– Monsieur de Salnove ! le rappela Louis XIV.
Et lorsque le Grand Veneur fut à nouveau devant lui :
– Sachez que chez moi les hommes de chasse ne sont jamais fatigués... Du moins c'est ce que j'entends, moi.
Salnove s'inclina derechef.
Le roi se remit en marche, entraînant derrière lui la foule bigarrée des courtisans, qui n'avaient plus d'autre ressource que de redresser vaillamment l'échine. En passant devant Angélique, le roi marqua un temps d'arrêt. Son regard lourd et impénétrable la fixait et pourtant ne semblait pas la voir. Angélique ne baissa pas la tête. Elle se disait qu'elle avait toujours bravé sa peur et que ce n'était pas aujourd'hui qu'elle allait perdre contenance. Elle regarda le roi, puis lui sourit avec naturel. Le souverain tressaillit comme s'il avait été piqué par une abeille, et ses joues se colorèrent.
– Mais... n'est-ce pas Mme du Plessis-Bellière ? demanda-t-il avec hauteur.
– Votre Majesté a la bonté de se souvenir de moi ?
– Certes, et beaucoup plus que vous ne semblez vous souvenir de nous, répondit Louis XIV en prenant son entourage à témoin d'une telle inconscience et d'une telle ingratitude. Votre santé est-elle enfin rétablie, Madame ?
– Je remercie Votre Majesté, mais ma santé a toujours été fort bonne.
– Alors comment se fait-il que vous ayez par trois fois décliné nos invitations ?
– Sire, pardonnez-moi, mais elles ne m'ont jamais été communiquées.
– Vous m'étonnez, Madame. J'ai moi-même averti M. du Plessis de mon désir de vous voir participer aux fêtes de la Cour. Je doute qu'il ait pu être assez distrait pour l'oublier.
– Sire, mon mari a peut-être jugé que la place d'une jeune femme était en sa demeure à tirer l'aiguille plutôt que d'être détournée de ses austères devoirs par le spectacle des merveilles de la Cour.
D'un même mouvement tous les chapeaux emplumés se tournèrent, avec celui du roi, vers Philippe, qui sur son cheval blanc était la statue même d'une rage impuissante et glacée. Le roi comprit à demi. Il avait de l'esprit, et l'art de tourner avec tact les situations embarrassantes. Il éclata de rire.
– Oh ! Oh ! marquis, est-ce possible ! Votre jalousie est-elle si grande que vous n'hésitez devant aucun moyen pour soustraire à nos yeux le charmant trésor dont vous êtes propriétaire ? C'est pousser trop loin l'esprit d'avarice, croyez-moi. Je pardonne pour cette fois, mais je vous condamne à faire bonne figure aux succès de Mme du Plessis. Quant à vous, Madame, je ne veux pas vous pousser trop loin dans le chemin de l'insoumission conjugale en vous félicitant d'avoir passé outre aux décisions d'un époux par trop autoritaire. Mais votre esprit d'indépendance me plaît. Prenez donc part sans réticence à ce que vous appelez les merveilles de la Cour. Je me porte garant que M. du Plessis ne vous fera pas reproche.
Philippe, le chapeau à bout de bras, s'inclina profondément, d'un mouvement ample presque outré de soumission. Autour d'elle Angélique ne voyait plus que des sourires empressés sur des masques qui, trois secondes plus tôt, ne respiraient qu'une curiosité avide à la déchirer en mille pièces.
– Félicitations ! lui dit Mme de Montespan. Vous avez l'art de vous mettre dans des situations impossibles, mais aussi celui de vous en tirer à merveille. Cela ressemblait aux tours d'adresse des baladins du Pont-Neuf. Au visage du roi j'ai cru que vous alliez avoir toute la meute à vos trousses. L'instant d'après vous faisiez figure de victime audacieuse qui a franchi les mille obstacles et jusqu'aux murs d'une prison pour répondre coûte que coûte à l'invitation de Sa Majesté.
– Vous ne croyez pas si bien dire !
– Oh ! racontez-moi cela.
– Peut-être... un jour.
– Racontez. Ce Philippe est donc tellement épouvantable ? Quel dommage ! Lui si beau...
Angélique détourna la conversation en donnant le galop à son cheval. Par un chemin creux, cavaliers, chiens et valets descendaient le coteau de Fausse-Repose, tandis que les cors sonnaient à l'arrière pour guider les retardataires. Bientôt, dans une éclaircie, apparut le carrefour encombré par les équipages.
