– Souhaiteriez-vous que ce soit pour vous parler d'autre chose ?
Angélique, les yeux baissés sur la carte, secoua la tête, refusant de rencontrer son regard.
– Non ! Parlons donc de la Perse. Quel intérêt ce lointain pays peut-il avoir pour le royaume de France ?
– Un intérêt dont l'objet ne vous sera pas indifférent, Madame : la soie. Savez-vous qu'elle représente les trois quarts de nos importations ?
– Je l'ignorais. C'est énorme. Nous avons donc besoin de tant de soie en France ? Pour quoi faire ?
Le roi éclata de rire.
– Pour quoi faire ? Et c'est une femme qui demande cela ! Mais ma très chère, croyez-vous que nous pourrions nous passer de nos brocarts, de nos satins, de nos bas à vingt-cinq livres, de nos rubans, de nos chasubles ? Non, plutôt nous priver de pain. Les Français sont ainsi faits. Leur grande affaire ce n'est pas les épices, ni l'huile, ni le blé, ni la quincaille, ni toutes les choses grossières : c'est la mode.
« Monsieur de Richelieu, au temps de mon père, avait cherché à imposer une certaine austérité dans les toilettes...
« Vous connaissez le résultat : il n'a réussi qu'à faire monter le prix des tissus devenus rares et clandestins. Et voici où le bât nous blesse et où un nouvel accord commercial avec le Shah de Perse prend son importance : il faut de la soie aux Français mais elle est trop chère. C'est une entreprise ruineuse.
Il énuméra avec souci :
– Redevance aux Persans... Péage aux Turcs pour laisser passer la marchandise... Péage aux divers intermédiaires génois, messins ou provençaux... Il faut une autre solution.
– M. Colbert n'envisage-t-il pas de remplacer ces lourdes importations par une fabrication locale ? Il m'a parlé de transformer les manufactures de Lyon.
– Projet à longue échéance. Nous n'avons pas encore le secret des procédés orientaux pour la fabrication des brocarts ou des lamés. Les mûriers que j'ai donné ordre de planter dans le Midi n'arriveront pas à maturité avant de longues années.
– Et ils ne fourniront pas pour autant une soie égale à celle de Perse. Ce sont des mûriers à baies noires. Tandis qu'en Perse les vers sont nourris par les mûriers à baies blanches, qui poussent sur les hauts plateaux.
– Qui donc vous a si bien renseignée ?
– Son Excellence Bachtiari bey.
– Il vous a parlé du commerce des soieries ? Il soupçonne donc que ce doit être la partie importante de notre entretien ? Vous a-t-il paru au courant de nos difficultés ?
– Soliman bey est un fin lettré, poète, et raffiné... à sa manière ; il possède l'oreille du roi de Perse pour tous ses talents de Cour, mais il a également d'autres qualités, moins appréciées là-bas mais plus dangereuses pour nous : c'est un excellent homme d'affaires, qualité assez rare pour un prince de son rang, les grands seigneurs persans ayant abandonné en général tout commerce aux Arméniens et aux Syriens.
Le roi soupira d'un air résigné.
– Décidément je dois me rendre aux raisons de M. Colbert et du Révérend Père Joseph. Vous semblez bien la seule personne capable de débrouiller ce difficile écheveau... De soie.
Ils se regardèrent en riant, comme des complices liés par une entente qui n'avait pas besoin de s'exprimer. Une lueur parut dans les yeux du roi.
– Angélique... fit-il d'une voix sourde.
Puis se ravisant, il reprit d'un ton naturel :
– Tous ceux que j'ai envoyés près de lui ne m'ont dit que des imbécillités. Que ce soit Torcy ou Saint-Amon, ils me le présentent comme un grossier barbare, incapable de se plier à nos usages, et considérant sans respect le roi dont il est l'hôte. Or, mon instinct m'avertissait qu'il est bien tel que vous me le décrivez : fin et madré, cruel et délicat.
– Je suis persuadée, Sire, que si vous aviez pu le rencontrer à la place de vos plénipotentiaires, les difficultés n'auraient pas surgi. Vous avez le don de pénétrer d'un coup d'œil l'intime de chacun.
