Il s'interrompit, la tête penchée, et pour la première fois elle le vit courbé sous le poids de la défaite.

– Nous sommes restés longtemps à regarder cela, dans le vent. Je comprenais que je ne pourrais échapper à la volonté d'un homme qui avait réussi cela : Versailles ! Au pied du palais il y avait comme un tapis multicolore. Aux franges des bois d'hiver je voyais du rouge, du mauve, du bleu, du jaune.

– C'étaient des fleurs, murmura Angélique, c'était la réception de l'ambassade persane.

– J'ai cru être la proie d'un mirage causé par la faim... J'étais accablé et je me suis senti pris de découragement. Car je voyais là ce que je pensais déjà : votre roi est le plus grand roi du monde.

– Vous avez pourtant osé le défier d'une façon cinglante. Quelle folie ce geste ! Quelle insulte ! Votre poignard aux pieds du roi, devant toute la Cour de Versailles !...

Rakoczi se tendit par-dessus la table avec un sourire.

– L'insulte répondit à l'insulte. Est-ce que mon geste ne vous a pas fait un tout petit peu plaisir ?

– Peut-être... Mais voyez où cela vous mène. Votre cause elle-même en souffrira.

– C'est vrai... Hélas ! nos ancêtres orientaux nous ont légué leur passion et non leur sagesse. Quand on trouve plus facile de mourir que de subir, on est prêt pour les gestes insensés et pour les grands exploits. Mais je n'ai pas fini de me mesurer dans l'arène avec la tyrannie des rois. Alors j'ai soudain pensé à vous.

Il branla la tête doucement.

– Il n'y a qu'en une femme qu'un proscrit peut avoir confiance. Des hommes ont parfois livré ceux qui leur demandaient asile. Des femmes jamais. J'ai conçu le projet de vous joindre et j'y suis parvenu. Maintenant il faudrait m'aider à fuir. Je voudrais me réfugier en Hollande. C'est aussi une république qui a su payer cher pour sa liberté. Elle offre bon accueil aux persécutés.

– Qu'avez-vous fait de Hospadar ?

– Je ne pouvais pas sortir des bois avec lui... C'était me dénoncer. Chacun se montrerait du doigt le petit cheval des Huns. Je ne pouvais pas non plus l'abandonner à la forêt et aux loups... Je lui ai tranché la carotide avec mon couteau.

– Non ! cria Angélique, et ses yeux se remplirent de larmes.

Rakoczi vida brusquement le hanap d'or posé devant lui. Il se déplaça et vint près d'elle d'un pas lent. À demi assis contre la table il se pencha et l'examina avec une attention extrême.

– Dans mon pays, fit-il d'un ton lourd, j'ai vu des enfants que des soudards jetaient aux flammes sous les yeux de leurs mères. J'en ai vu que l'on pendait aux branches par les pieds et leurs mères devaient rester là, assister à leur lente agonie, s'emplir les oreilles pour la vie des cris et des plaintes des petits innocents martyrs...

« C'était la répression menée par le roi de Hongrie, qu'aidait l'empereur d'Allemagne. C'est pour cela que j'ai pris la torche à mon tour et que j'ai allumé d'autres incendies. Qu'est-ce que la mort d'un petit cheval fidèle en face de cela ? N'ayons pas de faiblesses inutiles. Voyez, je vous avais dit que je ne possédais plus que mon cheval et mon poignard. Mais c'était trop encore. Maintenant il ne me reste vraiment rien !

Angélique secoua la tête, incapable de parler. Elle se leva et alla jusqu'à son secrétaire. Elle prit dans le coffret le poignard aux turquoises et le lui tendit. Le visage du Hongrois s'illumina.

– C'est entre vos mains qu'il est tombé ! Ah ! Dieu m'a guidé en faisant de vous ma seule étoile en ce pays... J'y vois un gage de ma victoire. Pourquoi pleurez-vous ainsi, mon bel ange ?

– Je ne sais pas. Tout cela me semble à la fois si cruel et inéluctable.

Le visage de l'étranger lui apparaissait derrière le voile de ses larmes comme celui d'un sacrifié. Mais elle vit sa main fine qui se crispait autour du poignard. Rakoczi retrouvait une arme dont il avait appris à se bien servir, et qui lui servirait encore. Il le glissa à sa ceinture.

– Rien n'est inéluctable en ce monde, affirma-t-il, si ce n'est le combat de l'homme pour vivre en accord avec son esprit.

Il s'étira brusquement, les jambes écartées, les bras tendus, avec une satisfaction intense.

