– Sire, permettez-moi de vous rappeler, en effet, que seul le prêtre a le droit de connaître le secret des consciences.
– Le roi aussi, monsieur Bossuet, quand les actes de ses sujets engagent sa responsabilité. Bachtiari bey a provoqué mon mécontentement par ses insolences, mais il faut admettre que lorsqu'un homme, qu'il soit persan ou non, reçoit certains gages...
– Il n'en a pas reçu, Sire, affirma Angélique.
– J'aime à le croire, maugréa le roi, qui se rassit, sans parvenir à dissimuler son soulagement.
M. Bossuet déclara fermement que, quel que fût le passé, il fallait considérer le présent. La question se résumait à ceci : comment calmer la colère de Bachtiari bey tout en passant outre à ses désirs ? Chacun recommença à donner son opinion. M. de Torcy était d'avis qu'on arrêtât l'ambassadeur et qu'on le jetât au fond d'une prison quitte à prévenir le Schah de Perse que son représentant était mort en France de la fièvre quarte. M. Colbert faillit lui sauter au collet. Ces militaires n'avaient aucune idée de l'importance du commerce dans la bonne marche d'un pays ! M. de Lionne estimait, comme M. de Torcy, qu'il ne fallait pas se mettre martel en tête pour ces musulmans lointains, mais M. Bossuet et le jésuite joignirent leur éloquence pour lui démontrer que l'avenir de l'Église en Orient dépendait du bon dénouement de l'ambassade. Enfin Angélique proposa de demander l'avis d'un vieil homme plein de sagesse, qui avait beaucoup voyagé et qui certainement trouverait la solution pour ménager la susceptibilité du Persan. Le roi décida aussitôt de le faire chercher. Angélique devait joindre maître Savary, lui exposer la situation et ramener la solution...
– M. de Lorraine va vous accompagner. Nous retarderons le départ de la Cour pour Saint-Germain jusqu'au soir. À bientôt, Madame. Aidez-nous à réparer les erreurs dont vous êtes en partie fautive. Monsieur Colbert, veuillez demeurer à Versailles. Je dois vous voir après la messe.
*****
Le carrosse croisa les premières équipes des ouvriers qui montaient, la pelle sur l'épaule, vers les chantiers du palais, dont les cheminées et les gouttières, recouvertes à la feuille d'or, étincelaient sous les premiers rayons du soleil. Lorsqu'elle se retrouva, au milieu de la matinée, chez maître Savary, celui-ci eut bien de la peine à s'arracher de ses expériences.
– Il est bien temps de m'appeler au secours, fit-il, sentencieux. C'est au début qu'il fallait me demander conseil.
Magnanime, il consentit pourtant à réfléchir au problème et à faire bénéficier le royaume de sa dure expérience de voyageur et d'esclave en Barbarie. Ramené à Versailles il ne parut nullement impressionné de se trouver devant un aréopage d'aussi grands personnages et du roi lui-même.
Il dit qu'il n'y avait qu'un seul moyen de signifier un refus à Bachtiari bey sans que celui-ci ne le prît pour un affront sanglant. Sa Majesté devait écrire qu'il était au plus grand regret de ne pouvoir combler les vœux de son ami très cher, etc, mais que Mme du Plessis étant « sultane-bachi », il comprendrait l'impossibilité pour lui de se rendre à ses désirs.
– Que signifie : « sultane-bachi ? »
– C'est la Sultane préférée, Sire, la femme que le roi a élue entre toutes, à laquelle il a donné le gouvernement de son harem, et qu'il appelle parfois à partager ses soucis de monarque.
– Si telle est la signification de ce titre, ne pensez-vous pas que Bachtiari bey est en droit de me faire observer que la reine, en Occident, représente la sultane, comment dites-vous... bachi ?
– L'objection de Votre Majesté est pleine de bon sens. Mais qu'elle se rassure. Souvent en Orient un prince se voit contraint, pour les besoins de sa dynastie, d'épouser une princesse de sang royal que généralement il n'a pas choisie. Ceci ne l'empêchera pas d'en élever une autre au rang de favorite, et c'est elle qui, en fait, aura tous les pouvoirs.
– Curieuses mœurs, conclut le roi. Mais puisque vous affirmez qu'il n'y a pas d'autres formules...
Il ne restait plus qu'à rédiger la missive. Savary voulut lui-même en composer le texte. Il la lut ensuite à haute voix :
... Demandez-moi toutes les autres femmes de mon royaume, terminait-il, elles sont à vous. Les plus jeunes, les plus belles, les plus blondes... choisissez, elles sont à vous.
