« À son triste sort ? » pensa Angélique en tournant à travers sa chambre comme le tigre de Sibérie dans sa cage.
Pourquoi n'avait-elle pas été conviée à la promenade de Fontainebleau ? Le roi avait-il peur de déplaire à Madame de Montespan ? Que lui voulait le roi ? Vers quel destin la dirigeait-il d'une main implacable et sournoise ? « Pour quelle vie as-tu été créée, ma sœur Angélique ? »
Plantée au milieu de sa chambre, elle dit à voix haute :
– ... Le Roi !
Le maître d'hôtel Roger vint s'informer de ce que Mme la marquise désirait pour souper. Elle le regarda avec un peu d'égarement. Elle n'avait pas faim, Anne-Marie de Gilandon vint lui proposer une tisane. Angélique s'étonna d'éprouver l'envie irrésistible de la gifler, comme si cette proposition innocente mettait le comble à ses déboires et à ses humiliations. Par esprit de contradiction, elle demanda un flacon d'eau-de-vie de prune. Elle but deux petits verres coup sur coup et se sentit mieux. Elle aurait dû songer plus tôt à cela. L'alcool est souverain pour dissiper les humeurs sombres.
Le poignard de Rakoczi était posé sur la table, Angélique alla à son secrétaire de bois d'ébène incrusté de nacre, aux multiples tiroirs. Elle en sortit un coffret qu'elle ouvrit pour y mettre l'arme. Dans ce coffret elle gardait divers objets : un peigne d'écaillé, une bague que lui avait donnée le bandit Nicolas, les bijoux du Temple, le camée de grenats qu'elle portait avec les humbles vêtements de maîtresse Bourgeaud, une paire de boucles d'oreilles offertes par Audiger le jour où ils avaient inauguré ensemble la chocolaterie, et une plume bien taillée, acérée, du Poète Crotté qu'on avait pendu. Il y avait aussi un autre poignard, celui de Rodogone-l'Egyptien.
Le serviteur indiscret qui aurait voulu connaître le trésor que Mme du Plessis-Bellière cachait si jalousement dans ce coffret serait demeuré bien étonné et déçu de n'y trouver que ces menus objets hétéroclites. Mais pour elle ils avaient une autre signification : ils étaient comme des coquillages, amenés par des marées successives d'une mer ténébreuse, déposés sur les rivages de son passé. Maintes fois elle avait voulu s'en débarrasser et les jeter, et jamais elle n'avait pu s'y décider.
Angélique but encore un petit verre d'eau-de-vie. La pierre bleue qu'elle avait au doigt brillait d'une luisance douce près de celles incrustées dans le manche d'or du poignard de Rakoczi.
« Je suis sous le signe de la turquoise », pensa-t-elle.
Deux visages basanés se superposaient sous ses yeux. Celui du prince persan couvert d'opulence, et celui du prince hongrois dépouillé de tout. Elle avait envie de revoir Rakoczi. Ce qu'il avait fait le lui révélait. Sa folie n'était pas ridicule mais exaltante. Comment, sous ses paroles, n'avait-elle pas su discerner la profonde sagesse des héros ? Elle était tellement habituée à n'entendre que des fadaises qu'elle ne savait plus reconnaître un homme authentique.
Pauvre Rakoczi ! Où pouvait-il être ? Elle eut envie de sangloter en pensant à lui. Elle but encore un petit verre. Après cela, elle pourrait se coucher et dormir. Quelle tristesse de dormir seule ! Si elle retournait à Suresnes, avec un « Oui » aux lèvres, ne verrait-elle pas la fin de ses tourments ? Elle rêva de trouver l'oubli dans un délire des sens, aveugles et savamment exacerbés. « Je ne suis qu'une femme, après tout. Pourquoi lutter et dans quel but ? »
Elle cria à son miroir :
– Je suis belle !
Elle s'attendrissait devant son reflet.
– Pauvre Angélique... Pourquoi si seule...
Elle but encore.
– Et maintenant que je suis complètement ivre... je vais pouvoir dormir.
Puis l'idée lui vint que si Mademoiselle souffrait d'un chagrin très analogue au sien, elle ne devait pas dormir non plus. Elle serait peut-être réconfortée de recevoir la visite d'Angélique en pleine nuit. Les nuits sont si longues quand on reste seul !
Angélique réveilla ses gens. Elle ordonna d'atteler et se fit conduire par les rues nocturnes jusqu'au palais du Luxembourg.
