Une flamme pure transfigura un instant la physionomie ravagée.

– Ma faute a été publique, Madame. Et Dieu veut, sans doute, que mon expiation soit aussi publique.

– M. Bossuet trouve en vous une bonne pénitente. Mais croyez-vous que Dieu exige tant de tourments ? Vous y perdez votre santé, vos nerfs.

– Le roi s'oppose à ce que je me retire dans un cloître, comme je l'en ai prié si souvent.

Elle jeta un regard blessé vers la porte qu'il avait ce tantôt refermée si violemment.

– Peut-être m'aime-t-il encore ? fit-elle tout bas. Peut-être reviendra-t-il un jour ?

Angélique se retint de hausser les épaules.

Un page venait d'entrer, qui s'inclinait devant elle.

– Veuillez me suivre, Madame. Sa Majesté vous demande.

*****

Entre la chambre à coucher du roi et la salle du Conseil se trouvait le cabinet des perruques. Il n'était pas fréquent qu'une femme y pénétrât. Louis XIV y choisissait une perruque sous l'égide du sieur Binet et de ses assistants. Alentour, dans des armoires vitrées, reposaient les diverses chevelures dont les formes variaient suivant que le roi allait à la messe ou à la chasse, recevait des ambassadeurs ou se promenait dans le parc. De distance en distance des têtes de stuc servaient aux essayages et aux remaniements.

Ce jour-là Binet insistait pour que son auguste client se coiffât de la perruque dite « à la royale », haute crinière pleine de majesté et qui était plus faite pour des statues que pour des vivants.

– Non, dit le roi. Celle-ci réservons-la pour des circonstances très importantes, par exemple pour la réception de ce difficile ambassadeur persan.

Il jeta un regard vers Angélique, qui fit la révérence.

– Approchez-vous, Madame. Vous étiez à Suresnes hier, n'est-ce pas ?

Il avait retrouvé son urbanité, ses gestes pleins d'une onction d'acteur, naturelle chez lui. Mais il en fallait plus pour calmer Angélique irritée. Binet, en fournisseur de Cour stylé, s'en alla tout au fond de la pièce avec ses acolytes et se plongea dans la recherche difficile de la perruque ad hoc.

– Donnez-moi les raisons de votre insolence, dit le roi à mi-voix. Je ne reconnais plus l'une des femmes les plus amènes de la Cour.

– Reconnaîtrai-je, moi, le roi le plus courtois du monde ?

– J'aime voir la colère faire briller vos yeux et frémir votre petit nez. J'ai été un peu sec, il est vrai.

– Vous avez été... odieux. En vérité il n'y manquait que la reine pour que vous ayez l'air d'un coq régentant sa basse-cour.

– Madame !... Vous parlez au roi !

– Non. À l'homme qui se joue du cœur des femmes.

– De quelles femmes ?

– Mlle de La Vallière... Mme de Montespan... moi... enfin toutes.

– Jeu bien délicat dont vous m'accusez. Que savoir du cœur des femmes ? La Vallière en a trop. Mme de Montespan n'en a pas... Vous... Si je pouvais seulement être sûr que je joue avec votre cœur... Mais il n'est pas atteint.

La tête basse, butée, Angélique attendait un éclat qui la chasserait à jamais.

– Mauvaise tête qui ne sait pas plier, dit le roi.

Elle leva les yeux sur lui. La mélancolie de cette voix la déconcertait.

– Rien ne va aujourd'hui, fit-il. Le désespoir de Mademoiselle lorsque je lui ai annoncé la décision que j'étais obligé de prendre au sujet de son mariage m'a bouleversé. Elle a pour vous de l'amitié, je crois. Vous irez la consoler.

– Et M. de Lauzun ?

– J'ignore encore la réaction de ce pauvre Péguilin. Je me doute qu'il doit être plongé dans un désespoir affreux. La déception sera cruelle. Mais je saurai le dédommager. Avez-vous vu Bachtiari bey ?

– Oui, Sire, répondit Angélique, matée.

– Où en sont nos affaires ?

– Elles sont en bonne voie, je crois.

La porte s'ouvrit avec fracas et Lauzun parut, les yeux exorbités, la perruque de travers.

– Sire, fit-il brusquement sans s'excuser de son apparition déplacée, je viens demander à Votre Majesté comment j'ai mérité qu'elle me déshonorât ?...

– Allons, allons, mon ami, calmez-vous, dit le roi avec douceur. (Il sentait tout ce que la colère de son favori avait d'excusable. )

– Non, Sire, non, je ne puis accepter tant d'humiliation... D'un geste fou il tirait son épée et la présentait au roi.

