– Je te paierai bien.
– La question n'est pas là, ma fille ! Je t'en ferai cadeau à l'occasion. Mais où trouver le temps de m'échapper ? Depuis que je suis sur Versailles je ne vois ma femme et mes enfants qu'une fois la semaine, le dimanche. Ici on commence à l'aube. On a une demi-heure pour dîner à 10 heures et faire collation à 11, et les chefs de chantier surveillent eux-mêmes qu'on ne dépasse pas plus de cinq minutes pour satisfaire ses besoins. Oh ! ça leur donne du travail aux chefs de chantier, avec tous les gars du marécage qui ont la dysenterie !
– Mais... où dormez-vous ? Où mangez-vous ?
– Il y a des dortoirs par là, fit Gontran avec un geste vague de son pinceau vers la fenêtre, et des gargotes organisées par corporation. Quant à prendre un jour dans la semaine, ou même quelques heures, pas question !
– C'est inadmissible ! Tu es mon frère et je me fais fort d'obtenir l'autorisation de te libérer un peu... à condition que tu consentes à bénéficier d'un passe-droit, tête de bourrin !
L'artiste haussa les épaules.
– Agis à ta guise. Le caprice des grandes dames est sacré. Je ferai ce qu'on me dira. Tout ce que je demande c'est qu'on ne prenne pas prétexte de mes absences pour me retirer mon travail et me rejeter à la rue.
– Tu ne seras jamais à la rue, avec moi !
– Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas vivre d'aumônes, ni de faveurs.
– Qu'est-ce que tu veux donc, éternel mécontent !
– Je veux mon droit, c'est tout !
– Ça va, nous n'allons pas recommencer à nous disputer. Est-ce que je peux compter sur toi ?
– Oui...
– Gontran, je voudrais voir ce plafond que tu peignais l'autre jour. Il m'avait paru splendide.
– Je peignais le dieu de la Guerre. Et la guerre est venue au grand galop.
Il posa sa palette et l'accompagna au long de la galerie, jusqu'au salon d'angle qu'on venait d'achever. Il jetait un regard soupçonneux autour de lui.
– J'espère que je ne vais pas recevoir de blâme pour m'être absenté quelques instants. Ta compagnie m'absoudra.
– Gontran, tu exagères. Tu te vois persécuté de partout.
– J'ai appris à redouter les coups.
– Tu devrais plutôt apprendre à les éviter.
– Ce n'est pas facile.
– Moi j'y suis parvenue, dit Angélique avec orgueil. Je suis partie du plus bas et je peux dire sans me vanter que je suis arrivée au plus haut.
– C'est parce que tu as lutté seule et pour toi même. Moi, je ne suis pas seul. Je voudrais entraîner dans mon combat et ma victoire la masse des condamnés, mais c'est un poids énorme à soulever... L'on nous émiette un à un. Et le ferment de la révolte mourra avant d'avoir seulement pu proliférer.
Impressionnée par son ton triste et las, plus encore que par ses paroles, elle ne sut que répondre.
– Vois-tu Raymond parfois ? demanda-t-elle.
– Le Jésuite ? Pfft... Il ne me comprendrait pas. Personne ne peut comprendre. Même pas toi... Tiens, regarde !
Parvenus au centre de la salle ils levèrent les yeux vers les voûtes aux vastes plages multicolores entre leur cloisonnement de stuc doré. Le dieu Mars s'y élançait dans l'apothéose du soleil levant, et la clarté de son corps et de son visage éclatait en contraste avec les longues silhouettes noires des loups qui traînaient son char.
– Oh ! Gontran ! s'exclama Angélique saisie. Oh ! il ressemble à Philippe.
Le peintre eut un sourire nonchalant.
– C'est vrai. Il m'a semblé qu'aucun gentilhomme de la Cour ne pouvait me servir de meilleur modèle. Cette beauté invincible, s'écria-t-il avec une soudaine ardeur, cette perfection du corps et des gestes, quelle jouissance de suivre son passage harmonieux parmi la grandeur de Versailles !
Il rêva un instant. Puis se mit à rire.
– Tu n'as pas besoin de te rengorger comme une dinde. Je ne cherche pas à te flatter parce que c'est ton mari. Tu n'y es pour rien. Tu es belle aussi. Mais lui il est comme hors du temps. Il a cette majesté mélancolique des statues de la Grèce...
– Tu l'as peint de mémoire ?
– La mémoire d'un peintre recrée parfois d'une façon plus vivante encore que la réalité. Si tu veux je ferai aussi le portrait de ton fils Cantor.