Elle avait deviné juste. La Grande Mademoiselle ne dormait pas. Depuis qu'elle avait reçu le verdict du roi elle s'était mise au lit, ne voulant boire que du bouillon et ne cessait de pleurer. Ses suivantes, quelques amies fidèles, essayaient en vain de l'apaiser.
– Il serait là ! s'écriait-elle en montrant dans son lit la place vide que Lauzun aurait dû occuper, il serait là... Oh ! j'en mourrai, Mesdames, j'en mourrai.
La vue d'un pareil désespoir fut prétexte facile à Angélique pour libérer les larmes qu'elle retenait depuis deux jours. Elle éclata en sanglots. Mlle de Montpensier, émue de la voir partager aussi sincèrement sa peine, la serra sur son cœur.
Elles restèrent ainsi toutes deux jusqu'au matin à s'entretenir des qualités de Lauzun et de la cruauté du roi, en se tenant la main et en pleurant comme des fontaines.
Chapitre 12
Quand elle avait expliqué à M. Colbert que Bachtiari bey ne voulait pas venir saluer le roi parce qu'il n'était pas reçu avec assez d'apparat, le ministre avait levé les bras au ciel.
– Et moi qui ne cesse de reprocher au roi son goût du faste et ses dépenses somptuaires !
En apprenant la chose, Louis XIV avait éclaté de rire.
– Voyez, Colbert, mon ami, combien vos gronderies sont parfois injustifiées. Dépenser sans compter pour Versailles n'est pas un mauvais calcul, comme vous le supposiez. Je rends ainsi le palais si considérable qu'il semble donner de la curiosité à tous les hommes et attirer vers nous une partie des nations les plus éloignées... Ainsi j'ai rêvé de voir ces nations passer dans ces galeries, habillées diversement à la manière de leur pays et regardant toutes ces merveilles selon leur caractère, en allant voir le grand prince dont la réputation les a charmées. Si je puis vous exprimer ma pensée il me semble que nous devons être en même temps humbles pour nous mêmes et fiers, exigeants, pour la place que nous occupons.
*****
Le jour où la première ambassade persane10 se présenta devant les grilles d'or de Versailles, des milliers de fleurs en pots, retirées des serres et replantées dans les parterres, étendaient sous le ciel d'hiver un tapis diapré. Tout au long de la grande galerie on foulait des pétales de rosés et de fleurs d'oranger.
Bachtiari bey s'avança parmi la splendeur du mobilier de vermeil, dont les plus belles pièces d'orfèvrerie, consoles, buffets, crédences ciselées étaient exposées en son honneur. On lui fit visiter tout le palais, dont les dorures et les cristaux pouvaient soutenir la comparaison avec ceux des Mille et Une Nuits. Et la visite se termina par la Salle des Bains, où l'énorme cuve de marbre violet destinée au roi put convaincre le Persan que les Français ne dédaignaient pas autant qu'il l'avait cru le plaisir des ablutions. Les mille jets d'eau du parc achevèrent de le gagner.
Ce fut une journée de gloire pour Angélique, qui dut sans cesse se trouver en première place. Avec une inconscience qui cachait peut-être quelque malice, Bachtiari bey délaissait la reine et les autres dames et lui adressait tous ses compliments. Le traité sur la soie fut signé dans une atmosphère amicale. Au soir de la mémorable journée, alors qu'un grand nombre de courtisans prenaient part à une dernière promenade pour admirer encore une fois les éphémères parterres fleuris d'un jour d'hiver, un page se présenta et prévint Mme du Plessis-Bellière que le roi la demandait dans le Cabinet des Cristaux.
Ce cabinet faisait partie des grands appartements du roi. Il y recevait avec plus d'intimité que dans les salons. C'était un grand honneur d'y être convié. En entrant Angélique vit, reflétés par les grands miroirs qui ornaient chaque mur, les présents de Bachtiari bey amoncelés dans une profusion de caverne d'Ali-Baba. Le roi devisait avec M. Colbert, dont le visage renfrogné s'était détendu sous l'effet d'une satisfaction intérieure profonde. Tous deux sourirent à la jeune femme.
– Voici le moment pour vous, madame, de recevoir votre récompense, dit le roi. Veuillez, je vous prie, choisir, parmi ces merveilles, celle qui comblera vos vœux.
