– Et qu'a répondu Sa Majesté ?

– Sa formule habituelle. Nous verrons !... On a l'impression que le roi va se laisser fléchir par la passion de Mademoiselle et l'affection qu'il porte depuis si longtemps à Lauzun. Mais la reine, Monsieur, Madame, sont outrés à l'idée de cette étrange alliance. Et jusqu'à Madame de Montespan, qui pousse de grands cris indignés.

– De quoi se mêle-t-elle ? Elle n'est pas de sang royal.

– C'est une Mortemart. Elle a le sens de ce qu'on doit à un rang élevé. Lauzun n'est qu'un obscur gentilhomme gascon.

– Pauvre Péguilin ! Vous en faites bien fi, à présent.

– Hélas ! soupira Mme de Roquelaure, qui se remit à pleurer.

La lettre de M. Colbert était d'un autre ton. Délaissant le badinage et les ragots de Cour dont il n'avait que faire il priait Mme du Plessis de revenir au plus tôt à Paris afin de s'occuper d'une affaire de soieries dont elle seule pouvait venir à bout. Angélique tergiversa deux jours avant de lui répondre, ce qui lui donna le temps de recevoir une autre missive envoyée par le coche public.

Elle était de maître Savary, le vieil apothicaire.

« Soliman Bachtiari bey, envoyé du Schah in Schah de Perse, est aux portes de Paris, écrivait-il. Et vous n'êtes pas là ! Et la moumie minérale si précieuse va être offerte, méprisée et peut-être égarée sans que vous puissiez m'en sauver une seule goutte. Vous m'aviez pourtant promis votre alliance, ô traîtresse ! l'unique occasion de ma vie est perdue. La science bafouée, l'avenir compromis... »

Deux longs feuillets couverts d'une petite écriture minutieuse continuaient ainsi, entremêlant supplications et imprécations.

Après avoir lu, Angélique décida qu'elle ne pouvait faire autrement que de regagner Paris.

Chapitre 2

De Paris, elle se rendit à Versailles.

Elle rencontra le Roi dans le parc, au bas du tapis vert, que la neige transformait en tapis blanc. Malgré le froid vif, le souverain ne renonçait pas à sa promenade quotidienne. Si la saison ne permettait pas d'admirer fleurs et feuillages, la belle rectitude des lignes, l'harmonie des allées distribuées autour des bosquets, ressortait avec la sécheresse d'une épure, dans le décor de l'hiver. On s'attardait devant les statues nouvelles, d'un marbre aussi candide que la neige ou devant celles de plomb colorié dont les rouges, les ors et les verts allumaient leur éclat sur le fond grisâtre des sous-bois. La Cour, à petits pas, contournait le bassin d'Apollon. Reflété par la surface glacée, le groupe doré du dieu et de son char tiré par six coursiers étincelait de mille feux sous le soleil et c'était vraiment le symbole de l'astre du jour s'élançant dans une apothéose. Mme du Plessis-Bellière attendait au coin d'une charmille, avec son page Flipot – qui tenait la traîne de son lourd manteau, – ses deux suivantes et son premier gentilhomme Malbrant-coup-d'épée.

Elle s'avança jusqu'au-devant du roi et lui fit sa grande révérence de Cour.

– Surprise agréable, dit le roi, en inclinant légèrement la tête. Je pense que la reine s'en réjouira comme moi.

– J'ai été présenter mes devoirs à Sa Majesté, qui a daigné me faire part de son contentement.

– Je le partage absolument, Madame.

Après un autre signe de tête courtois, le roi se tourna vers le prince de Condé qui l'accompagnait et reprit sa conversation avec lui. Angélique se mêla à la suite, répondant aimablement aux propos de bienvenue qu'on lui adressait. Elle regardait avidement les toilettes de son entourage notant d'un coup d'œil les détails nouveaux. En quelques mois la sienne avait pris un aspect terriblement provincial et démodé. Était-ce l'influence de Mme de Montespan qui déjà imposait toutes ses fantaisies ? Angélique avait omis de la saluer. Mais Athénaïs lui dédia un sourire éclatant et quelques joyeux signes d'amitié. Elle était de plus en plus belle, il fallait le reconnaître, son ravissant visage, dont le froid avivait le teint rose, encadré d'une somptueuse fourrure d'un gris presque bleu, moelleuse et comme vivante. Toutes les fourrures étaient très belles, nota Angélique. Le roi avait un grand manchon de même pelage que le capuchon de Mme de Montespan, et retenu par une cordelière d'or. Beaucoup de gentilshommes et de dames l'imitaient. Angélique entendit Monsieur discourir de sa voix de fausset avec Mme de Thianges.

