Les aboiements se rapprochaient. Le cerf pourchassé devait avoir réussi à franchir la rivière. Il ne s'avouait pas vaincu et poursuivait sa course, talonné par les chiens. Il venait dans cette direction. Les cors sonnaient entraînant la chasse. Angélique se remit en marche plus lentement puis s'arrêta de nouveau. Le galop sourd des chevaux approchait. Elle sortit du couvert des arbres. Au-dessus d'elle une combe de verdure se creusait doucement, laissant apercevoir dans le bas-fond les miroitements d'un marécage. Tout alentour la forêt dressait sa barrière obscure, mais de l'autre côté l'on apercevait le ciel barré de longs nuages charbonneux, entre lesquels un soleil pâle descendait doucement. L'approche du crépuscule ouatait de brouillard le paysage, noyait les verts et les bleus profonds dont l'été parait les arbres. Mille ruisselets descendant de la colline conservaient sa fraîcheur au vallon. L'aboiement compact de la meute éclata soudain. Une forme brune bondit à l'orée du bois. C'était le cerf, une très jeune bête aux cors à peine divisés. Son galop fit jaillir des gerbes d'eau à travers le marécage. Derrière lui la masse des chiens dévala comme un fleuve blanc et roux. Puis un cheval émergea du taillis, monté par une amazone au justaucorps rouge. Presque simultanément et de toutes parts des cavaliers débouchèrent et descendirent le long de la pente herbeuse. En un instant le bucolique et tendre vallon fut envahi d'un tumulte barbare où se mêlaient les aboiements tenaces des chiens, les hennissements des chevaux, les interpellations des chasseurs et la fanfare éclatante des cors qui venaient d'entonner l'hallali. Sur le décor sombre de la forêt les riches vêtements des grands seigneurs et nobles dames se répandirent en nuées multicolores et les derniers rayons du soleil faisaient étinceler broderies, baudriers et panaches.

Cependant, le cerf, dans un suprême effort, avait réussi à rompre le cercle infernal. Profitant d'une trouée il se ruait à nouveau vers l'abri protecteur des fourrés. Il y eut des cris de déception. Les chiens embourbés se rassemblèrent avant de repartir. Angélique poussa doucement Cérès en avant et commença, elle aussi, à descendre. Le moment lui semblait propice pour se mêler à la foule.

– Inutile de poursuivre, dit une voix derrière elle. La bête n'en a plus que pour quelques instants ; traverser les bas-fonds ne servirait qu'à vous crotter jusqu'aux yeux. Si vous m'en croyez, belle inconnue, demeurez donc ici. Il y a gros à parier que les valets profiteront de cette clairière pour venir y recoupler les chiens. Et nous serons frais et nets pour nous présenter au Roi...

Angélique se retourna. Elle ne connaissait point le gentilhomme qui venait de surgir àquelques pas d'elle. Il avait un agréable visage sous une ample perruque poudrée. Son habit était fort recherché. Il ôta, pour saluer la jeune femme, un chapeau couvert de plumes neigeuses.

– Que le diable m'emporte si j'ai déjà eu l'occasion de vous rencontrer, Madame. Cela n'est pas possible car je n'aurais pu oublier votre visage.

– L'occasion ? À la Cour, peut-être ?

– À la Cour, protesta-t-il indigné. Mais j'y vis, Madame, j'y vis ! Vous n'auriez pas pu passer inaperçue à mes yeux. Non, Madame, ne cherchez pas à me duper. Vous n'êtes jamais venue à la Cour.

– Si, Monsieur.

Elle ajouta après un petit silence :

– Une fois...

Il se mit à rire.

– Une fois ? Comme c'est charmant !

Ses sourcils blonds se froncèrent, il réfléchissait.

– Quand donc ? Au dernier bal ? Non : aucune souvenance. Et même... C'est inimaginable, mais je parierais que vous n'étiez pas au rendez-vous de Fausse-Repose ce matin.

– Vous semblez connaître tout le monde ici...

– Tout le monde ? C'est vrai ! Je suis bien placé pour cela et je sais qu'il faut se souvenir des gens pour qu'ils se souviennent de vous. C'est un principe que j'ai cherché à appliquer depuis ma plus tendre jeunesse. Ma mémoire est imbattable !

– Eh bien, dans ce cas voulez-vous être mon cicérone dans cette compagnie que je connais mal ? Vous me donnerez les noms. Ainsi, je serais curieuse de savoir qui est cette amazone en rouge qui suivait de si près les chiens. Elle pique à merveille. Un homme ne pourrait aller plus vite.