Après avoir subi une épreuve physique incroyable, il lui avait fallu à peine quelques heures pour récupérer sa force et sa souplesse.

Elle pensa qu'il lui rappelait quelqu'un. Moins par son visage étranger que par cette longue silhouette maigre que semblaient mouvoir des ressorts d'acier.

– Mais pour l'instant l'esprit est en déroute, dit Rakoczi, les lèvres retroussées sur son sourire de loup, je ne sens que mon corps avide.

– Avez-vous encore faim ?

– Oui... de vous.

Il la considérait, tendu devant elle, plongeant ses yeux brillants et pénétrants dans les siens.

– Femme... belle femme de France, prenez au sérieux mon amour. Je ne suis pas un plaisantin.

– Certes, vous l'avez prouvé, fit-elle, émue, en souriant.

– Mes paroles sont aussi graves que mes actes. L'amour que j'ai pour vous est en moi avec toutes ses racines, dans mes bras, dans mes jambes, dans mon corps entier. Si je pouvais vous étreindre, je vous réchaufferais.

– Mais je n'ai pas froid !

– Si, très froid. Je sens votre cœur perdu et glacé et j'entends ses sanglots lointains... Venez contre moi.

Il l'enlaça sans violence mais avec une force qui la laissa défaillante. Les lèvres de Rakoczi, sur sa nuque, cherchaient la place tendre, vulnérable, derrière l'oreille. Elle était incapable de le repousser.

Leurs cheveux se mêlaient. Elle sentit l'effleurement de sa moustache soyeuse sur ses seins qu'il baisait, penché, comme s'il eût bu à une source de délices. Une houle profonde, presque douloureuse à force de douceur, se leva en elle et lui fit la gorge sèche, les mains tremblantes. Chaque seconde qui passait la soudait plus étroitement à cette dure charpente invincible. Lorsqu'il la lâcha elle tituba, égarée et privée d'appui. Les yeux de Rakoczi contenaient une prière exigeante.

Angélique s'écarta et revint vers sa chambre. Soudain elle se mit à se dévêtir, pénétrée d'impatience. Elle arracha avec fébrilité son raide corsage de satin, laissa tomber ses lourdes jupes. Elle sentit son corps jaillir, tiède et léger de la chemise de dentelles. Agenouillée sur son lit elle défit ses cheveux. Elle était envahie d'une passion claire, primitive et sans ombre. Il avait tout perdu. Elle ne lui marchanderait rien. Avec volupté elle laissa couler ses cheveux sur son dos nu. Elle y passait les doigts, les épandait, les dispersait, renversant la tête en arrière, les yeux clos.

Du seuil de la pièce Rakoczi la contemplait.

La lueur ambrée d'une veilleuse à huile, posée au chevet de l'alcôve, soulignait la courbe d'un flanc doucement bombé dont il percevait le frémissement, et avivait l'éclat merveilleux de la chevelure d'or bruni qui tombait comme une cape fluide sur des épaules rondes, sur des seins offerts.

Au cou elle avait conservé son collier de perles rosés.

Elle le regarda s'avancer, entre ses cils. Avec un choc elle sut tout à coup à qui il ressemblait. Par sa silhouette longue et maigre il lui rappelait son premier époux, le comte de Peyrac, que l'on avait brûlé en place de Grève. Il était seulement un peu moins grand et ne boitait pas.

Elle tendit les bras vers lui, l'appelant d'un gémissement sourd. Il bondit et l'enlaça de nouveau. Elle défaillit et se laissa ployer, s'abandonnant totalement à la douce contrainte des caresses. Un plaisir aigu et lucide l'envahissait.

« Comme c'est bon, un homme ! » songea-t-elle.

Chapitre 14

C'était la troisième nuit qu'elle dormait contre ce long corps masculin, dans la tiédeur de son lit confortable et des courtines bien tirées. Elle ne se lassait pas de savourer la sensation retrouvée d'une présence à ses côtés et jusque dans l'inconscience elle jouissait de le sentir là. Et quand l'aube venait avec le sommeil plus léger, elle cherchait le premier contact d'une main immobile, la douceur d'une chevelure. Quand il ne serait plus là elle aurait de nouveau froid, elle serait de nouveau seule. Elle ne s'interrogeait pas pour savoir si elle l'aimait. C'était sans importance.

