Angélique le lui promit, l'embrassa et la laissa là, dans la nuit brumeuse, avec sa mante et son bonnet à rubans rosés d'un autre âge, son vieux visage blanc et sa naïve joie d'avoir pu approcher de si près la Cour, en ce jour mémorable.

Angélique, elle, franchissait le cercle magique et montait vers les élus.

« Dans le rayonnement de l'astre », se répéta-t-elle tandis qu'elle atteignait à travers la cohue le point de concentration de la foule.

C'était tout au fond contre le bâtiment central du château, dans la troisième petite cour qu'on appelait la Cour des Cerfs. Sous l'apparent désordre le triage des personnalités qui devaient entourer le Roi pendant la curée était fort surveillé. Angélique fut arrêtée par un garde suisse à hallebarde, et un maître des cérémonies s'informa respectueusement de ses titres. Dès qu'elle eut décliné son nom il la laissa passer et la guida même à travers les escaliers et les salons jusqu'à l'un des balcons du premier étage, qui donnait sur la Cour des Cerfs. Celle-ci était illuminée d'innombrables torches. La façade de briques rosés du palais, où se mouvaient des ombres empanachées, en était comme embrasée et les mille arabesques des balcons, des gouttières, des pots-à-feu, dorés à la feuille d'or, étincelaient en de chatoyantes broderies sur un fond pourpre.

*****

La sonnerie des cors éclata.

Le roi s'avança au balcon central, la reine à ses côtés. Les princesses du sang, les princes, les gentilshommes de premier rang les entouraient. Du fond de la nuit, montant la colline, l'aboiement de la meute s'approchait. Deux valets de chiens émergèrent de l'ombre à la grille de la Cour des Cerfs et entrèrent dans le cercle de clarté. Ils traînaient une sorte de paquet innommable d'où dégoulinaient le sang et des lambeaux de boyaux ; c'était la mouée, composée par les viscères des deux cerfs tués et que l'on transportait sur la peau d'une des bêtes fraîchement écorchée. Derrière eux d'autres piqueurs en livrée rouge apparurent, ayant sur leurs talons la meute des chiens affamés qu'ils tenaient en respect avec de longs fouets.

Philippe du Plessis-Bellière descendit le perron à leur rencontre, ayant en main la gaule au pied de biche. Il avait eu le temps de revêtir un uniforme étincelant, rouge aussi, mais avec quarante boutonnières dorées, horizontales, et vingt verticales sur les deux poches. Ses bottes de cuir jaune, étaient à talons rouges, avec des éperons de vermeil.

– Il a la jambe aussi bien faite que celle du roi, commenta quelqu'un près d'Angélique.

– Mais sa démarche a moins de grâce. Philippe du Plessis a toujours l'air de partir en guerre.

– N'oublions pas qu'il est aussi maréchal.

Le jeune homme fixait avec attention le roi au balcon. Celui-ci fit un signe de sa gaule personnelle.

Philippe remit alors son insigne au page qui le suivait. Il s'avança vers les valets et leur prit à pleines mains la charge gluante. Son riche habit de soie, de dentelles et de passementeries fut immédiatement inondé de sang. Impassible et magnifique le gentilhomme porta la mouée jusqu'au centre de la cour et l'y déposa devant le demi-cercle des chiens dont les jappements et les abois se multipliaient jusqu'à se transformer en rauques hurlements. Les piqueurs les tenaient en respect sous le fouet, répétant :

– Arrière !... chiens, arrière !

Enfin, sur un autre signe du roi, ils furent lâchés. Ils commencèrent à dévorer avec des clappements de gueule féroces. Leurs dents aiguës brillaient. On sentait que ces chiens, entraînés journellement, nourris de viande crue, étaient de véritables fauves. Il fallait à ceux qui les dressaient et les disciplinaient des qualités de belluaires. Philippe se tenait plus proche que tous les autres du cercle sauvage, sans autre arme qu'une mince cravache. Il en frappait parfois, comme négligemment, les limiers pris de querelle et prêts à s'entr'égorger. Et les bêtes aussitôt se séparaient grondantes, mais matées. L'audace et le sang-froid du Grand Louvetier, ainsi debout avec ses somptueux habits ensanglantés et sa tête dédaigneuse si blonde, ses dentelles, ses bagues, ajoutaient un élément étrange et séduisant au spectacle sauvage.

Angélique, partagée entre le dégoût et une exaltation passionnée ne pouvait détourner les yeux. Tous les assistants étaient, comme elle, fascinés.

