Chapitre 11

De retour à son hôtel, un peu distraite par l'incident, Angélique eut la surprise d'y trouver M. de Saint-Aignan retour de Franche-Comté, et qui avait un pli à lui remettre de la part du roi.

– Du roi ?

– Oui, Madame.

Angélique s'isola, pour lire la missive.

« Madame, écrivait le roi, la part que nous avons prise à la douleur qui vous a frappée en la personne de votre fils, mort à notre service, malgré son jeune âge, nous incite à nous pencher avec un intérêt accru sur l'avenir de votre fils aîné, Florimond de Morens-Bellière. En conséquence, nous avons désiré l'élever à des fonctions importantes et l'attacher à notre maison comme page-échanson sous les ordres de M. Duchesne, premier officier du gobelet. Nous serions heureux de le voir, sans attendre, assumer sa nouvelle charge aux armées, et nous désirons vivement que vous l'accompagniez en ce voyage.

« Louis. »

Mordillant sa lèvre inférieure avec perplexité, la jeune femme s'attardait à contempler la signature, tracée d'une écriture impérieuse : LOUIS. Florimond échanson du roi ! Les jeunes héritiers des plus grandes maisons de France se disputaient une telle charge, qui coûtait fort cher à acquérir. C'était un honneur sans précédent pour l'obscur petit Florimond que de s'y voir nommer. Il ne pouvait être question de refuser. Mais Angélique hésitait à l'accompagner. Elle hésita deux jours. Elle était ridicule de bouder ainsi une invitation qui lui permettrait de revoir Philippe et qui venait à point pour l'arracher à de tristes pensées. Elle se rendit enfin à Saint-Germain pour y chercher Florimond. Mme de Montausier ne la reçut pas. La pauvre femme était au lit, réellement malade à la suite des émotions causées par le marquis de Montespan. Toute la Cour faisait gorges chaudes de l'incident. Les quelques témoins ne se montraient pas avares de détails et aurait-on voulu oublier l'affaire que le perroquet de la marquise se serait chargé de la rappeler aux quatre vents cardinaux :

« Cocu ! Cocu ! » criait l'oiseau, très excité. Ses grommellements étaient pleins d'onomatopées sur le sens desquelles on ne pouvait se tromper et où l'on distinguait nettement, revenant à tout propos : « Vérole ! P... ! »

Les domestiques eux-mêmes se congestionnaient à force de retenir leur hilarité en public. Mme de Montespan, courageuse, portait haut la tête, et pour minimiser les ragots affichait de prendre les choses en riant. Mais quand elle vit Angélique elle se mit à pleurer, tout en s'informant de ce qu'était devenu son mari.

Angélique lui dit que Mademoiselle était parvenue à le calmer et que pour l'instant il avait promis de se tenir tranquille.

Athénaïs essuya des larmes de rage.

– Ah ! si vous saviez ! Je suis tellement vexée de voir que lui et mon perroquet amusent la canaille... J'ai écrit au roi. J'espère que cette fois il va sévir.

Angélique eut un geste dubitatif. Elle ne jugea pas à propos de l'informer qu'elle-même avait été conviée par Sa Majesté à rejoindre l'armée.

*****

Le carrosse atteignit Tabaux dans la soirée. La nuit tombant, Angélique se fit conduire à l'auberge. Elle eût pu rejoindre le camp, dont on apercevait les bivouacs s'allumant un à un à travers la plaine. Mais elle était fatiguée après deux jours de voyage par les routes défoncées. Florimond dormait, le menton dans son jabot de dentelle fripée, la tignasse en bataille. Il n'était pas présentable. Les demoiselles de Gilandon dormaient, la tête renversée en arrière et la bouche ouverte. Malbrant-coup-d'épée ronflait comme un orgue. Seul l'abbé de Lesdiguières gardait un maintien distingué malgré la poussière qui lui fardait les joues. La chaleur avait été pénible et ils étaient tous sales à faire peur.

L'auberge se révéla bondée, la proximité de l'armée royale animant la petite bourgade. Mais pour la grande dame qui se présentait là avec son équipage à six chevaux et tous ses gens les hôteliers se mirent en frais. On trouva deux chambres et une mansarde, dont le maître d'armes se contenta. Florimond se logea avec l'abbé et dans l'autre pièce le lit était assez vaste pour accueillir Angélique et ses deux suivantes. Après des ablutions abondantes, un repas solide à la lorraine avec la tarte au lard, les andouillettes, les petits choux verts au beurre et la compote de prunes, chacun se prépara à un repos nécessaire pour affronter, demain, le roi et la vie de cour aux armées.

