brillant soleil de la Cour...
*****
La nouvelle de la défaite du cap Passero parvint au milieu de juin, en pleine fête, la dernière que donnait le roi avant d'entreprendre sa campagne de Lorraine. On sut que les galères de M. de Vivonne avaient été assaillies au large de la Sicile par une flottille barbaresque que dirigeait un renégat algérois dont les exploits étaient célèbres en Méditerranée et qu'on surnommait le Resquator.
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