– Mordious ! grommela près d'elle une voix d'homme, à le voir on ne le croirait capable que de croquer des dragées et de conter fleurette. Eh bien ! de ma vie je n'ai rencontré un homme de chasse qui osât se mêler de si près à la curée sans risquer d'être attaqué.

– Vous l'avez dit, Monsieur, approuva le marquis de Roquelaure qui se tenait sur le même balcon. Quand vous vous serez un peu familiarisé avec la Cour vous entendrez souvent répéter que notre Grand Louvetier est un des personnages les plus curieux de toute la compagnie.

– Je vous crois sans peine, Monsieur, répondit Bernard d'Andijos. Dans le mouvement qu'il fit pour saluer son interlocuteur il découvrit le visage d'Angélique tourné vers lui. À la lueur vive des torches ils se reconnurent. Angélique eut un petit sourire triste.

– Tu quoque Brute3, murmura-t-elle.

– C'est donc bien vous, Madame, fit-il d'une voix étouffée. Dans la forêt, ce tantôt j'hésitais. Je n'en croyais pas mes yeux. Vous ici... à la Cour... VOUS, Madame ?

– Comme vous y êtes vous-même, monsieur d'Andijos.

Il voulut dire quelque chose, avec un élan de protestation, mais se tut. Leurs regards se quittèrent et revinrent vers la Cour des Cerfs, où l'on venait de jeter les deux carcasses en pâture. Les os craquaient sèchement. Poursuivant le ballet barbare les piqueurs tournaient autour de la meute, claquant leurs fouets, criant :

– Hallali ! chiens... Hallali ! Hallali !

– On lutte, murmura Andijos, on frappe, on tue... C'est comme un feu qui vous dévore... À la fin, la révolte... devient une habitude... On ne peut plus arrêter l'incendie... Et un jour on ne sait plus pourquoi l'on hait, ni pourquoi l'on se bat... Le Roi est venu !

Six années de guérillas sans merci, sans espoir, avaient touché d'amertume son âme joviale et bon enfant. Six années à mener une vie de brigand, de gibier traqué à travers ces terres arides du Midi, où le sang versé sèche trop vite, devient noir. Acculés, ses partisans et lui, aux dunes sablonneuses des Landes, enlisés, rejetés à la mer, ils avaient vu venir ce roi plein de clémence, ce jeune roi implacable, mais qui leur disait

« Mes enfants... »

– Ce roi est un grand Roi, dit Andijos d'un ton ferme. Il n'y a pas de déshonneur à le servir.

– Vous parlez d'or, très cher, acquiesça derrière eux la voix du marquis de Lauzun.

Une main posée sur l'épaule d'Angélique l'autre sur celle d'Andijos il passa entre eux son visage rieur, toujours grimaçant de quelque malice.

– Me reconnaissez-vous, moi Antonin Nompar de Caumont de Péguilin de Lauzun ?

– Comment ne vous reconnaîtrais-je pas ? grogna Andijos. Nous avons commis nos premières sottises ensemble. Et même pas mal d'autres. La dernière fois que nous nous sommes vus...

– Oui... Hum ! Hum ! toussota Péguilin, s'il m'en souvient bien nous étions tous les trois au Louvre...

– Et vous croisiez le fer avec Monsieur, frère du roi...

– Qui venait d'essayer d'assassiner Madame ici présente.

– Avec l'aide de son cher ami le chevalier de Lorraine.

– Mes exploits m'ont valu la Bastille, dit Lauzun.

– Et à moi, de devenir un hors-la-loi.

– Quant à vous, Angélique mon ange, quel sort vous a donc été réservé à la suite de cette mémorable soirée ?

Ils l'interrogeaient du regard, mais elle ne répondit pas, et ils comprirent son silence. Le marquis d'Andijos poussa un profond soupir.

– Je ne pensais pas, certes, que nous nous reverrions un jour ainsi.

– Ne vaut-il pas mieux se revoir ainsi que de ne pas se revoir du tout ? fit remarquer l'aimable Péguilin. La roue tourne, Monsieur, frère du roi, se tient à quelques pas de nous, toujours tendrement appuyé sur le bras de son favori, mais nous autres nous sommes bien vivants... et bien en place ce me semble. Paix au passé comme l'a si bien dit Sa Majesté aujourd'hui même. Et prudence, mes agneaux !... Veillons à ce que l'œil du maître ne se pose pas sur notre groupe, prêt à y voir le bourgeon d'une cabale en puissance. Prudence !... Je vous aime, mais je vous fuis...