– Je trouve cette mode absolument divine et je suis prêt à m'entendre le mieux du monde avec ces aimables Moscovites auxquels nous la devons. Savez-vous qu'ils ont envoyé en présents, au-devant de leur ambassade, trois chariots des plus belles peaux qu'on puisse rêver : peaux de renards, d'ours, de « skungs »... des merveilles !...

« Ah ! c'en est fini de ces petits manchons pas plus grands qu'une courge, s'exclama-t-il en louchant avec ironie vers celui d'Angélique, cela fait mesquin, avare. Comment a-t-on pu s'en contenter... Oui, le mien est en astrakan... C'est très curieux toutes ces bouclettes. Il paraît qu'on n'emploie que des peaux d'agneaux mort-nés... »

Cependant le groupe remontait lentement l'allée Royale vers le palais, lui aussi couleur de soleil pailleté d'or par le miroitement des vitres et des glaces. Par ce grand froid on avait dû allumer toutes les cheminées. De multiples traînées de fumées blanches s'élevaient droites dans le ciel bleu.

Grâce à ces feux immenses dans les âtres monumentaux, et aux braseros disposés le long des galeries, la température était supportable à l'intérieur. Dans le salon de Vénus où était dressée la table du roi, et où tout le monde s'entassa on eut vite l'impression d'étouffer. Angélique abandonna lâchement dans un coin son petit manchon « pas plus grand qu'une courge ». Sa robe noire était déplacée aussi.

Elle se devait de garder encore le deuil de son époux et s'y était résignée d'autant plus facilement que le noir seyait fort à sa chevelure blonde. Mais elle reconnaissait dans les détails de sa toilette quelque chose d'ordinaire qui déparait par rapport aux autres. Oui, Mme de Montespan avait commencé à transformer la Cour à son gré. Mise enfin à la place où elle pouvait donner toute sa mesure elle reprenait la Cour en main et marquait chaque chose du sceau de sa fantaisie, de son esprit original et raffiné. Angélique, debout parmi les autres, l'apercevait assise à la table des princes, riant et devisant, faisant rire par ses moindres propos et, d'un mot, donnant à chacun l'occasion de briller à son tour. C'était une grande dame. Elle avait toutes les perfections de son rang. Elle portait avec une élégance inimitable et un enjouement admirable le poids de ses nouvelles prérogatives jointes à celui d'un bâtard royal prévu pour le début de l'année nouvelle. Les visages autour d'elle semblaient détendus.

La Cour était devenue plus gaie et moins compassée. L'étiquette, toujours minutieuse cependant, prenait des grâces de ballet antique autour du dieu souriant. C'était aujourd'hui Grand Couvert. Le peuple, admis à voir manger le roi et qui défilait lentement à l'entrée de la salle, se réjouissait du visage heureux de son souverain. On attribuait cette détente à la joie générale causée par la naissance du second prince, Philippe, duc d'Anjou, né en septembre et qui, avec la « petite Madame » Marie-Thérèse, complétait heureusement la famille royale.

Mais l'on se montrait aussi du doigt Mme de Montespan. Elle était belle et plaisante, la mâtine !...

Bourgeois, marchands et artisans, le nez rougi par le Froid, enveloppés dans leurs grosses laines, se retiraient et s'en retournaient vers Paris, secrètement honorés de voir à leur prince une si belle maîtresse.

Vers la fin du repas, Angélique aperçut Florimond dans son service auprès du roi. Les lèvres serrées d'application il soutenait une lourde aiguière de vermeil, versant le vin dans la coupe que lui tendait M. Duchesne, premier officier du gobelet. Après que celui-ci y eut porté les lèvres il en fit goûter au petit page, puis tendit la coupe au Grand Échanson qui y versa lui-même un peu d'eau avant de la remettre au roi. Tandis que tout le monde, le repas achevé, se dirigeait vers le salon de la Paix, Florimond, très excité et fier rejoignit sa mère.

– Avez-vous vu, ma mère, comme je tiens bien mon emploi ? Avant je soutenais seulement le plateau. Maintenant je dois porter l'aiguière et goûter au vin. C'est merveilleux ! Si quelqu'un un jour essayait d'empoisonner le roi, je mourrais pour lui...