Côte à côte derrière les courtines, les demoiselles de Gilandon avaient repris leur somme et Angélique, en peignoir, achevait de brosser ses cheveux lorsqu'on gratta à la porte. Ayant répondu d'entrer elle eut la surprise de voir se glisser dans l'entrebâillement la figure espiègle de Péguilin de Lauzun.

– Toute belle, me voici !

Il entra sur la pointe des pieds, un doigt levé.

– Du diable si je m'attendais à vour voir, M. de Lauzun, dit Angélique. D'où venez-vous donc ?

– De l'armée, pardi. À peine la nouvelle de votre arrivée ici m'était-elle parvenue, portée par la rumeur publique et les panetiers du village, que je pris mon fier coursier...

– Péguilin, vous n'allez pas encore m'attirer des ennuis ?

– Des ennuis, moi ? Qu'appelez-vous des ennuis, ingrate ? À propos, êtes-vous seule ici ?

– Non, fit Angélique en désignant du menton les têtes innocentes des demoiselles de Gilandon sous leurs bonnets à coques. Et d'ailleurs le serais-je que cela n'y changerait rien.

– Cessez donc de vous montrer hargneuse. Mes intentions sont pures, du moins en ce qui me concerne.

Il leva un regard de martyr vers le plafond :

– Je n'agis pas pour moi hélas !... Bon, ne perdons pas de temps. Il faut que vous expédiiez vos petites pucelles ailleurs.

Penché à son oreille il chuchota :

– Le Roi est là, qui veut vous voir.

– Le Roi ?

– Dans le couloir.

– Péguilin, vos galéjades passent la mesure commune. Je vais finir par me fâcher.

– Je vous jure que...

– Vous prétendez que le Roi...

– Chut !... Du calme voyons. Sa Majesté veut vous voir en secret. Mais vous comprenez bien qu'Elle ne doit pas risquer d'être reconnue par quiconque.

– Péguilin je ne vous crois pas.

– C'est trop fort ! Expédiez-les, vous dis-je, et vous verrez si je mens.

– Où voulez-vous que je les expédie ? Dans le lit de Malbrant-coup-d'épée peut-être ?

Angélique se leva et noua résolument la cordelière de sa robe de chambre.

– Puisqu'il paraît que le Roi est dans le couloir, eh bien, je le recevrai dans le couloir.

Elle sortit et demeura décontenancée devant la silhouette du gentilhomme qui se tenait près de la porte.

– Madame a raison, dit la voix du roi derrière son masque de velours gris. Après tout, ce couloir n'est pas mal. Éclairé juste ce qu'il faut, et désert. Péguilin, mon ami, voulez-vous aller au pied de l'escalier pour écarter les fâcheux qui pourraient se présenter ?

Il posa ses deux mains sur les épaules de la jeune femme. Puis, se ravisant, il ôta son masque. C'était bien le roi. Il souriait.

– Non, pas de révérence, Madame.

Il lui reculait ses bracelets pour lui prendre les poignets et l'attirer doucement près de la veilleuse qui brûlait devant une statuette dans sa niche.

– J'avais hâte de vous revoir.

– Sire, dit résolument Angélique, j'ai déjà signifié à Mme de Montespan que je refusais de me prêter à ce rôle de paravent qu'elle m'avait si habilement dévolu, et je voudrais que Votre Majesté comprenne...

– Vous répétez tout le temps la même chose, Bagatelle. Vous êtes pourtant assez intelligente pour trouver un autre thème.

– ...

– Allons, vous voyez bien qu'il ne s'agit ce soir ni de paravent... ni de comédie. Si je vous cherchais dans le but que vous me prêtez, pourquoi prendrais-je la peine de me masquer et de me dissimuler pour vous joindre ?

La vérité de cet argument lui apparut et la laissa désemparée.

– Alors ?...

– Alors, c'est tout simple, Madame. Je ne croyais pas vous aimer... mais vous m'avez charmé par je ne sais quel pouvoir insidieux et dont vous semblez vous-même ignorante. Et je ne peux oublier ni vos lèvres ni vos yeux... Ni que vous avez les plus jolies jambes de Versailles.

– Mme de Montespan est belle aussi. Tellement plus belle que moi. Et elle vous aime, Sire. Elle tient à Votre Majesté.

– Tandis que vous ?...