– Hélas ! Les rois ne peuvent faire eux-mêmes certaines démarches. Mais ils doivent savoir appliquer diverses personnes à diverses choses selon leurs divers talents. C'est cette tâche qui est peut-être la première et constitue le plus grand talent des princes. J'y ai failli en ne prenant pas assez de soin de ceux que j'envoyais au-devant de l'ambassadeur. Saint-Amon, chevronné dans sa charge d'adjoint introducteur des ambassades, me semblait tout désigné. Je n'ai point réfléchi aux défauts qu'il présente. C'est un huguenot, et comme tous ceux de sa religion, un esprit chagrin et soupçonneux, plus enclin à imposer à tort et à travers les principes de sa conscience rigide qu'à servir avec souplesse les intérêts de son roi. Ce n'est pas la première fois que je fais réflexion au sujet de ces gens de la religion réformée. Les meilleurs échappent au contrôle par la curieuse intransigeance de leurs préceptes. Je veillerai désormais à n'en plus avoir dans mes hauts services.
Il eut un geste de la main, comme s'il traçait d'un trait de plume une infranchissable barrière. Son visage, qui s'était durci, retrouva sa calme expression habituelle.
– Vous avez eu la bonne grâce de revenir à temps, Madame, pour nous aider.
– Votre Majesté ne parlait pas ainsi ce matin...
– Je le reconnais. Il est d'un petit esprit que de vouloir ne s'être jamais trompé. Je sais ce que je dois obtenir et ce que je dois éviter. Vous présentez le plus sûr moyen d'atteindre ce but. Car si nous ne parvenons pas à nous entendre avec l'ambassadeur du Shah de Perse, il y a beaucoup à parier que celui-ci va expulser nos jésuites et garder la soie de ses mûriers. Le sort des uns et de l'autre est entre vos mains.
Angélique regarda ses doigts, où luisait la turquoise.
– Que dois-je faire ? Quel est mon rôle ?
– Pénétrer l'esprit de ce prince, et m'informer ensuite de la façon dont il faut agir pour le traiter sans erreurs. Et si cela vous est possible, discerner à l'avance les pièges que pourrait nous tendre ce tortueux personnage.
– En un mot, le séduire. Faut-il essayer de lui couper les cheveux, comme Dalila ?
Le roi sourit :
– Je m'en remets à vous pour décider ce qui est nécessaire.
Angélique mordit sa lèvre.
– L'entreprise n'est pas si facile. Elle demandera beaucoup de temps.
– Cela importe peu.
– Je croyais que tout le monde avait hâte de voir l'ambassadeur présenter ses lettres de créance.
– Tout le monde... sauf moi. À vrai dire lorsque, au début, l'on m'a fait part des réticences de Soliman bey, j'ai été contrarié. Depuis je laisse aller les choses et, bien au contraire, je souhaite retarder l'entrevue. Je veux auparavant recevoir l'ambassade moscovite, qui est en route. Je parlerai plus librement avec le Persan ensuite. Car si les Moscovites sont d'accord il faudrait mettre au point un nouvel itinéraire pour la soie par la voie de terre : à l'abri des rapines turques, génoises et tutti quanti.
– Les ballots de marchandises ne nous parviendraient plus par mer ?
– Non. Ils suivraient l'ancienne route tartare des commerçants de Samarcande vers l'Europe. Regardez ! Voici la route de la soie que je veux retracer, par les steppes de la Transcaucasie, l'Ukraine, la Bessarabie, la Hongrie. Ensuite ce sont les territoires de mon cousin le roi de Bavière. Le périple est accompli. Et tout compte fait, il coûtera moins que les pillages des Barbaresques et les péages ruineux qu'il nous faut verser par voie de mer.
Penchés d'un même mouvement vers la carte aux prestigieuses évocations, leurs deux têtes s'étaient rapprochées. Angélique sentit contre sa joue l'effleurement des cheveux du roi. Elle se redressa brusquement, troublée. Une sensation de froid la pénétrait. Elle fit le tour de la table pour aller se rasseoir en face du roi et elle s'aperçut que pendant leur conversation le feu s'était éteint. Cette vue la fit grelotter. Elle se désespérait de n'avoir pas son manteau. Mais il fallait attendre que le souverain lui-même lui signifiât son congé. Il n'y semblait pas disposé et parlait encore, exposant les projets de Colbert sur les manufactures de Lyon et de Marseille. Enfin il s'interrompit.
– Vous ne m'écoutez plus. Qu'avez-vous ?
