– Demain, il y aura encore théâtre, puis bal, après-demain... je ne sais quoi, mais l'on doit demeurer à Versailles toute la semaine. Savez-vous qu'il est question que la Cour s'y installe définitivement ? C'est Mme de Montespan qui insiste. Elle a horreur de Saint-Germain. Qu'a-t-elle pensé de votre tabouret ?
– Ma foi, je n'en sais rien.
– Elle a dû vous jeter un regard plus aigu qu'un poignard !
– J'avoue que je n'ai pas pensé à la regarder à ce moment-là.
– Je comprends votre émoi, mais c'est dommage. Votre satisfaction en aurait été doublée.
– Je ne vous croyais pas si méchante, dit Angélique en riant.
– Je n'apprécie pas la méchanceté pour moi-même. Mais celle des autres m'amuse assez.
Elles pénétrèrent dans la salle du théâtre parmi la bousculade des petites chaises dorées.
– Ne nous quittons pas, proposa Angélique. J'ai le désir, après la pièce, de revenir avec vous sur Paris. Nous pourrons ainsi deviser et rattraper bien des mois de mauvais silence.
– Vous êtes folle ! Versailles ne vous a pas retrouvée pour vous perdre. Vous devez y dîner tout le temps du séjour de Leurs Majestés.
Il y eut un remue-ménage près de la porte. Mme de Montespan faisait son entrée.
– Regardez-la qui s'avance, chuchota Mme de Sévigné, n'est-elle pas splendide ? Enfin Versailles possède une vraie maîtresse royale, de la lignée des Gabrielle d'Estrées et des Diane de Poitiers. Intrigante, amie des arts, dépensière, exigeante, avec ce feu à fleur de peau, cet appétit de l'amour qu'il faut pour dominer un homme, fût-il roi ! Nous allons connaître des jours éclatants sous son règne.
– Alors pourquoi voudriez-vous tant me voir la remplacer ? demanda Angélique sans ambages.
Mme de Sévigné posa son éventail sur son visage et l'on ne vit plus que ses petits yeux spirituels, adoucis d'une subtile tristesse.
– Parce que j'ai pitié du roi, dit-elle.
Elle referma son éventail, poussa un long soupir.
– Vous avez tout ce qu'elle possède, plus quelque chose qu'elle ne possédera jamais. Peut-être ce quelque chose fera-t-il votre force ?... à moins qu'il ne fasse votre faiblesse. Le rideau en s'ouvrant sur la scène arrêta les conversations.
Angélique écouta distraitement les premières répliques. Elle méditait les paroles de Mme de Sévigné. Pitié du roi ?... Voici une sorte de sentiment qu'il ne semblait pas devoir inspirer. Il n'avait pitié de personne. Même pas de la pauvre La Vallière ! Angélique avait été péniblement impressionnée par la maigreur, l'expression de tristesse hagarde de l'ex-favorite. La façon dont le roi l'obligeait à paraître comme autrefois, à assister minute après minute au triomphe de sa rivale, confinait à la cruauté. Athénaïs la traitait ouvertement avec mépris. Comble d'inconscience ou de cynisme, Angélique l'avait entendue s'écrier :
– Louise, aidez-moi à épingler ce ruban. Le roi m'attend. Je vais être en retard...
Docilement la pauvre fille avait rectifié le pli de la parure. Qu'espérait-elle obtenir par son humilité ? Un renouveau d'amour de la part de celui qui demeurait la passion de son cœur ? C'était bien improbable. Elle semblait l'avoir compris puisqu'on disait qu'à plusieurs reprises elle avait demandé au roi de lui permettre de se retirer au Carmel. Mais le roi s'y était opposé. Angélique se pencha vers Mme de Sévigné.
– Pourquoi croyez-vous que le roi s'oppose au départ de Mlle de La Vallière ? Chuchota-telle.
Mme de Sévigné, qui commençait à glousser de rire aux répliques de Tartuffe, parut surprise mais répondit à mi-voix :
– À cause du marquis de Montespan. Il peut encore reparaître et prétendre que l'enfant de sa femme lui appartient selon la loi. Louise sert de façade. Tant qu'elle n'est pas répudiée ouvertement, on peut toujours prétendre que la faveur de Mme de Montespan est un bruit calomnieux.