– Vous tombez bien, dit-il en riant. C'est Mlle de La Vallière.

– La favorite ?

– Hé oui ! La favorite, acquiesça-t-il d'un air suffisant qu'elle ne s'expliqua pas sur-le-champ.

– Je ne la croyais pas une chasseresse si consommée.

– Elle est née à cheval. Dans son enfance elle montait sans selle les chevaux les plus fougueux.

Elle partait au galop. On la voyait sauter là-dessus comme une balle. Angélique le regarda avec étonnement.

– Vous semblez connaître de très près Mlle de La Vallière.

– C'est ma sœur.

– Oh ! fit-elle, suffoquée. Vous êtes...

– Le marquis de La Vallière pour vous servir, belle inconnue. Il ôta son chapeau et lui caressa moqueusement le nez du bout de ses plumes blanches. Elle se dégagea, un peu vexée, poussa sa monture et descendit vers le creux du vallon. La brume s'y épaississait, dissimulant les mares d'eau stagnante. Le marquis de La Vallière la suivait.

– Tenez, que vous avais-je dit ? s'exclama-t-il à nouveau. On sonne la retraite non loin d'ici. La chasse est terminée. M. du Plessis-Bellière a dû prendre son grand couteau et ouvrir bien proprement la gorge du cerf. Avez-vous jamais vu ce gentilhomme dans ses suprêmes fonctions de Grand Veneur ?... Le spectacle en vaut la peine. Il est si beau, si élégant, si parfumé qu'on le croirait à peine capable de se servir d'un canif... Eh bien ! il vous manie un coutelas comme s'il avait été élevé en compagnie de ces messieurs de l'Apport-Paris, les compagnons écorcheurs.

– Philippe était déjà célèbre dans sa jeunesse pour la mise à mort des loups, qu'il pourchassait seul dans la forêt de Nieul, dit Angélique avec une fierté naïve. Les gens du pays l'appelaient « Fariboul Loupas », ce qui peut se traduire à peu près comme « le petit lutin des loups ».

– À mon tour de vous dire que vous semblez connaître bien intimement M. du Plessis.

– C'est mon mari.

– Oh ! Par saint Hubert, la chose est plaisante !

Il éclata de rire. Il riait volontiers, par goût et par calcul. Un courtisan enjoué est le bienvenu partout. Il avait dû étudier son rire avec autant de soin qu'un acteur de l'Hôtel de Bourgogne.

Mais très vite, il s'interrompit et répéta avec souci :

– Votre mari ?... Vous êtes donc la marquise du Plessis-Bellière ?... Oh ! J'ai entendu parler de vous. N'avez-vous... Par le Ciel, n'avez-vous pas déplu au roi ?

Il la regardait presque avec horreur.

– Oh ! voici Sa Majesté, s'exclama-t-il soudain.

Et la plantant là il galopa au-devant d'un groupe qui surgissait dans la clairière. Parmi les courtisans, Angélique reconnut aussitôt le roi.

Sa mise modeste contrastait avec celle des autres seigneurs. Louis XIV aimait être à l'aise dans ses vêtements, et l'on disait que lorsqu'il se trouvait dans l'obligation de revêtir des habits d'apparat il les quittait aussitôt après la cérémonie. Pour la chasse, plus encore qu'en autre occasion, il refusait de s'embarrasser de dentelles et de franfreluches. Il portait ce jour-là un habit de drap brun, très discrètement rebrodé d'or aux boutonnières et au rabat des poches. Avec ses énormes bottes de cheval dont les revers le cuirassaient de noir jusqu'à l'aine, il était aussi simplement vêtu qu'un hobereau.

Mais à sa mine personne ne l'eût confondu avec un autre. La majesté de ses gestes, où il savait faire entrer beaucoup de grâce, de contenance et de sérénité, lui donnait en toutes circonstances un port vraiment royal.

Il tenait en main une gaule de bois léger terminée par un pied de sanglier. Cette gaule lui avait été remise solennellement au départ de la chasse par le Grand Veneur ; elle était primitivement destinée à écarter les branches qui pourraient importuner le souverain sur son passage ; elle représentait aussi, depuis des siècles, un insigne honorifique et jouait un grand rôle dans le cérémonial de la vénerie.