– Vous m'avez enlevé l'honneur, prenez ma vie... prenez... Je n'en veux plus... je l'abhorre !

– Remettez-vous, comte.

– Non, non, c'est fini... Prenez, vous dis-je. Tuez-moi, Sire, tuez-moi !

– Péguilin, je sens tout ce que ceci a de contrariant pour vous, mais je vous en dédommagerai : je vous élèverai si haut que vous cesserez de regretter l'union que je dois vous interdire.

– Je ne veux point de vos dons, Sire... Je ne dois rien accepter d'un prince qui se désavoue.

– Monsieur de Lauzun ! s'écria le roi avec un éclat de voix qui vibra comme une lame d'épée.

Angélique, saisie, eut un petit cri. Lauzun l'aperçut et tourna vers elle sa rage.

– Vous voici, vous, petite imbécile aussi stupide qu'incapable ! Où étiez-vous encore allée courir hier, espèce de gourgandine, alors que je vous avais demandé de surveiller les agissements de Monsieur le Prince et de son fils ?

– Cela suffit, comte, dit le roi glacial, en s'interposant avec dignité, sortez maintenant. Je pardonne à votre emportement, mais je ne veux vous revoir à la Cour que résigné et soumis.

– Soumis ! Ha ! Ha ! s'esclaffa Lauzun avec un ricanement. Soumis ! Voilà votre mot de prédilection, Sire. Il ne vous faut que des esclaves... Quand, par fantaisie, vous leur permettez de lever un peu la tête, ils doivent être prompts à la rabaisser et à se replonger dans la poussière dès que cette fantaisie a cessé... Je prie Votre Majesté de me permettre de m'éloigner. J'aimais à la servir, mais je ne saurai jamais ramper...

Et Lauzun sortit sans avoir fait le moindre salut.

Le roi jeta un regard froid à Angélique.

– Puis-je me retirer, Sire ? demanda la jeune femme, mal à l'aise.

Il acquiesça de la tête.

– ...Et n'oubliez pas, dès que vous retournerez sur Paris, d'aller consoler Mademoiselle.

– Je le ferai, Sire.

Le roi vint se placer devant la haute psyché encadrée de bronze doré.

– Si nous étions en août, monsieur Binet, je dirais que le temps est à l'orage...

– En effet, Sire.

– Malheureusement nous ne sommes pas en août, soupira le roi. Avez-vous fixé votre choix, monsieur Binet ?

– Voici : une perruque de grande allure mais dont les deux rangées de boucles le long de la ligne médiane s'étalent en largeur et non en hauteur. Je la nomme « à l'ambassadeur ».

– Parfait. Vous avez toujours l'esprit d'à-propos, monsieur Binet.

– Mme du Plessis-Bellière m'en a souvent fait compliment... Veuillez pencher un peu la tête, Sire, que je mette cette perruque en bonne place.

– Je me souviens. C'est par Mme Du Plessis que vous êtes entré à mon service... Elle vous avait recommandé à moi. Elle vous connaît depuis fort longtemps, je crois ?

– Depuis fort longtemps, oui, Sire.

Le roi se regardait dans la glace.

– Qu'en pensez-vous ?

– Sire, elle est seule digne de Votre Majesté.

– Vous ne m'avez pas compris, Monsieur. Je parlais de la perruque.

– Sire, moi aussi, répondit Binet en baissant les yeux.

Chapitre 10

Dans le grand salon, Angélique demanda qui l'on attendait. Tous les courtisans étaient sur leur « trente et un », mais personne ne savait en quel honneur.

– J'ai parié pour les Moscovites, lui dit Mme de Choisy.

– N'est-ce pas plutôt la réception du roi de Pologne ? Le roi en parlait il y a quelques instants à Mme de Montespan, dit Angélique, contente de paraître renseignée aux meilleures sources.

– En tout cas il s'agit certainement d'une ambassade. Le roi a fait battre le ban de tous les seigneurs étrangers. Voyez cet individu aux moustaches barbares qui vous regarde fixement. Il me glace le sang, ma parole !

Angélique tourna machinalement la tête dans la direction indiquée et reconnut le prince hongrois Rakoczi, dont elle avait fait la rencontre à Saint-Mandé. Il traversa aussitôt le vaste espace du grand corridor pour venir lui faire la révérence. Aujourd'hui il était habillé en gentilhomme aisé, portant perruque et talons rouges. Mais il remplaçait l'épée par un poignard à manche ciselé, de pierres bleues et d'or.