Les yeux d'Angélique se remplirent à nouveau de larmes.
– Est-ce possible ? Tu l'as si peu connu ! C'est à peine si tu l'as rencontré une ou deux fois.
– Je crois que je m'en souviendrai.
Il plissa à demi ses paupières pour recomposer une image lointaine.
– Il te ressemblait, il avait des yeux verts. Et puis tu me guideras.
Un homme s'approchait, vêtu de brun, les mains au dos.
– Le contremaître, glissa Gontran.
Angélique prit son air le plus altier pour expliquer que l'artisan avec lequel elle s'entretenait l'intéressait, qu'elle voulait se l'assurer pour les travaux de son hôtel, et elle mit abondamment en avant M. Colbert et M. Perrault, contrôleur des bâtiments du roi. Le contremaître se plia en deux à plusieurs reprises et assura qu'il était tout dévoué aux ordres de M. Colbert et de M. Perrault. Elle trouvait à ses traits porcins l'expression dure et inintelligente d'un garde-chiourme.
En quittant Versailles elle se fit conduire à Saint-Germain. Elle voulait demander aux Montausier si Florimond pouvait se dispenser un ou deux jours par semaine de son service près de monseigneur le Dauphin. Elle rencontrait toujours avec grand plaisir Mme de Montausier, qui naguère, lorsqu'elle était encore Julie d'Argennes, duchesse de Rambouillet, avait été la Précieuse la plus en vue et recherchée par tous les grands seigneurs de la Cour. On disait que Mlle de Scudéry, dans son roman à clef : « Le Grand Cyrus », l'avait peinte sous les traits de Cleomire et qu'elle avait inspiré des vers innombrables à Godeau, Voiture, Benserade et bien d'autres.
Également remarquable par sa beauté, par son goût et ses vertus, elle était encore, malgré les rides de l'âge, très charmante et pleine d'aménité. Ce qu'elle avait de moins sympathique, c'était certainement son mari, le duc de Montausier, sévère et austère et qui pratiquait un amour intraitable de la vérité, qualité fort embarrassante dans un monde où un peu d'hypocrisie était nécessaire. Né dans la religion réformée, il avait abjuré en 1645 pour épouser la belle Julie d'Argennes.
« Ce sont en général ceux-là les plus intransigeants », pensa Angélique en se remémorant ce détail.
– Ma pauvre chérie, lui dit Mme de Montausier, en l'embrassant, je vous vois en deuil et je sais pourquoi. Votre peine est de celles dont on finit par s'apaiser mais dont on ne se console pas. Moi-même vous m'avez vue bien émue de la nouvelle. Ce petit garçon avait toutes les qualités.
Elles parlèrent un moment de Cantor, et Angélique exposa sa requête pour Florimond. Mme de Montausier assura que le duc n'y verrait pas d'inconvénient. Le voyage du dauphin, qui devait rejoindre son père en Franche-Comté, avait été remis.
– On prévoit que Sa Majesté n'envisage pas une longue campagne, cette année. Les « dames » elles-mêmes n'ont pas été conviées à la suivre.
La Cour ne s'était pas embarrassée de l'étrange situation créée par l'avènement de Mme de Montespan aux côtés de Mlle de La Vallière. On disait « les dames » tout simplement en y adjoignant la reine par-dessus le marché, à l'occasion.
– Mme de Montespan s'est montrée fort attristée de cette décision. Elle espérait être désignée seule. Mais le roi ne répudiera jamais ouvertement La Vallière. Du moins tant que la situation de Mme de Montespan risque de faire éclater un scandale...
– Un scandale s'étouffe.
– Pas toujours ma petite. C'est que le mari est intraitable. Personne ne s'y attendait mais c'est un fait. Pour un peu le roi se cacherait dans un placard quand M. de Montespan vient à la Cour. Il ne sait par quel bout le prendre. L'autre jour ce fou de Gascon a parcouru toute la grande galerie de Versailles en abordant les uns et les autres et en leur répétant avec son accent inénarrable : « Je suis cocu, hé oui, les amis, je suis cocu, cocu et cocu avec un grand C... » Vous riez et je suis contente de vous égayer un peu. Mais Mme de Montespan est venue chez moi pleurer toute une journée. Elle dit que le roi s'est sauvé en Franche-Comté à cause de cela... et elle n'a peut-être pas tort.
Sur ces entrefaites, celle dont on s'entretenait se présenta, suivie de Mlle Desœillet, sa suivante et du négrillon Naaman qui portait le perroquet. Mme de Montespan ne prit pas le temps de saluer ses amies. Pour une fois son teint éclatant était brouillé. Elle avait, de plus, l'air hagard.