Un certain pouvoir de fascination émanait de ces prunelles avides où veillaient deux étincelles d'or. Lorsqu'il posa sa bouche sur la sienne elle voulut se dérober, et ne le put. Le roi insistait, forçait la défense de ses lèvres closes, de ses dents serrées. Lorsqu'il eut réussi à la faire céder elle perdit conscience, fouaillée par la violence d'un désir de maître, qui ne se connaissait pas d'entraves. Leur baiser se prolongea, brûlant, dévorant. Il ne la lâcha pas avant qu'elle n'eût répondu à sa passion. Enfin elle se retrouva libre, la tête vidée. Sans force, elle s'appuya contre la cloison. Ses lèvres tremblaient, brillantes et meurtries. Le roi sentit sa gorge se serrer sous l'empire du désir.

– J'ai rêvé de ce baiser, dit-il à mi-voix, des jours et des nuits. De vous voir ainsi avec votre tête renversée, vos belles paupières closes, votre joli cou qui palpite dans la demi-lumière... Vous laisserai-je ce soir... Non, je n'en ai pas le courage. L'auberge est discrète et...

– Sire, de grâce, supplia-t-elle, ne m'entraînez pas dans une faiblesse qui me ferait horreur.

– Horreur ? Je vous ai pourtant sentie fort accessible, et il y a des consentements sur lesquels on ne peut se tromper.

– Que pouvais-je faire ? Vous êtes le roi !

– Et si je n'étais pas le roi ?

Angélique, toute sa véhémence revenue, le brava.

– Je vous aurais flanqué une paire de gifles.

Le roi, furieux, fit quelques pas de long en large.

– Vous me rendez enragé, ma parole. Pourquoi ce dédain ? Suis-je un amant si imparfait à vos yeux ?

– Sire, n'avez-vous jamais songé que le marquis du Plessis-Bellière était votre ami ?

Le jeune souverain baissa la tête avec un peu de gêne.

– Certes, c'est un ami fidèle, mais je ne crois pas lui causer grand dommage. Chacun sait que le beau dieu Mars n'a qu'une maîtresse : la guerre. Que je lui donne des armées et l'ordre de les conduire sur les champs de bataille, il n'en demande pas plus. Il est indifférent dans le domaine du cœur et il l'a prouvé maintes fois.

– Il m'a prouvé aussi qu'il m'aimait.

Le roi se souvint des racontars de la Cour, et tourna en rond comme une bête en cage.

– Mars frappé par les traits de Vénus !... Non, je ne puis y croire !... Il est vrai que vous êtes bien capable d'accomplir ce genre de miracle.

– Et si je vous disais : Sire, je l'aime, il m'aime. C'est un amour neuf et si simple. Le détruirez-vous ?...

Le roi l'observa avec attention ; un combat se livrait entre ses passions autoritaires et sa conscience d'homme.

– Non, je ne le détruirai pas, dit-il enfin avec un profond soupir. S'il en est ainsi, je m'inclinerai. Adieu, Madame. Dormez en paix. Je vous verrai demain, à l'armée, avec votre fils.

Chapitre 12

Philippe l'attendait au seuil de la tente royale. Grave dans son costume de velours bleu soutaché d'or, il s'inclina, lui prit la main et la conduisit, le poing haut levé, à travers les groupes vers la table couverte de dentelles et d'orfèvrerie où le roi allait prendre place.

– Je vous salue, Monsieur mon mari, dit Angélique à mi-voix.

– Je vous salue, Madame.

– Vous verrai-je ce soir ?

– Si le service du roi m'en laisse le loisir.

Son visage restait froid mais ses doigts serrèrent les siens d'un geste complice. Le roi les regardait s'avancer.

– Y a-t-il plus beau couple que le marquis et la marquise du Plessis-Bellière ? dit-il à son grand chambellan.

– Sire, en effet.

– Ce sont aussi tous deux d'aimables et fidèles serviteurs, dit le roi tristement. M. de Gesvres le regarda du coin de l'œil.

Angélique plongeait dans sa grande révérence. Le roi lui prit la main pour la relever. Elle rencontra son regard sombre qui la détaillait, depuis sa coiffure blonde entremêlée de pierreries jusqu'à son fin soulier de satin blanc, dépassant la robe de brocart garnie de guirlandes de bleuets. Elle était la seule femme conviée au souper du roi et parmi tous les seigneurs qui se pressaient là il y en avait beaucoup qui, depuis de longs mois de campagne, n'avaient eu le plaisir de contempler une aussi jolie femme.