À l'orée du bois se tenait la compagnie de militaires loqueteux dont le commandant avait secouru Angélique et Mlle de Parajonc. Lorsque le cortège royal parut, deux joueurs de fifres et de tambourins qui se tenaient en tête commencèrent à jouer une marche militaire. Derrière eux s'ébranlèrent les deux porte-bannières, puis le chef suivi de ses officiers et de leurs petites troupes.
– Grands dieux, dit une voix de femme, quels sont ces épouvantails en loques qui osent ainsi se présenter devant le roi ?
– Remerciez le ciel de n'avoir pas eu affaire aux épouvantails de trop près dans ces dernières années, s'exclama en riant un jeune seigneur au teint vigoureux. Ce sont les révoltés du Languedoc !
Angélique demeura comme frappée par la foudre.
Le nom ! Le nom qu'elle cherchait depuis qu'elle avait distingué dans la pénombre du sous-bois le visage balafré du gentilhomme gascon, lui sautait à l'esprit :
– Andijos !
C'était Bernard d'Andijos, le gentilhomme toulousain, le joyeux pique-assiette du Gai Savoir, toujours promenant sa bedaine satisfaite d'une partie de chansons à une partie de bal. Et c'était lui qui soudain avait galopé à travers le Languedoc, semant le brandon d'une des plus terribles révoltes provinciales du temps !...
Elle revoyait, dans l'aube sale d'un triste matin, cet autre compagnon des jours heureux, le jeune Cerbaland, à demi ivre, tirant son épée et s'écriant :
– Mordious ! Vous ne connaissez pas les Gascons, Madame. Écoutez tous. Je pars en guerre contre le Roi.
Était-il là aussi, Cerbaland, parmi ces fantômes émergés d'un autre temps et qui semblait à Angélique extrêmement lointain, bien que sept années à peine se fussent écoulées depuis la condamnation inique du comte de Peyrac1, qui avait été à l'origine de tous ces troubles ?
– Les révoltés du Languedoc, répétait près d'elle la voix un peu sosotte de la jeune femme. Mais n'est-ce pas dangereux de les laisser approcher du roi ?
– Non, rassurez-vous, répondit le gentilhomme au teint coloré, qui n'était autre que le jeune Louvois, ministre de la Guerre. Ces messieurs viennent faire leur soumission. Après six années de brigandages, pillages et escarmouches contre les troupes royales, on peut espérer que notre belle province du Sud-Ouest va rentrer dans le sein de la couronne. Mais il n'a fallu rien moins qu'une campagne personnelle de Sa Majesté pour faire comprendre à ce seigneur d'Andijos l'inutilité de sa rébellion. Notre prince lui a promis la vie sauve et l'oubli de ses fautes passées. En échange, il doit s'entremettre pour calmer les capitouls2 des grandes villes du Sud. Gageons que Sa Majesté n'aura désormais de plus fidèles sujets.
– N'empêche, ils me font peur ! dit la petite dame avec un frisson.
Le roi avait mis pied à terre, imité en cela par tous les cavaliers et cavalières de son entourage.
Andijos arrivé à quelques mètres du groupe fit de même. Ses vêtements déteints, ses bottes usées, son visage barré d'une cicatrice fraîche, tout en lui contrastait avec la brillante société vers laquelle il s'avançait. Il était l'image du vaincu auquel il ne reste que l'honneur, car il gardait les yeux bien droits et la tête haute.
Arrivé devant le roi, il tira vivement son épée. Il y eut un mouvement des courtisans, qui voulaient s'interposer. Mais le Toulousain ayant appuyé son arme au sol, la brisa d'un coup sec et jeta les deux tronçons aux pieds de Louis XIV. Puis s'avançant encore d'un pas il s'agenouilla et baisa la cuisse du roi.
– Le passé est le passé, mon cher marquis, dit celui-ci en posant légèrement sa main sur l'épaule du rebelle en un geste qui n'était pas dénué d'amitié. Il est permis à chacun de se tromper, et les sujets y sont plus enclins que les rois. Ceux-ci ont reçu l'investiture divine et peuvent avec une clarté plus certaine guider les peuples. Mais ne croyez pas que ce droit soit sans devoirs ; il comporte notamment celui de pardonner. Mes sujets rebelles, lorsqu'ils ont eu l'audace de prendre les armes contre moi, m'ont donné peut-être moins d'indignation que ceux qui, se tenant près de ma personne, me rendaient devoirs et assiduités alors que je savais qu'en même temps ils me trahissaient et n'avaient pour moi ni véritable respect, ni véritable affection. J'aime la franchise des actions. Relevez-vous, donc, marquis. Je regrette seulement que vous ayez brisé votre vaillante épée. Vous m'obligerez à vous en offrir une autre, car je vous nomme colonel et vous confie quatre compagnies de dragons. Maintenant accompagnez-moi jusqu'à mon carrosse. Vous y prendrez place, et je vous invite à Versailles.