– Il paraît que mon mari me cherche ? dit-elle. Je suis venue me réfugier chez vous.
– Ne vous affolez pas, voyons, ma pauvre amie, dit Mme de Montausier. Cela vous devient une obsession.
– Je n'en dors plus, gémit Athénaïs en s'effondrant sur un canapé. Je ne sais à quelle extrémité il va se porter un jour.
– Calmez-vous. Il fait chaud et cela vous rend nerveuse. Je vais faire venir des rafraîchissements. Vous vous sentirez mieux après.
Mme de Montespan avec des petits soupirs consentit à tremper ses lèvres dans un verre de sirop d'orgeat. Mais elle demeurait aux aguets.
– Est-ce que vous n'entendez rien ?
Les quatre femmes se turent et tendirent l'oreille.
– Ma foi, il n'y a pas de doute, c'est bien notre Pardaillan, dit Angélique tandis que les éclats d'une voix de fanfare retentissaient dans les couloirs.
– Fermez la porte, je vous en conjure ! s'écria Athénaïs.
Mais Mme de Montausier n'eut pas le temps d'achever son geste. Repoussant brutalement le vantail et le petit nègre Naaman qui se trouvait sur son passage, M. de Montespan fit irruption et se rua vers sa femme.
– Ah ! la voilà, cette coquine, cette p... N'espérez pas m'échapper continuellement. Si je vous ai laissée en paix c'est que j'avais mes raisons. Mais maintenant ma vengeance est prête...
– Monsieur de Montespan, je crois que vous oubliez les usages, fit remarquer Mme de Montausier avec dignité.
Le marquis lui ferma la bouche grossièrement :
– Vous, taisez-vous... C'est à celle-là que j'en ai. À elle et au roi !
Mme de Montausier poussa un cri et porta la main à son cœur. Mme de Montespan, dans la bataille, savait faire face.
– Comment osez-vous prononcer le nom du roi sans rougir de honte, insolent ! Cria-telle.
– Ah !... Parce que c'est moi qui devrais avoir honte ?
– Oui. Le roi s'est toujours montré généreux à votre égard. Il ne mérite pas d'avoir à traiter avec un mauvais sujet de votre espèce.
– Ce qu'il mérite, je vais vous le dire, moi ! hurla Pardaillan. Il mérite que vous lui colliez la vérole !
Athénaïs poussa un cri offusqué :
– La vérole ?... Mais je ne l'ai pas !
– Mais vous allez l'avoir, renchérit-il avec un ricanement effrayant, parce que, moi, je l'ai, et je vais vous la passer, comme il se doit entre bons époux.
– Au secours ! Il est fou ! cria Athénaïs en se réfugiant derrière le canapé.
Son mari courait derrière elle. Mme de Montausier était tombée à demi évanouie d'horreur dans un fauteuil. Les valets et les servantes se pressaient aux portes6. Angélique, cramponnée au bras du marquis, essayait en vain de le retenir et de lui faire entendre raison.
– Laissez-moi, rugissait-il... Cette gourgandine doit payer.
– Mais enfin, Pardaillan, c'est quand même vous qui l'avez voulu ?
– Quoi ? fit-il en interrompant sa poursuite. Quoi ? C'est de ma faute si je suis cocu ?
– Mais oui ! Parfaitement. Pourquoi n'avez-vous pas permis à Athénaïs de s'éloigner de la Cour quand elle vous le demandait ? Vous l'encouragiez au contraire à rester et à plaire au roi. Et maintenant vous braillez. Vous n'êtes pas logique !
– Logique ! fit-il avec un geste de tragédien. Logique ! Qu'est-ce que la logique ? Ah ! Madame, vous ne connaissez pas les Gascons !
– Dieu merci !
– Il y a un monde entre ce qui pourrait être et ce qui est. Et je ne peux pas supporter ce qui est actuellement entre le roi et ma femme. Laissez-moi, vous dis-je. Je n'ai pas été chercher cette vérole au fin fond d'un bouge de la rue du Val-d'Amour pour qu'elle ne me serve à rien... Ah ! la vaurienne.
Mais, profitant du répit obtenu par Angélique, Mme de Montespan s'était enfuie.
– Remettez cela à plus tard, marquis, dit Angélique.
Elle le convainquit de l'accompagner, le ramena à Paris et le conduisit jusqu'au Palais du Luxembourg, où la Grande Mademoiselle prit Pardaillan sous son aile en jurant qu'elle allait le « gronder cruellement ».
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