– Moi, je trouve que vous vous frappez beaucoup trop pour votre « POUR », dit-elle en se retenant d'éclater de rire. C'est un oubli d'un des fourriers, voyons, Philippe. Sa Majesté a toujours pour vous la plus grande estime. N'est-ce pas vous qui avez été désigné pour porter ce soir « le bougeoir » au coucher du Roi ?

– Eh bien, non, fit-il, et voilà bien la preuve du mécontentement du roi à mon égard. Cet insigne honneur vient de m'être retiré il y a quelques instants à peine !

Les éclats de voix du jeune homme avaient attiré dans le couloir les occupants des chambres voisines.

– Votre femme a raison, marquis, intervint le duc de Gramont, vous vous frappez à tort. Sa Majesté a pris Elle-même la peine de vous avertir que si Elle vous demandait de renoncer ce soir au « bougeoir » c'était pour en honorer le duc de Bouillon qui ne se remettait pas d'avoir été obligé de céder son service à Monsieur le Prince pendant la collation.

– Mais le POUR ? Pourquoi pas de POUR ? cria Philippe en frappant de nouveau la porte avec désespoir. C'est à cause de cette garce-là que je vois diminuer ma faveur !

– Et en quoi suis-je fautive pour votre sacré POUR ? cria à son tour Angélique gagnée par la colère.

– Vous mécontentez le roi par vos retards à ses invitations, vos arrivées intempestives...

Angélique suffoquait.

– Vous osez me reprocher cela, alors que c'est vous qui... qui... Tous mes carrosses, tous mes chevaux partis...

– En voilà assez, dit froidement Philippe.

Il leva la main. La jeune femme sentit que sa tête éclatait et elle vit papillonner l'éclat des chandelles sur un fond sombre. Elle porta la main à sa joue.

– Allons ! Allons ! marquis, dit le duc de Gramont, ne soyez pas brutal.

Angélique avait l'impression de n'avoir jamais subi pareille mortification. Giflée ! Devant ses domestiques et devant les courtisans, au cours d'une scène de ménage sordide. Le rouge de la honte au front, elle appela Javotte et Flipot, qui sortirent de la pièce un peu ahuris, l'un portant la « layette » et l'autre le manteau.

– C'est cela, dit Philippe, allez coucher où vous voudrez et avec qui vous voudrez.

– Marquis ! Marquis ! Ne soyez pas grossier, intervint une fois de plus le duc de Gramont.

– Monseigneur, « charbonnier est maître en sa cassine », répliqua l'irascible gentilhomme en fermant sa porte au nez de l'attroupement.

Angélique se fraya un passage et s'éloigna sous les commentaires faussement apitoyés et les sourires ironiques. Un bras surgissant d'une porte la happa.

– Madame, dit le marquis de La Vallière, il n'y a pas une femme dans Versailles qui ne souhaiterait recevoir de son époux l'autorisation que vous a donnée le vôtre. Prenez donc au mot ce grossier personnage et acceptez mon hospitalité.

Elle se dégagea avec impatience.

– Je vous en prie, Monsieur...

Elle voulait fuir au plus vite. En descendant les vastes escaliers de marbre, deux larmes de dépit perlaient à ses yeux.

« C'est un sot, un esprit mesquin sous des airs de grand seigneur... Un sot ! Un sot ! »

Mais c'était un sot dangereux et elle avait forgé elle-même les chaînes qui la liaient à lui, elle lui avait donné des droits redoutables, ceux d'un époux sur son épouse. Acharné à se venger d'elle, il ne lui ferait aucune grâce. Elle devinait avec quelle ténacité sournoise et quelle satisfaction il poursuivrait le but de l'asservir, de l'humilier. Elle ne connaissait qu'un défaut à son armure : le sentiment extraordinaire qu'il portait au roi et qui n'était ni de la crainte, ni de l'amour mais une fidélité exclusive, un dévouement invincible. C'était sur ce sentiment qu'il fallait jouer. Se faire du roi un allié, obtenir de lui une charge permanente à la Cour, qui obligerait Philippe à s'incliner devant ses obligations, peu à peu mettre Philippe dans l'alternative ou de déplaire au roi, ou de renoncer à tourmenter sa femme. Et le bonheur, dans tout cela ? Ce bonheur auquel, malgré tout, elle avait rêvé timidement lorsqu'un soir, dans le silence de la forêt de Nieul, la lune s'était levée toute ronde au-dessus des tourelles blanches du petit château Renaissance, pour célébrer sa nuit de noces... Amère défaite ! Amer souvenir !

Près de lui tout avait échoué.