– Voici l'Archange, dit-il avec ravissement. Madame, pouvez-vous m'accorder quelques instants d'entretien ?

« Va-t-il me redemander d'être sa femme ?... » songea-t-elle. Mais comme elle n'avait pas à craindre, dans une telle foule, d'être enlevée en travers de sa selle, elle le suivit avec obligeance dans l'embrasure d'une fenêtre proche, tout en fixant les petites pierres bleues du poignard, qui lui rappelaient quelque chose d'imprécis.

– Ce sont des turquoises de Perse, expliqua-t-il.

– Firouzé en persan.

– Vous connaissez le persan ? Chôma pharzi harf mizanit ?

Angélique eut un geste de protestation.

– Mes connaissances ne vont pas si loin... Votre poignard est très beau.

– C'est tout ce qui me reste de ma richesse passée, fit-il d'un air à la fois gêné et presque insolent d'orgueil. Lui et mon cheval Hospadar. Hospadar a toujours été un fidèle compagnon. J'ai réussi à passer les frontières avec lui. Mais depuis que je suis en France, je suis obligé de le laisser dans une quelconque écurie de Versailles, car les Parisiens ne peuvent le voir sans me poursuivre de leurs quolibets.

– Pourquoi donc ?

– Quand vous connaîtrez Hospadar vous comprendrez.

– Et qu'avez-vous à me dire, prince ?

– Rien. Je veux seulement vous contempler quelques instants. Vous retirer de la foule criarde pour vous avoir à moi seul.

– Votre ambition est grande, prince. Rarement la galerie de Versailles a été aussi encombrée.

– Votre sourire creuse une marque légère dans votre joue. Vous souriez facilement, je l'ai remarqué. Pourtant il n'y a guère de quoi sourire. Que venez-vous faire ici, aujourd'hui ?

Angélique lui décocha un regard perplexe. Les propos de l'étranger avaient toujours une tournure imprévue, qui lui communiquait de l'inquiétude. Sans doute, malgré l'excellence de son français, ignorait-il les nuances de la langue.

– Mais... je suis dame d'honneur à la Cour. Je dois me montrer à Versailles.

– Est-ce là votre rôle ? Il est bien vain !

– Il a son charme, Monsieur l'apôtre. Que voulez-vous ! Les femmes ne possèdent pas les qualités nécessaires pour fomenter les révolutions. Se montrer et remontrer, et parer la Cour d'un grand roi leur convient mieux. Pour ma part je ne connais rien de plus distrayant. La vie est si diverse à Versailles. Chaque jour amène un spectacle nouveau. Savez-vous par exemple qui l'on attend aujourd'hui ?

– Je l'ignore. Par un des cent Suisses j'ai reçu convocation en l'écurie où je loge avec Hospadar de me rendre aujourd'hui à la Cour. J'espérais avoir une entrevue avec le roi.

– Vous a-t-il déjà reçu ?

– Plusieurs fois même. Ce n'est pas un tyran, votre roi, c'est un haut ami. Il me donnera des secours pour libérer ma patrie.

Angélique s'éventait en regardant autour d'elle. La foule augmentait à chaque instant. Sa robe émeraude n'était pas déplacée. Le petit Aliman – un petit métis qu'elle avait acheté comme page – commençait à suer à grosses gouttes en soutenant le manteau de robe brodé d'une lourde garniture en fil d'argent. Elle lui dit de lâcher cela un moment. Elle avait eu tort d'acquérir un enfant si jeune. Il faudrait qu'elle en achète un autre plus âgé. Ou bien du même âge et qui aiderait Aliman à porter la queue. Oui, l'idée était à creuser. Un négrillon tout noir et l'autre doré, habillés de couleurs différentes ou semblables, ce serait amusant au possible. Elle aurait un succès fou !

S'apercevant que Rakoczi avait continué à discourir elle enchaîna :

– Tout cela est fort bien mais ne me dit pas qui nous avons été priés d'honorer par notre nombreuse compagnie. On parlait de l'ambassade moscovite ?...

La physionomie du Hongrois se transforma et ses yeux ne furent que deux tirets noirs et brillants de haine.

– Les Moscovites, dites-vous ? Jamais je ne supporterai de voir, à quelques pas de moi, les envahisseurs de ma patrie !

– Mais je croyais que vous n'en vouliez qu'à l'empereur d'Allemagne et aux Turcs ?

– Ignoriez-vous que les Ukrainiens occupent Budapest, la capitale ?