– Hé là ! doucement, monsieur Savary, dit le roi, vous m'engagez là dans un bien curieux marché.
– Sire, Votre Majesté doit comprendre qu'elle ne peut exprimer un outrageant refus qu'en offrant des compensations... du même ordre à celui qu'Elle déçoit si cruellement.
– Ma foi, je n'y avais pas songé. Mais votre raisonnement me semble juste, fit le roi, égayé.
*****
On se réjouit de voir le roi sortir de son Cabinet le visage détendu. Une partie de la journée la Cour s'était attendue à l'explosion de graves événements politiques : une déclaration de guerre pour le moins. Afin de satisfaire les curieux, le roi conta avec humour les dernières exigences de l'ambassadeur persan.
Il ne prononça pas le nom d'Angélique, et dit seulement que le prince oriental, séduit par la beauté des femmes de France, désirait en emporter un aimable souvenir en chair et en os.
– ...Plutôt en chair, souligna Brienne, enchanté de son esprit.
– La difficulté réside dans le choix de ce souvenir, continua le roi. J'ai bien envie de charger M. de Lauzun de ce recrutement délicat. Il est expert en la matière. Péguilin agita ses manchettes avec désinvolture.
– Tâche facile, Sire, Notre Cour ne manque pas d'aimables p...
Du bout de l'index il releva le menton de Mme de Montespan.
– Celle-ci ne ferait-elle pas l'affaire ? Elle a déjà prouvé qu'elle pouvait plaire aux princes...
– Insolent ! dit la marquise, furieuse, en lui rabattant la main.
– Eh bien, celle-ci, continua Péguilin en désignant la princesse de Monaco, qui avait été l'une de ses maîtresses. Celle-ci me paraît à point. C'est peut-être le seul hasard qu'elle n'a pas encore couru. Du page au roi tout lui est bon... et même les femmes.
Le roi intervint, mécontent :
– Un peu de décence, monsieur, dans vos paroles !
– Pourquoi de la décence dans les paroles, Sire, quand il n'y en a pas dans les actes ?...
– M'est avis que Péguilin se prépare un nouveau séjour à la Bastille, glissa Mme de Choisy à Angélique. N'empêche, sa réponse était belle. Qu'est-ce que cette histoire scandaleuse à propos de l'ambassadeur persan ? Il paraît que vous y êtes mêlée.
– Je vous raconterai cela par le menu à Saint-Germain, dit gracieusement Angélique, en omettant cependant de signaler à la duchesse qu'elle retournait sur Paris.
Dans un brouhaha de claquements de fouet, de grincement d'essieux et de hennissements, les carrosses s'assemblaient et prenaient la file. Versailles, pour quelques jours, fermait ses grilles dorées, et ses hautes fenêtres où se reflétait, ce soir, un crépuscule aussi rouge que celui de la veille.
Maître Savary serrait avec joie sur son cœur une bourse bien gonflée que venait de lui remettre M. de Gesvres de la part du roi. « Voici qui va servir à mes expériences scientifiques. Ah ! quel grand roi nous avons. Comme il sait bien reconnaître le mérite ! »
En passant, M. de Lionne mit la tête à la portière de son carrosse :
– Vous pouvez vous vanter de me faire faire un drôle de métier ! C'est moi que le roi a chargé de trouver la... compensation de l'ambassadeur persan. Que va dire ma femme !... Enfin ! J'ai en vue une petite actrice de la troupe de M. Molière, très intelligente, très ambitieuse... Je pense qu'elle se laissera facilement convaincre.
– Tout est bien qui finit bien, conclut Angélique avec un pâle sourire.
Elle avait toutes les peines du monde à tenir les yeux ouverts. Il y avait exactement vingt-quatre heures qu'elle courait la poste sans discontinuer. À l'idée de remonter en carrosse et de refaire une fois de plus le chemin de Versailles à Paris, elle se sentit les reins rompus. Dans la cour d'honneur son maître cocher l'attendait, le chapeau à la main. Avec beaucoup de dignité il prévint Mme la marquise que c'était la dernière fois qu'il avait l'honneur de conduire son équipage. Il ajouta qu'il avait toujours fait son métier avec bon sens, que Dieu réprouve la folie et qu'il n'était plus jeune. Il conclut en disant qu'à son grand regret il se voyait obligé de quitter le service de Mme la marquise.