Le roi la prit par la main et l'amena devant les cadeaux exposés. Il se réservait la magnifique selle rouge à deux pommeaux d'or et d'argent et aux étriers plats, également d'or et d'argent. L'échiquier d'ébène et d'ivoire, et le jeu de jacquet aux pièces d'or et de jade allaient au trésor royal. Et il ne pensait pas qu'Angélique fût tentée par la curieuse pipe persane, le narguilé d'or ciselé. Par contre il restait des châles du Béloutchistan, des assiettes et des bassines de table en or massif, orfévrées de scènes de chasse aux gazelles du désert, avec incrustations de turquoises, des gargoulettes en vermeil et incrustations d'émail bleu ancien, un très grand tapis de Méched à poils longs, deux tapis à prière de Tauris et d'Ispahan à poils ras, des cassolettes contenant des confitures à la rose et à la violette, des bonbonnières de nougat aux pistaches ou « giazu », des bouteilles de verre grossier mais emplies de subtiles essences de rose, de jasmin, et de géranium, et naturellement des pierres précieuses choisies parmi les plus belles du monde.
Angélique allait de l'une à l'autre chose, sous le regard bonhomme de Colbert et les yeux égayés du roi. Soudain elle rougit et demanda d'une voix troublée ce qu'on avait fait de la « moumie ».
– La moumie ? Cette mixture affreuse et puante ?
– Oui. Je vous avais bien recommandé de la recevoir avec les marques de la plus profonde reconnaissance.
– Ne l'ai-je point fait ? J'ai assuré à Son Excellence que rien ne pouvait me réjouir plus que d'avoir en ma possession cet élixir extraordinaire. J'avoue que je m'attendais à tout sauf à trouver un liquide aussi nauséabond. J'en ai fait boire un verre à Duchesne. Bontemps en a pris aussi un dé à coudre. Il paraît que c'est horrible au goût. Duchesne a été très mal à l'aise. Il m'a confessé avoir vomi et il a pris un peu d'orviétan de peur d'être empoisonné. J'en suis à me demander s'il n'y avait pas une intention malfaisante à mon égard de la part du Schah de Perse en m'offrant ce soi-disant cadeau.
– Non, non, certainement pas, dit précipitamment
Angélique qui s'élança, venant enfin de reconnaître dans un coin le coffret de bois de rose incrusté de nacre que Bachtiari bey lui avait montré.
Elle l'ouvrit et souleva le bouchon de jade qui fermait le vase de porcelaine bleue. L'odeur surprenante lui emplit les narines et elle évoqua malgré elle l'atmosphère voluptueuse du salon de l'ambassadeur persan.
– Sire, puis-je vous demander la grande faveur de prendre ce coffret ? En... souvenir de ces visites où j'ai eu le grand plaisir de servir la gloire de Votre Majesté et... je ne désire rien d'autre, acheva-t-elle précipitamment, s'embrouillant un peu.
Le roi et M. Colbert se regardaient avec la consternation d'hommes intelligents témoins d'un caprice de femme.
– Il y a bien des choses qui m'ont intrigué et étonné dans cette ambassade, dit le roi, mais finalement je crois que ce qui aura été le plus étonnant de tout, c'est le choix qu'aura fait Mme du Plessis pour sa récompense.
Angélique sourit et essaya de paraître naturelle.
– Ce coffret n'est-il pas une merveille ? J'en rêve !
– En voici deux autres tout aussi beaux et qui contiennent des pâtes d'amandes et de gomme parfumée.
– Franchement, c'est celui-là que je préfère, Sire. Puis-je le faire enlever ?
– Il serait vain d'essayer de détourner une femme qui a une idée en tête, fit le roi avec un soupir.
Il donna l'ordre à deux domestiques de porter le coffre dans les appartements de Mme du Plessis.
– Prenez bien garde de ne pas renverser le flacon, recommanda Angélique.
Elle aurait voulu les accompagner, mais le roi la retint d'un signe. Revenu vers les soieries persanes il écarta quelques châles de cachemire et souleva une ample étoffe, souple et douce, aux tonalités de sable chaud.
– Son Excellence l'ambassadeur m'a fait remarquer lui-même la texture curieuse de ce tissu. On le fabrique, paraît-il, avec des poils de chameau et cela forme une étoffe appelée « feutre » ou « bourka », sur laquelle la pluie glisse sans pénétrer. C'est une sorte de survêtement capable de résister à toutes les intempéries. Ceux des princes sont blancs ou dorés, ceux du peuple bruns ou noirs. Vous voyez que je suis devenu aussi savant que vous sur les mœurs persanes.
D'un geste lent il drapa le manteau autour d'elle.
– Je sais que vous êtes frileuse, fit-il à mi-voix avec un sourire.
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