Un doigt sur les lèvres comme un valet de comédie il les quitta et se faufila à l'autre extrémité du balcon.

Sur le pavé de la Cour des Cerfs il ne restait plus que des débris de carcasses bien nettoyées. Le dernier valet des chiens planta sa fourche dans le forhu, constitué de la panse lavée des deux cerfs, et se mettant à marcher il appela les chiens :

– Taïaut ! Taïaut !– les guidant vers le chenil.

Les cors annonçaient la dernière phase de la curée.

Puis ce fut la sonnerie de la retraite.

On quitta les balcons.

À l'entrée des salles illuminées l'incorrigible Péguilin de Lauzun, gesticulant, singeait un boni-menteur de foire :

– Réjouissez-vous, mesdames et messieurs. Vous avez assisté au spectacle le plus époustouflant qu'on ait vu jusqu'à ce jour : M. le marquis du Plessis-Bellière dans son numéro de grand dompteur. Vous avez frémi, messieurs. Vous avez tremblé, mesdames. Vous auriez souhaité être louves pour avoir à vous plier sous la férule d'une si belle main. Et maintenant les fauves sont repus, les dieux sont satisfaits. Il ne reste plus rien du cerf qui ce matin bramait glorieusement au fond des bois. Venez, mesdames et messieurs. Allons danser !...

Chapitre 5

On ne dansa point car la musique du roi, dont ses vingt-quatre violons, n'était pas encore parvenue de St-Germain. Mais tout autour du grand salon du rez-de-chaussée des gaillards aux poitrines larges soufflaient dans des trompettes. Ces fanfares martiales étaient destinées à soulever l'émulation des estomacs. Des officiers de la Bouche commençaient à défiler apportant d'innombrables bassins d'argent fin emplis de friandises, de parfums, de fruits. Déjà sur quatre grandes tables enjuponnées de nappes damassées, on avait dressé des plats, les uns abrités de cloches de vermeil ou d'or, les autres maintenus au chaud sur des coupes de métal remplies de braise ; d'autres encore étalaient à la convoitise des regards ; perdreaux en gelée, faisans en macédoine, rôts de chevreuil, pigeons à la cardinal, cassolettes de riz au jambon. Au centre de chaque table il y avait un grand plat de fruits d'automne autour desquels étaient huit porte-assiettes garnis de figues et de melons. Angélique qui apportait un œil professionnel aux choses gastronomiques dénombra huit entrées dans les intervalles des rôtis et quantités de salades dans les vides. Elle admira la beauté du linge, parfumé à l'eau de nèfle, l'art des serviettes pliées en toutes sortes de formes. Et il ne s'agissait que d'une « simple » collation !

Le roi s'y assis seul avec la reine, Madame et Monsieur. Le prince de Condé voulut à toute force les servir la serviette à l'épaule, ce qui mit M. de Bouillon, le grand chambellan chargé de ces fonctions, hors de lui : Il n'osa pas trop manifester étant donné la haute parenté du prince.

À part cet incident tout le monde se pourlécha de bon cœur. Les couvercles soulevés révélaient quatre hures de sanglier, énormes et noires, nageant dans un ragoût de truffes vertes et dégageant une odeur divine, des coqs de bruyère avec toutes leurs plumes rouges et bleues, des lièvres farcis de dragées au fenouil, et tant de potages qu'on ne pouvait les goûter tous. On leur préférait les vins rouges agréablement choisis parmi des crus mineurs mais bien corsés, et qu'on venait de tiédir dans les jarres en y plongeant une barre de métal rougie. Angélique se régala d'une caille à la poêle et de quelques salades que le marquis de La Vallière lui passait avec empressement. Elle but un verre de vin de framboise. Le marquis insistait pour qu'elle prît du rossoli, « la liqueur du badinage ». Un page leur porterait deux verres dans l'encoignure d'une fenêtre et l'on badinerait. Elle se déroba. Sa curiosité et sa gourmandise satisfaites, elle songea de nouveau à Mlle de Parajonc assise sur sa borne dans les brouillards marécageux du soir. Dérober pour sa vieille amie les reliefs de la table royale était du dernier commun ; pourtant c'est ce qu'elle fit avec dextérité. Dissimulant dans les larges plis de sa robe un pain sablé d'amandes et deux belles poires elle se glissa hors de la cohue. À peine avait-elle fait quelques pas au-dehors qu'elle fut hélée par Flipot. Il lui apportait son manteau, une lourde cape de satin et velours qu'elle avait laissée tantôt dans le carrosse de Léonide.