Angélique remercia d'une inclination de tête et revint à la scène. Ce Molière avait décidément bien de l'esprit. Mais Angélique, durant le spectacle, ne cessa de se demander pourquoi M. de Solignac et les grands nobles de la Compagnie du Saint-Sacrement avaient vu rouge à l'apparition de cette pièce. Ils devaient en avoir lourd sur la conscience de mesquinerie, d'hypocrisie et de fausseté pour s'être crus attaqués par l'image de ce Tartuffe d'un bas milieu, ignorant, sans éducation et dont l'escroquerie aux bons sentiments ne ressemblait guère à leur intransigeance moyenâgeuse. Le roi avec son bon sens foncier ne s'y était pas trompé. Il savait que l'esprit de l'Église n'était pas atteint par une peinture de mœurs qui venait à point. Les faux dévots, qui ne sont utiles ni à Dieu ni aux hommes, étaient remis à leur place, et le roi, bon chrétien mais sans plus, était le premier à s'en réjouir et à se tenir les côtes de rire. On n'avait pas grand-peine à l'imiter. Certains pourtant riaient jaune. La bataille de Tartuffe n'était pas terminée. Mais le Roi, Madame et Monsieur, et même la Reine le protégeaient. Le spectacle s'acheva dans les applaudissements. Dans son appartement Angélique trouva ses deux servantes Thérèse et Javotte occupées à allumer le feu. Sur la porte était inscrit le POUR honorifique.
« Dois-je me présenter au roi pour le remercier de ses bienfaits ? se dit la jeune femme, embarrassée. Feindre d'ignorer ses attentions serait grossier... Ou dois-je au contraire attendre qu'il m'adresse la parole ? »
Elle se laissa enlever sa robe noire et en revêtit une autre d'un gris pâle brodé d'argent qui ferait plus habillé pour le grand souper.
On gratta à la porte. C'était Mlle de Brienne, très animée.
– Je le savais bien que le petit apothicaire finirait par vous obtenir un tabouret. Ah ! je vous en prie, dites-moi ce qu'il faut faire, ce qu'il faut lui promettre pour qu'il s'occupe de moi ?... Comment procède-t-il ? Est-ce qu'il revêt une robe d'astrologue pour faire ses invocations ?... Devez-vous avaler des poudres de sa confection ?... Est-ce que c'est très mauvais ?...
Elle tournait en rond, déplaçant les objets. Elle en laissa même tomber quelques-uns.
Angélique rattrapa au vol un de ses flacons de parfum. Cette jeune fille avait décidément l'esprit dérangé. D'ailleurs on prêtait à son frère Loménie de Brienne une exaltation tour à tour religieuse ou amoureuse, proche de la folie.
– Calmez-vous, dit-elle en haussant les épaules. Maître Savary n'y est pour rien. J'arrive tout droit de ma province.
– Alors ?... C'est la Voisin qui vous a aidée ?... Il paraît qu'elle est très forte. C'est la plus grande sorcière de tous les temps, m'a-t-on dit... Mais je n'ose pas aller chez elle... J'ai peur d'être damnée. Pourtant s'il n'y a que ce moyen-là pour obtenir un tabouret. Racontez-moi ce qu'elle vous a fait faire ?... Est-ce vrai qu'il faut égorger un enfant nouveau-né et boire son sang ?... Ou avaler une hostie composée de matières immondes ?...
– Trêve de sottises, ma chère ! Vous m'excédez. Je n'ai pas plus de commerce avec la Voisin qu'avec l'apothicaire, tout au moins en ce qui concerne le tabouret. Le roi accorde cet honneur à ceux qu'il veut honorer, de son plein gré, et il n'y a aucun sortilège là-dessous.
Mlle de Brienne pinçait les lèvres, toute à son idée fixe.
– Ce n'est pas si simple ! Le roi n'est pas faible. On ne peut l'influencer pour lui faire faire ce qu'il ne veut pas. Il n'y a que la magie qui puisse le contraindre. Voyez Mme de Montespan, n'a-t-elle pas réussi ?
– Mme de Montespan ferait tourner la tête à n'importe quel homme dans la force de l'âge. Il n'y a rien de magique dans son cas.
– Oh que si ! ricana la jeune fille d'un air entendu. D'ailleurs, pourquoi mentez-vous ? Tout le monde sait que vous entretenez des relations avec le petit mage à barbe blanche. Il vient de vous réclamer à cor et à cri à travers le palais.
– Maître Savary ? Il est à Versailles ?
– On l'a vu avec les délégués du commerce auxquels Sa Majesté donne audience en ce moment.
– Que ne le disiez-vous plus tôt ! J'ai le temps de le rencontrer avant le petit souper.
Elle prit son éventail, son étole, rassembla ses jupes, et s'en fut rapidement, suivie de Mlle de Brienne, toujours pressante.
– Vous me promettez de lui parler de moi ?