Elle douta de ses charmes et de sa beauté. De ne pas se sentir aimée une femme ne se sent plus aimable. Pourrait-elle poursuivre le combat dans lequel elle s'était engagée ? Elle savait ses propres faiblesses. C'était de l'aimer et aussi de lui avoir fait du mal. Dans son âpre ambition, sa volonté forcenée de triompher de l'adversité, elle l'avait contraint, acculé, lui mettant en main le marché ou de l'épouser ou de jeter son nom et celui de son père à la colère du roi. Il avait préféré l'épouser, mais il ne pardonnait pas. Par la faute d'Angélique, la source sur laquelle ils auraient pu se pencher tous deux était polluée, la main qu'elle aurait pu lui tendre lui faisait horreur.

Angélique regarda ses deux mains blanches, ouvertes devant elle, avec découragement et tristesse.

– Quelle tache ne pouvez-vous y effacer, ô ravissante Lady Macbeth ? demanda près d'elle la voix du marquis de Lauzun.

Il se pencha.

– Où est le sang de votre crime ?... Mais vos menottes sont glacées, ma jolie. Que faites-vous dans cet escalier à courants d'air ?

– Je n'en sais rien.

– Esseulée ?... Avec de si beaux yeux ? C'est impardonnable. Venez donc chez moi.

Un groupe de jeunes femmes les joignit avec des exclamations. Mme de Montespan était parmi elles.

– Monsieur de Lauzun, nous vous cherchions. Ayez pitié de nous.

– Voici une pitié bien facile à faire naître en mon cœur. En quoi puis-je vous être agréable, mesdames ?...

– Logez-nous. Il paraît que le roi vous a fait construire un hôtel dans le hameau. Ici nous n'aurons même pas droit à un carreau dans l'antichambre de la reine.

– Mais n'êtes-vous pas filles de la reine vous-mêmes ainsi que Mme du Roure et Mme d'Artigny ?

– Si fait, mais notre chambre habituelle a été toute démolie par les peintres. Il paraît qu'on veut y mettre Jupiter et Mercure... au plafond. En attendant, ces dieux nous chassent...

– Eh bien, ne vous désolez pas. Je vous conduis toutes à mon hôtel.

Ils sortirent. Dehors le brouillard devenait de plus en plus dense, apportant l'odeur de la forêt proche.

Lauzun appela un laquais avec une lanterne et guida le groupe des jeunes femmes en contrebas de la colline.

– C'est ici, dit-il en s'arrêtant devant un amoncellement de pierres blanches.

– Ici ? Quoi donc ?

– Mon hôtel. Il est bien vrai que le roi m'en fait bâtir un, mais on n'a encore posé que la première pierre.

– Vous êtes un mauvais plaisant ! siffla Athénaïs de Montespan furieuse. Nous faire geler jusqu'aux moelles, patauger dans les gravats...

– Prenez garde de ne pas tomber aussi dans un trou, prévint Péguilin obligeant. On a beaucoup remué de terre par ici.

Mme de Montespan repartit, trébucha à plusieurs reprises et se tordit la cheville. Elle éclata de nouveau en imprécations et jusqu'au château décerna au marquis des épithètes que n'eussent pas désavouées les soldats du corps de garde.

Lauzun riait encore lorsque le marquis de La Vallière, en passant, lui cria qu'il allait être en retard pour « la chemise ». Le roi gagnait sa chambre et les gentilshommes se devaient d'être présents au « petit coucher » lorsque le premier valet donnerait la chemise au Grand Chambellan, qui lui-même la passerait à Sa Majesté. Le marquis de Lauzun quitta précipitamment ces dames, non sans leur confirmer qu'il leur offrait quand même l'hospitalité... dans sa chambre, qui était située « quelque part là-haut ». Les quatre jeunes femmes, suivies de Javotte, regagnèrent donc les combles où la presse était, selon l'expression de Mme de Montespan, « à faire craquer les boiseries ». Après bien des recherches elles finirent par découvrir l'inscription honorifique sur une petite porte basse :

« POUR le marquis Péguilin de Lauzun. »

– Heureux Péguilin ! soupira Mme de Montespan. Il a beau faire toutes les sottises du monde le roi continue à le traiter en favori. C'est pourtant un homme d'une taille peu avantageuse et d'une mine médiocre.

– Mais il compense ces deux défauts par deux grandes qualités, dit Mme du Roure. Il a beaucoup d'esprit et un je ne sais quoi qui fait que quand une dame le connaît une fois elle ne le quitte pas volontiers pour un autre.