Chapitre 13
Les gueux attendaient dans l'arrière-salle de la cuisine. En nouant un tablier blanc devant elle, Angélique se dit qu'elle avait par trop négligé son devoir de noble dame, qui doit chaque semaine faire l'aumône de ses mains. Avec ses folles chevauchées entre la Cour et Paris et les fêtes perpétuelles, ses haltes à l'Hôtel du Beautreillis étaient devenues rares. Il lui fallait pourtant trouver le moyen de vérifier ses comptes. La maison marchait bien entre les mains de l'intendant Roger. Barbe était là pour veiller sur le petit Charles-Henri. L'abbé de Lesdiguières et Toison d'Or, pour Florimond, qu'ils suivaient à la Cour. Par contre, ses affaires personnelles de commerce et celles de la famille du Plessis-Bellière disparaissaient dans un brouillard inquiétant.
Elle était ensuite allée visiter le sieur David Chaillou qui avait la haute main sur les chocolateries de la ville, et qui les menait fort heureusement. Elle avait vu également les responsables de ses entrepôts de produits des îles.
Au retour elle trouva les servantes et les demoiselles de Gilandon qui préparaient les dons pour les pauvres, car c'était le jour de l'aumône à l'hôtel du Beautreillis. Il en viendrait jusqu'au soir.
Angélique prit les corbeilles remplies de pains ronds. Anne-Marie de Gilandon la suivit avec un panier où il y avait de la charpie et des médicaments. Deux chambrillons apportèrent des bassines d'eau chaude.
Le jour d'hiver laissait tomber la même clarté sur les visages des pauvres, les uns assis sur des bancs ou sur des escabeaux, les autres debout le long du mur. Elle leur distribua d'abord les pains. Aux mères de famille qu'elle reconnaissait elle faisait apporter un petit jambon ou un saucisson qu'elles pourraient emporter pour durer quelques jours. Ils avaient déjà tous bu un grand bol de soupe. Il y avait des visages nouveaux. Peut-être certains « anciens » s'étaient-ils lassés de venir, ne la voyant jamais. Les gueux peuvent avoir de ces sentimentalités.
Elle s'agenouilla pour laver les pieds d'une femme qui avait un ulcère à la jambe. Elle tenait un enfant chétif sur les genoux. Le regard de la femme était dur et fermé, et elle serrait les lèvres d'une façon qu'Angélique savait reconnaître.
– Tu veux me demander quelque chose ?
La femme hésita. La timidité des chiens battus prend souvent l'expression de la colère. Elle tendit son enfant d'un geste raide. Angélique l'examina. Il avait des abcès froids à la base du cou, dont deux étaient ouverts.
– Il faut le soigner.
La femme secoua la tête farouchement. Le vieux béquillard Pain-Sec vint à son aide.
– Elle veut le faire toucher par le roi. Toi qui connais le roi, explique à la fille comment qu'elle doit faire pour être sur son passage.
Du bout du doigt Angélique caressa rêveusement le front et les tempes de l'enfant. Il avait un petit museau de misère avec des yeux d'écureuil effarouché. Le faire toucher par le roi ? Pourquoi pas ? Depuis Clovis, le premier roi chrétien de France, ce beau privilège de guérir les écrouelles n'était-il pas transmis à ses successeurs ? Dieu leur avait dévolu ce pouvoir avec l'onction du saint chrême apporté par la colombe miraculeuse dans une ampoule de verre, le jour du premier sacre. Ensuite on racontait qu'un écuyer de Clovis, Léonicet, étant atteint de tumeurs scrofuleuses, le monarque avait vu en songe un ange qui l'avertit de toucher le cou de son serviteur. L'ayant fait, il eut la joie de guérir son fidèle Léonicet. Depuis ces temps lointains les rois de France, héritiers d'un don si particulier, voyaient se précipiter sur leur passage les miséreux couverts de plaies. Aucun souverain ne s'était jamais dérobé à ce devoir, Louis XIV moins que quiconque. Presque chaque dimanche, à Versailles, à Saint-Germain, ou chaque fois qu'il se rendait à Paris, il accueillait les malades. Il en avait touché plus de 1 500 pour la seule année en cours et l'on parlait de nombreuses guérisons.
Angélique dit qu'elle croyait qu'il fallait parler de cela au médecin du roi. C'était lui et ses assistants qui examinaient les malades à présenter au roi. Une charrette les conduisait ensuite à Versailles, où cette cérémonie avait lieu le plus souvent. Elle conseilla à la femme de revenir la voir la semaine suivante. D'ici là elle aurait parlé à M. Vallet le médecin du roi qui, chaque jour, assistait en robe de satin au souper de Sa Majesté. Des gueux qui avaient suivi la conversation implorèrent à leur tour :
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