Angélique, les coudes Frileusement serrés entre ses mains, hésita à répondre. Le roi était d'une complexion extraordinairement robuste. Il ignorait le froid, la chaleur, la fatigue, et n'admettait guère ces faiblesses chez ceux qui avaient l'honneur d'être en sa compagnie. Se plaindre provoquait sa mauvaise humeur et entraînait parfois la disgrâce. La vieille Mme de Chaulnes ayant exprimé à voix haute son sentiment lors d'une revue sur la place d'armes, par un vent glacé, avait été priée « d'aller soigner ses rhumatismes dans son château ».
– Qu'y a-t-il ? insista le roi. Vous semblez vous livrer à des méditations dangereuses ? J'espère que vous n'allez pas me faire l'affront de refuser la mission que je viens de vous confier ?
– Non, Sire, non. Si telle était mon intention je ne vous aurais pas écouté. Votre Majesté me croit-elle capable de déloyauté ?
– Je vous crois capable de tout, dit le roi d'un air sombre. Vous n'envisagez donc pas de me manquer ?
– Certes, non.
– Alors qu'y a-t-il ? Pourquoi prenez-vous subitement cet air égaré ?
– J'ai froid.
Le roi marqua un mouvement d'étonnement.
– Froid ?
– Le feu est éteint, Sire. Nous sommes au cœur de l'hiver et il est 2 heures du matin.
Une surprise amusée se lut sur les traits de Louis XIV.
– Il y a donc des fragilités sous votre force ? Je n'entends jamais personne se plaindre ainsi.
– Personne n'ose, Sire. L'on craint trop de vous déplaire.
– Tandis que vous...
– Je le crains aussi. Mais je crains plus encore de tomber malade. Comment, alors, pourrais-je exécuter les ordres de Votre Majesté ?
Le roi lui dédia un sourire pensif et pour la première fois elle eut l'impression que ce cœur orgueilleux découvrait un sentiment inconnu : la tendresse.
– C'est bon, fit-il d'un ton résolu, je désire m'entretenir encore avec vous mais je ne vous ferai pas périr.
Il commença à dégrafer son justaucorps d'épais velours marron, le retira et le lui posa sur les épaules.
Elle sentit les effluves de sa chaleur masculine l'envelopper, mêlés à ce parfum d'iris, léger et pénétrant, qu'affectionnait le souverain et qui évoquait le prestige et l'effroi de sa présence. Elle éprouva un plaisir presque sensuel à ramener sur sa poitrine les revers galonnés d'or du vêtement trop vaste pour elle. La main que le roi avait posée sur son épaule lui laissait la même sensation brûlante que son rêve.
Elle ferma les yeux, les rouvrit.
Le roi était à genoux devant la cheminée où très simplement il disposait des bûches et tisonnait les charbons ardents pour en faire jaillir de nouvelles étincelles.
– Bontemps prend un peu de repos, fit-il comme pour s'excuser d'une attitude aussi incongrue, et je ne veux mettre personne d'autre dans la confidence de notre entrevue.
Il se redressa et s'épousseta les mains. Angélique le regardait comme un étranger qui aurait surgi à l'instant même dans la pièce. En manches de chemise, avec son long gilet brodé dont la coupe accusait son buste vigoureux, il apparaissait comme un jeune bourgeois. Elle se souvint qu'il avait dans sa vie connu bien des vicissitudes matérielles confinant à la pauvreté. La rudesse de la vie des camps mais aussi des exodes sur les routes défoncées, les châteaux misérables où la Cour en fuite de 1649 logeait parmi les courants d'air, sur des bottes de paille. Était-ce alors que le petit roi, aux chausses percées, avait appris, pour se réchauffer, à allumer le feu.
Les yeux d'Angélique n'avaient plus pour lui le même regard. Il s'en aperçut et lui sourit.
– Quelques heures de la nuit, laissons là les règles de l'étiquette. La condition des rois est en cela dure et rigoureuse qu'ils doivent, pour ainsi dire, un compte public de toutes leurs actions, de tous leurs gestes, à tout l'univers... et je dirai aussi, à tous les siècles. C'est une discipline nécessaire pour eux et pour ceux qui les entourent et pour ceux qui les regardent que l'étiquette qui leur permet de ne pas trébucher et d'être à tous instant égaux à l'image qu'on se fait d'eux. Mais la nuit est un refuge aussi nécessaire. Et j'aime y retrouver parfois mon visage, acheva-t-il en portant ses deux mains à ses tempes.
« Est-ce le visage qu'il montre à ses maîtresses ? » se dit Angélique. Et elle pensa soudain avec violence que Mme de Montespan n'en était pas digne.
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