Aux côtés du roi se tenait l'amazone en justaucorps rouge. Animé par la passion de la course, le visage un peu maigre et sans réelle beauté de la favorite se fardait de rose. Angélique lui trouva un charme fragile qui éveilla en elle une secrète pitié. Sans bien analyser d'où venait ce sentiment il lui sembla que Mlle de La Vallière, pourtant parvenue au faîte des honneurs, n'était pas de taille à se défendre parmi la Cour. Autour d'elle Angélique reconnut le prince de Condé, Mme de Montespan. Lauzun, Louvois, Brienne, Humières, Mmes du Roure et de Montausier, la princesse d'Armagnac, le duc d'Enghien, puis plus loin Madame, la ravissante princesse Henriette, et naturellement Monsieur, le frère du Roi, flanqué de son inséparable favori le Chevalier de Lorraine. D'autres encore qu'elle connaissait moins mais qui tous portaient sur eux un même sceau de grand luxe, de santé et d'avidité. Le roi regardait avec impatience vers un petit sentier sous bois. Deux cavaliers y venaient au pas. L'un était Philippe du Plessis-Bellière portant également une légère gaule de bois doré, garnie d'un pied de biche. Ses vêtements et sa perruque étaient à peine déplacés par le désordre de la chasse.

Le cœur d'Angélique se serra de colère et de regret à la vue de sa beauté. Quelle allait être la réaction de Philippe en l'apercevant, après l'avoir laissée pantelante, quelques heures plus tôt, au fond d'un couvent ? Angélique serra les rênes dans un mouvement résolu. Elle le connaissait assez pour savoir que devant le roi il ne risquerait aucun éclat. Mais ensuite ?... Philippe retenait sa monture, un cheval blanc, afin de se maintenir au niveau de son compagnon.

Celui-ci, un vieillard au visage buriné, le menton marqué d'une mouche de poils gris à la mode ancienne, ne se hâtait pas. Il accentuait même sa lenteur, malgré l'attente visible du roi, et s'épongeait d'un air bougon.

– Le vieux Salnove estime que Sa Majesté l'a encore fait courir trop longtemps, dit quelqu'un près d'Angélique. Il se plaignait l'autre jour que du temps du roi Louis XIII on ne s'encombrait pas de tant de « coureurs » inutiles qui alourdissent la chasse et la prolongent par leur présence.

Salnove était, en effet, l'ancien Grand Veneur du feu roi. Il avait enseigné au monarque actuel les rudiments de cet art passionnant et lui en voulait de ne pas maintenir les règles traditionnelles. Faire de la chasse un plaisir de Cour ! Morbleu ! Le roi Louis XIII ne s'encombrait pas de jupons lorsqu'il lui prenait fantaisie d'aller courir les bois. M. de Salnove ne manquait pas une occasion de rappeler cette maxime à son élève. Il n'avait pas encore très bien compris que Louis XIV n'était plus le garçonnet joufflu qu'il avait hissé jadis pour la première fois sur un cheval. De son côté le roi, par courtoisie et affection, maintenait le vieux serviteur de son père à son poste. Philippe du Plessis, Grand Veneur en fait, ne l'était pas en titre. Il le montra lorsque, parvenu à quelques pas du roi, il remit au marquis de Salnove la gaule au pied de biche, insigne de son titre.

Salnove la prit et selon le cérémonial reçut à son tour des mains du roi la gaule au pied de sanglier qu'il lui avait remise au départ.

La chasse était terminée. Cependant le roi demanda d'un ton sec :

– Salnove, les chiens sont-ils las ?

Le vieux marquis souffla encore pour reprendre haleine. Son épuisement n'était pas feint. Tous ceux qui avaient participé activement à la chasse : courtisans, piqueurs et valets, étaient fourbus.

– Les chiens ? fit Salnove avec un haussement d'épaules. Oui, pas mal, comme cela.

– Et les chevaux ?

– Je crois bien.

– Et tout cela pour deux cerfs sans cors, dit le roi avec humeur.

Il jeta un regard autour de lui sur la foule amassée. Angélique eut l'impression que ce regard impavide où l'on ne pouvait rien lire, l'avait effleurée et reconnue. Elle se recula un peu.

– C'est bon, dit le roi, nous chasserons mercredi.

Il y eut un silence contraint et comme atterré. Certaines dames se demandaient avec effroi comment elles feraient pour se remettre en selle le surlendemain. Le roi répéta un peu plus haut :

– Nous chasserons après-demain, entendez-vous Salnove ? Et cette fois nous voulons un dix-cors.

– Oui, Sire, j'entends du premier mot, répondit le vieux marquis.

Il salua très bas, puis s'écarta ; mais en disant assez haut pour être entendu des invités de la chasse :

– Ce qui me pique c'est que j'entends toujours demander si les chiens et les chevaux sont las et jamais les hommes...