Angélique le félicita d'avoir obtenu si vite un rôle important. M. Duchesne, qu'on croisa, lui dit qu'il était fort satisfait de Florimond, qui sous des dehors légers accomplissait avec beaucoup de conscience ses fonctions. Il était le plus jeune des pages mais le plus adroit, avec une mémoire agile, beaucoup de tact et d'à-propos, sachant parler ou se taire quand il le fallait. Un parfait courtisan en herbe ! Malheureusement il était question de le retirer du service du roi car Monseigneur le dauphin ne se consolait pas d'avoir perdu son compagnon préféré. M. de Montausier en avait entretenu Sa Majesté, qui en avait parlé au Grand Echanson. Il était question que le petit garçon assumât ces deux emplois simultanément.

– C'est trop pour lui, protesta Angélique. Il faut tout de même qu'il trouve le temps d'apprendre à lire.

– Oh ! Tant pis pour le latin. Acceptez, ma mère, acceptez ! cria le pétulant Florimond.

Elle hocha la tête avec un sourire et dit qu'elle réfléchirait. C'était la première fois qu'elle le revoyait depuis six mois. Il lui avait rendu visite au Plessis, deux fois, rapidement. Elle le trouva plus beau encore, avec un air assuré et amène. Trop mince peut-être, car il vivait comme tous les pages des reliefs attrapés au vol, et il dormait peu et mal. Sous le justaucorps de velours elle devinait l'épaule fragile et nerveuse et elle s'attendrit, admirant que cet enfant plein de vie et d'intelligence fût à elle. Il était aussi vêtu de noir, portant le deuil de son beau-père et de son frère. Dans les hautes glaces aux trumeaux d'or Angélique se vit passer, silhouette de veuve, la main posée sur l'épaule d'un page orphelin et une soudaine mélancolie l'envahit.

« Versailles vous attendra », avait dit le roi.

Non, personne ne l'attendait. En quelques semaines, un chapitre de la chronique de la Cour s'était achevé, un autre s'était amorcé placé sous le signe de Mme de Montespan. Angélique regarda autour d'elle avec malaise. Elle attendait que des groupes surgît, nonchalant dans sa splendeur, le chapeau sur le bras dans une cascade de plumes, celui qui avait été l'un des joyaux de cette Cour, le plus beau des gentilshommes, M. le marquis du Plessis-Bellière, grand veneur, grand maréchal de France... Elle comprit qu'il n'était plus. Le décor des vivants s'était refermé sur sa présence. Le trou comblé depuis longtemps.

Angélique demeura légèrement à l'écart. Florimond l'avait quittée pour courir après l'insupportable petit chien de Madame. La Reine venant de ses appartements s'asseyait près du Roi, puis formant demi-cercle les princes et les princesses du sang, les grands seigneurs et les dames ayant droit au tabouret devant le roi. Mlle de La Vallière était à un bout... Mme de Montespan à un autre. Elle était assise, toujours rayonnante, faisant bruire avec entrain ses amples jupes de satin bleu. Dans son triomphe d'avoir obtenu un tabouret, elle naguère fille d'honneur, elle se laissait aller à une pointe de vulgarité. Les officiers de bouche commencèrent à circuler, présentant des petits verres de liqueur, eau-de-vie de frangipane ou de céleri, rossoli, anisette, ou des tisanes fumantes bleues, vertes et dorées.

La voix du roi s'éleva :

– M. de Gesvres, dit-il à son grand chambellan, veuillez avoir l'obligeance de faire avancer un tabouret à Mme du Plessis-Bellière...

Les conversations baissèrent brusquement. D'un seul mouvement les têtes se tournèrent vers Angélique. Il était de mauvais ton que les bénéficiaires d'un si grand honneur manifestassent une joie ou une reconnaissance exagérées. Angélique s'avança, fit sa révérence et s'assit près de Mlle de La Vallière.

Elle prit sur un plateau un verre de vin de cerises. Sa main tremblait un peu.

*****

– Ainsi vous l'avez eu ce « divin » tabouret, lui cria Mme de Sévigné de plus loin qu'elle l'aperçut. Ah ! ma chère, je sais la nouvelle transcendante. Tout le monde en parle, personne n'en revient, sauf moi. Je savais que vous n'auriez qu'à paraître. Les gens s'y sont trompés, car il paraît que le roi ne vous a dit que deux petits mots en vous saluant ; mais quelle surprise ensuite ! Ah ! que j'aurais voulu être là !

La marquise embrassa Angélique avec fougue. Elle arrivait de Paris pour assister à une nouvelle pièce de Molière. Conviés comme elle par le roi, de nombreux invités descendaient de carrosse.