– Votre Majesté m'honore, dit le brave Andijos dont la voix tremblait, mais je ne suis pas en état de me montrer à ses côtés. Mon uniforme...
– Qu'à cela ne tienne ! J'aime une livrée qui sent la poudre et la guerre. La vôtre est glorieuse. Je vous la rendrai. Vous porterez aux prochaines fêtes le même justaucorps bleu à revers rouges, mais qui sera brodé d'or au lieu d'être troué par les balles. Et cela me donne une idée... Savez-vous, messieurs, continua Louis XIV en se tournant vers ses familiers, que depuis longtemps j'ai dans l'esprit de créer un habit pour ceux que je tiendrai plus particulièrement en estime. Qu'en dites-vous ? L'Ordre des Justaucorps bleus ?... M. d'Andijos en serait le premier chevalier.
Les courtisans applaudirent à cette trouvaille. On pouvait déjà deviner que les justaucorps bleus feraient l'objet de compétitions acharnées... Bernard d'Andijos présenta ses trois principaux officiers.
– J'ai donné ordre pour que votre compagnie soit reçue cordialement ce soir et puisse faire bombance, dit le roi. M. de Montausier, veuillez prendre en charge tous ces braves. Ensuite chacun courut vers son équipage.
Assoiffés, les chasseurs appelaient les limonadiers, petits marchands attitrés de la Cour et qui la suivaient dans ses moindres déplacements. Le temps de s'envoyer un gobelet au fond du gosier, il fallait déjà repartir. La nuit tombait. Le roi était impatient de regagner Versailles. Les lanternes et les torches s'allumèrent.
Angélique, tenant Cérès par la bride, ne savait à quel parti se résoudre. Elle était encore sous le coup de l'émotion que lui avait causée l'apparition d'Andijos et des révoltés du Languedoc. La voix du roi qui lui était parvenue – voix très belle et qui, malgré sa jeunesse, avait parfois des inflexions paternelles – était tombée sur son cœur effrayé et endolori, comme un baume. Elle avait pris pour elle certaines paroles. Se ferait-elle reconnaître d'Andijos ? Lui parlerait-elle ? Que pourraient-ils se dire ? Un nom serait entre eux. Un nom qu'ils n'oseraient prononcer. Et la grande ombre noire du supplicié planerait sur eux, éteignant l'éclat des lampions de la fête... Un carrosse, en tournant, la frôla.
– Que faites-vous ? lui cria Mme de Montespan par la portière. Où est votre équipage ?
– À vrai dire je n'en ai point. Ma voiture a versé dans un fossé.
– Montez donc avec moi.
Un peu plus loin elles chargèrent Mlle de Parajonc et Javotte, et tout le monde s'en revint sur Versailles.
Chapitre 4
Les bois, à l'époque, enserraient étroitement le château. En débouchant du couvert des arbres on l'apercevait tout proche sur sa colline, et dans la nuit les hautes fenêtres scintillaient, envahies par les étoiles mouvantes des flambeaux qui allaient et venaient. L'animation était grande. Le roi avait fait porter un ordre comme quoi il ne repartirait pas dans la soirée à Saint-Germain, ainsi que prévu. Il allait demeurer trois jours encore à Versailles. Au lieu de plier bagage il fallait au contraire prévoir le coucher de Sa Majesté, de sa Maison et de ses invités d'honneur, installer le cantonnement des chevaux, organiser les repas. L'avant-cour était tellement encombrée de véhicules, de soldats et de valets que l'équipage de Mme de Montespan dut faire halte sur la place. Les dames descendirent. Athénaïs fut aussitôt happée par un groupe joyeux. Angélique s'attarda près de Mlle de Parajonc.
– Il faut vous hâter pour ne pas manquer la cérémonie de la curée, dit la vieille fille d'un air entendu.
– Qu'allez-vous devenir ? interrogea Angélique.
– Je vais m'asseoir sur cette borne cavalière. Ce sera bien le diable si je n'aperçois pas quelque visage de connaissance parmi ceux qui s'en retournent sur Paris. Je ne suis pas invitée du Roi, moi. Dépêchez-vous, ma belle. Tout ce que je vous demande c'est que vous veniez me faire le récit des enchantements vécus dans le rayonnement de l'astre.
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