C'était sans doute aussi l'avis de la jeune Mme de Roquelaure, que l'on trouva dans la chambre en très simple appareil ; sa servante achevait de lui passer une chemise de linon brodée de dentelles arachnéennes et destinée à ne voiler aucun des avantages de la belle. Après un moment de trouble elle se ressaisit et dit très gracieusement que, puisque M. de Lauzun envoyait de ses amies se mettre à couvert chez lui elle aurait tort de le prendre en mauvaise part. C'était bien le moins qu'on s'entraidât en une circonstance aussi exceptionnelle qu'un séjour à Versailles.

Mme du Roure était enchantée car elle avait depuis longtemps soupçonné Mme de Roquelaure d'être la maîtresse de Péguilin et elle en avait enfin la certitude. La chambre n'avait de vaste que sa lucarne ouverte sur les bois. Le lit à courtines que les valets achevaient d'y dresser l'emplissait tout entière. Lorsque tout le monde fut entré il n'y avait plus moyen d'y tourner. Heureusement, vu son exiguïté, il y faisait chaud et le feu dans la petite cheminée flambait joyeusement.

– Ça, fit Mme de Montespan en retirant ses souliers boueux, débarrassons-nous un peu de l'esprit de ce maudit Péguilin.

Elle roula aussi ses bas trempés, et ses compagnes l'imitèrent. Elles s'assirent toutes quatre sur le carreau dans leurs grandes jupes et tendirent leurs jolis pieds à la flamme.

– Si l'on mangeait des croquignoles rôties ? proposa encore Athénaïs.

La servante fut envoyée aux cuisines, en revint avec un marmiton en bonnet blanc qui portait une corbeille remplie de pâte crue et une longue fourchette à deux dents. On l'installa dans un coin de l'âtre avec ses ustensiles. Mme d'Artigny tira de son aumônière un petit tapis en peluche qu'elle étala et un jeu de cartes qu'elle se mit à battre prestement.

– Jouez-vous ? demanda-t-elle à Mme du Roure.

– Volontiers.

– Et vous, Athénaïs ?

– Je n'ai plus un sol. J'ai tout perdu hier soir chez Mme de Créqui.

Angélique se récusa. Elle voulait parler avec Mme de Montespan. Mme d'Artigny insistait ; il fallait être quatre pour sa partie. En désespoir de cause elle embaucha l'un des valets et le gâte-sauce.

– J'savions point jouer avec des cartes, M'dame, fit le gamin intimidé.

– Alors faisons une bassette, dit la comtesse en prenant un cornet à dés.

– Et moi, M'dame la Comtesse, j'avions point trop d'argent à perdre, dit le valet sournois.

Mme d'Artigny leur jeta à tous deux une bourse, tirée de son inépuisable aumônière.

– Voilà pour commencer. Et vous n'avez pas besoin de vous fendre la bouche jusqu'aux oreilles. Je m'en vais vous regagner ça en quelques coups.

Ils commencèrent à jeter les dés. Le marmiton tenait d'une main le cornet et de l'autre sa fourchette à croquignoles.

M. de Lauzun revint, accompagné d'un gentilhomme de ses amis. Celui-ci prit la place du valet. M. de Lauzun et Mme de Roquelaure s'allèrent mettre au lit. Une fois qu'ils eurent tiré les courtines on ne s'occupa plus d'eux.

Angélique prenait du bout de ses doigts les friandises brûlantes et les grignotait mélancoliquement en songeant à Philippe. Comment le réduire, comment le vaincre, ou tout au moins comment échapper à sa vindicte et ne pas lui permettre de gâcher sa destinée si péniblement échafaudée ?

Elle se rappelait les conseils de ce philosophe de la pègre Cul-de-Bois, lorsque du fond de son antre où il trônait dans son plat de bois il lui disait :

– Ne te laisse pas dominer par Calembredaine, sinon tu mourras... De l'autre mort, la pire, celle de toi-même...

Mais pouvait-on comparer le grossier Calembredaine au marquis raffiné ?... Angélique en arrivait à se demander si ce n'était pas ce dernier qui était le plus redoutable ?... Un jour viendrait où ses tracasseries stupides, comme celle des carrosses dérobés, céderaient peut-être à des voies de fait plus dangereuses. Il savait, lui, comment l'atteindre. En ses fils, ou en sa liberté. S'il lui prenait la fantaisie cruelle de torturer Florimond et Cantor ainsi qu'il l'avait déjà fait, comment pourrait-elle les défendre ?... Heureusement les deux petits garçons étaient à l'abri à Monteloup où ils se faisaient du bon sang en courant la campagne avec les petits croquants du Poitou. Leur sort n'était pas pour elle un souci immédiat. Elle se dit qu'elle était bien sotte de se morfondre en terreurs imaginaires, alors qu'elle vivait sa première nuit à la Cour, à Versailles.