Il s'éveilla subitement, avec la promptitude d'un homme habitué à être aux aguets. Elle s'étonnait chaque fois de ce visage étranger : un court instant elle éprouvait l'effroi de la femme d'une ville vaincue et qui s'éveille dans le lit de l'envahisseur. Mais il la prit dans ses bras. Elle était nue. Elle ne se lassait pas d'être nue et soumise. Son corps lui semblait altéré

de caresses. Et l'homme, qui n'imaginait pas qu'aussi belle et entourée elle ait pu vivre longtemps solitaire, s'étonnait de la découvrir câline et passionnée, infatigable au plaisir, réclamant et acceptant l'amour avec une sorte de timidité éblouie.

– Tu ne cesses de te révéler à moi, lui murmura-t-il, dans le coin de l'oreille, je t'imaginais très forte, un peu dure, trop intelligente pour être vraiment sensuelle. Et tu possèdes toutes les merveilles ! Viens avec moi, tu seras ma femme.

– J'ai deux fils.

– Nous les emmènerons aussi. Nous en ferons des cavaliers des steppes et des héros.

Angélique essayait d'imaginer l'angelot Charles-Henri en martyr de la cause hongroise et elle riait, en éparpillant négligemment ses cheveux sur ses épaules satinées. Rakoczi l'étreignit sauvagement.

– Comme tu es belle ! Je ne pourrai vivre sans toi. Loin de toi ma force s'écroulera comme d'une blessure. Tu ne peux me laisser maintenant... Brusquement il se redressa.

– Qui vient là ?

D'un geste violent il tira les courtines. Il vit dans le fond de la chambre la porte s'ouvrir et sur le seuil Péguilin de Lauzun. Derrière lui se profilaient les silhouettes à grands panaches des mousquetaires du roi.

Le marquis s'avança, salua de son épée et dit fort courtoisement :

– Prince, au nom du roi, je vous arrête.

Après une seconde de mutisme, le Hongrois sortit du lit sans aucune gêne et salua.

– Mon manteau est sur le dossier de ce fauteuil, dit Rakoczi, très calme. Veuillez avoir l'obligeance de me le passer. Le temps de me vêtir et je vous suivrai, Monsieur.

Angélique se demandait si elle ne rêvait pas. Cette scène ressemblait au cauchemar qui la hantait depuis trois nuits.

Elle demeurait pétrifiée, inconsciente du désordre impudique qu'elle présentait. Lauzun la considéra avec une mimique admirative, lui envoya du bout des doigts un baiser, puis à nouveau raidi :

– Madame, au nom du roi, je vous arrête.

Chapitre 15

On frappa à la porte de la cellule et quelqu'un entra d'un pas feutré. Angélique, renfrognée dans sa haute cathèdre de bois vermoulu, ne se détourna pas. Encore une de ces nonnes aux yeux baissés qui lui apportait quelque bouillie de chat avec un grand luxe de mines serviles... Elle frotta l'une contre l'autre ses mains engourdies par l'humidité de la pièce, puis reprit l'aiguille à tapisserie et la planta avec rage dans le métier posé devant elle. Un frais éclat de rire retentissant à ses côtés la fit sursauter. La jeune religieuse qui venait d'entrer s'en donnait à cœur-joie.

– Marie-Agnès ! s'exclama Angélique en se levant.

– Oh ! ma pauvre Angélique. Si tu savais comme c'est drôle ! Te voir ainsi, en prisonnière, réduite à faire de la tapisserie.

– J'aime beaucoup faire de la tapisserie. Dans d'autres circonstances évidemment !... Mais toi, Marie-Agnès, comment se fait-il que tu te trouves ici ? Comment t'a-t-on laissé entrer ?

– Je n'ai pas eu à entrer. Je suis ici chez moi. Tu te trouves dans mon propre couvent.

– Chez les Carmélites de la Montagne Sainte-Geneviève ?

– Exactement. Bénissons le hasard qui nous a rapprochées. Je n'ai su que ce matin le nom de la grande dame dont on nous a chargé de devenir les geôlières, et ma supérieure m'a immédiatement autorisée à te voir. Naturellement, je t'aiderai de mon mieux.

– Je ne sais pas, hélas, si tu peux grand-chose pour moi, dit Angélique avec amertume. Depuis trois jours que je suis ici j'ai pu me rendre compte que les ordres les plus sévères avaient été donnés à mon sujet. Les religieuses qui me servent sont aussi sourdes-muettes que la petite servante idiote qui vient balayer ma chambre. J'ai demandé à voir la supérieure. J'attends encore sa visite...

– Ce n'est pas un rôle facile pour nous que de satisfaire aux ordres impératifs de Sa Majesté lorsqu'Elle nous confie ainsi quelque brebis galeuse à garder hors du troupeau commun.