– Je vous le promets, affirma-t-elle pour s'en débarrasser.
*****
Maître Savary sauta sur elle avec de grands gestes et l'entraîna à l'écart.
– Vous voici enfin, ô traîtresse !
– Maître Savary, je sors d'entendre la comédie de Monsieur Molière et c'est assez de théâtre pour aujourd'hui. Pourquoi vous mettez-vous dans cet état ?
– Parce que tout est perdu ou presque. Bachtiari bey est aux portes de Paris.
– Vous me l'avez déjà écrit. Je suppose que depuis il a eu l'occasion de franchir les portes.
– Hélas non ! La situation s'envenime entre le roi et lui.
– Pour quelles raisons ?
– Je l'ignore. Mais il est question que l'ambassadeur s'en retourne en Perse sans avoir été reçu par Sa Majesté... et avec la « moumie ». Quelle catastrophe !
– Que puis-je faire pour vous ?
– Car vous voulez bien faire quelque chose ? interrogea-t-il, frémissant d'espérance.
– Je vous l'ai promis, maître Savary...
Elle le retint, comme il voulait se prosterner le front contre terre.
– ...Mais je ne sais comment vous aider. Il n'est pas en mon pouvoir d'aplanir les difficultés surgies entre Sa Majesté le roi de France et l'ambassadeur du Shah in Shah.
L'apothicaire réfléchit un instant.
– Il y a une autre solution. Rendez-vous à Suresnes. C'est là que Son Excellence a pris ses quartiers dans la maison de campagne du sieur Dionis. C'est un ancien colonial et sa villa possède des bains turcs, ce qui a plu à Bachtiari bey.
– Et une fois là, que ferai-je ?
– Tout d'abord vous vous assurerez que la moumie se trouve bien parmi les présents destinés au roi. Et puis vous tâcherez d'en obtenir quelques gouttes.
– Tout simplement ! Et vous croyez que ce grand personnage irascible, si j'en juge par sa conduite insolente envers le roi, va s'empresser de me recevoir, me montrer un trésor si précieux et m'en faire cadeau ?
– Je l'espère, dit l'apothicaire en se frottant les mains.
– Pourquoi n'y allez-vous pas vous-même, si la chose est tellement aisée ?
Savary leva les bras au ciel.
– Peut-on émettre pareilles sottises ! Croyez-vous qu'un vieux bouc comme moi pourrait seulement ouvrir la bouche sans que Son Excellence lui fît sauter la tête d'un coup de sabre ! Mais j'imagine qu'elle aura une oreille plus indulgente pour l'une des plus belles femmes du royaume.
– Maître Savary, je crois que vous voulez me faire jouer un rôle un peu spécial, pour ne pas dire condamnable...
Le bonhomme ne se justifia pas.
– Hé ! Hé ! Chacun son métier, fit-il. Moi je suis un savant et ce n'est pas de mon ressort d'essayer de séduire un ambassadeur. Par contre si Dieu vous a fait naître femme, et ravissante, c'est qu'il avait des vues sur vous dans ce sens.
Après quoi il lui donna les dernières instructions pour leur expédition à Suresnes. Elle ne devait pas s'y rendre en carrosse mais à cheval, animal noble pour lequel les descendants des légions de Darius nourrissaient une grande passion.
Elle ne devait pas craindre de se parfumer outrageusement et de se noircir les paupières. Angélique lui fit promettre qu'on serait de retour en fin de matinée, car elle ne tenait pas à ce que son absence fût remarquée du roi à l'heure de la promenade dans le parc. Savary jura tout ce qu'on voulut et la quitta rayonnant de joie.
Chapitre 3
Le petit groupe de cavaliers comprenant une amazone n'attira guère l'attention en franchissant de bon matin les grilles du palais de Versailles. Il y avait déjà bien des allées et venues de chevaux, de carrioles apportant leur chargement de pichets de lait frais, de brouettes poussées par les ouvriers montant vers le chantier et même de carrosses amenant, pour le lever du roi, les grands seigneurs des châteaux environnants.
On trouva au pied de la colline maître Savary drapé dans sa houppelande noire et perché sur une maigre haridelle.
– J'admire votre cheval de luxe destiné à provoquer l'admiration de Son Excellence Orientale, lui dit Angélique.
Le vieil homme dédaigna l'ironie. Les yeux brillants derrière les verres de son gros lorgnon, il marmonnait « Parfait ! Parfait ! » en regardant le groupe. La veille, tandis qu'Angélique assistait au bal, assise, en raison de son deuil, un papier lui avait été glissé :
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