Le royal poupard, réveillé en sursaut, se mit à hurler. Mme Scarron alla l'enlever du berceau et le porter à sa nourrice. Quand elle revint Mme de Montespan pleurait à chaudes larmes dans son mouchoir, son rire ayant dégénéré en sanglots.

– Trop tard ! hoqueta-t-elle. Son amour a résisté à ce coup, que je croyais fatal. En vous punissant il se punissait, et je n'ai eu qu'à supporter le contrecoup de son humeur exécrable. À croire que les affaires du royaume ne pouvaient marcher sans vous. « J'aurais voulu demander conseil à Mme du Plessis », disait-il à tous propos. Et c'est cela qui est intolérable de sa part. Il méprise les femmes, ne tient aucun compte de leurs avis... Il est soucieux au plus haut point qu'on ne puisse dire qu'il a fait telle ou telle chose parce qu'une femme le lui avait recommandé. Lorsqu'il m'accorde une faveur, un avancement pour tel ou tel de mes protégés, il m'offre cette satisfaction comme une parure pour me payer de mon titre de maîtresse royale, non parce qu'il croit à mon bon jugement. Tandis qu'ELLE. Elle, il lui a demandé son avis sur des questions politiques... de politique internationale, hurla Mme de Montespan comme si ce dernier adjectif aggravait tout. Il la traite comme un homme.

– Cela devrait vous rassurer, fit Angélique froidement.

– Non. Car vous êtes la seule femme qu'il ait jamais traitée ainsi.

– Sottises ! Madame ne vient-elle pas d'être chargée d'une importante mission diplomatique en Angleterre ?

– Madame est fille de roi, et sœur de Charles II. Et par ailleurs, si le roi l'emploie et lui est reconnaissant de soutenir ses projets, il n'éprouve pour elle que de l'antipathie. Madame s'imagine qu'elle regagnera son amitié, et peut-être son amour, par ce moyen. Elle se trompe grossièrement. Le roi se sert d'elle, mais il la méprise de plus en plus d'être si intelligente. Il n'aime pas l'intelligence chez les femmes.

Mme Scarron intervint, dans le but d'alléger l'atmosphère.

– Quel est donc l'homme qui aime l'intelligence chez les femmes ? soupira-t-elle. Mes très chères, vous vous disputez bien à tort. Le roi, comme tous les hommes, a besoin de variété. Laissez-lui au moins ce travers général. Avec l'une il préfère bavarder, avec l'autre, se taire. Votre place est enviable, Athénaïs. N'en faites pas fi. À vouloir tout avoir on risque de tout perdre, et vous vous réveillerez un beau matin fort surprise que le roi vous délaisse... pour une troisième enjôleuse que vous n'auriez pas prévue.

– C'est vrai, convint Angélique avec enjouement. N'oublions pas, Françoise, que c'est vous que le roi doit épouser un jour. Ainsi l'a prédit la devineresse. Et nous nous trouverons bien sottes, Athénaïs et moi, des mauvaises paroles échangées.

Elle conclut avec calme, en relevant son manteau pour marcher vers l'escalier :

– Tenons-nous-en-là, Madame. Nous avons été amies, naguère.

Athénaïs de Montespan se dressa comme poussée par un ressort. En deux bonds elle fut près d'Angélique et lui saisit les poignets.

– Ne croyez pas que ce que je viens de dire est un aveu de défaite et que je vous laisserai la victoire. Le roi est à moi. Il m'appartient. Vous ne l'aurez jamais ! Je lui arracherai cet amour du cœur. Et si je ne peux y parvenir je vous arracherai, vous, de la vie. Il n'est pas homme à aimer le fantôme d'une morte.

Elle enfonçait ses ongles dans les avant-bras de la jeune femme et sous le choc de cette douleur cuisante Angélique découvrit brutalement la haine. Elle avait vu parfois, autour d'elle, les effets destructeurs de ce sentiment corrosif, mais elle n'avait jamais été haïe à ce point. La détestation qu'elle inspirait à Mme de Montespan l'éclaboussa comme d'une lave brûlante et elle en conçut une honte, une amertume profonde qui se transformèrent en fureur. Dégageant un de ses bras elle gifla à toute volée la maîtresse du roi. Celle-ci hurla. Mme Scarron se jeta entre elles.

– Arrêtez ! dit-elle, vous vous dégradez, mesdames. Souvenez-vous que nous sommes de la même province. Nous sommes toutes trois poitevines.

Sa voix avait une autorité surprenante. Elle les dominait par sa gravité, sa sagesse et ses prunelles noires et sereines. Angélique ne sut jamais pourquoi cette allusion au lieu de leur terre natale dégonfla sa colère d'un seul coup. Elle s'écarta et tremblant d'énervement dévala l'escalier. Les griffes de la furie avaient laissé dans sa chair de profondes empreintes violettes où commençaient à perler des gouttes de sang. Elle s'arrêta dans le vestibule pour les tamponner. Mme Scarron la rejoignit, trop diplomate pour laisser ainsi filer celle qui peut-être demain serait la nouvelle favorite de Versailles.

– Angélique, elle vous hait ! murmura-t-elle. Prenez bien garde à vous. Et sachez que je vous suis acquise.

– Une folle, se répéta Angélique, pour se calmer.

Mais c'était pire. Elle savait bien qu'il ne s'agissait pas d'une folle, mais d'une femme très lucide, capable de tout et qui la haïssait. Or, elle n'avait jamais été haïe. Par Philippe peut-être, en de courts instants où il luttait contre l'attirance qu'elle lui inspirait, mais ce n'était pas de cette haine étouffante, multipliée, qui l'environnait comme de fleurs vénéneuses. Et dans le vent qui remuait les tertres sablonneux de Vaugirard il lui semblait entendre la voix triste du page :

La reine a fait faire un bouquet


De belles fleurs de lises


Et la senteur de ce bouquet


À fait mourir marquise...

Chapitre 19

Le dimanche suivant, après la messe, le roi s'en fut toucher les écrouelles. Le cortège étant sorti de la chapelle traversa le Salon de Diane, la grande galerie, le Salon de la Paix et gagna les jardins.

Les malades attendaient au pied de l'escalier de l'Orangerie, assistés des médecins en longue robe et de quelques aumôniers.

Angélique suivait avec les dames. Par bonheur Mme de Montespan était absente. La reine aussi. Mlle de La Vallière vint se placer près d'elle et lui dit son plaisir de la revoir. La pauvre fille redonnait sa confiance à l'heure où tout annonçait qu'elle n'était plus méritée. Nul n'avait pu se tromper sur le sourire et le regard que le roi avait dédiés à Mme du Plessis-Bellière. La Cour entière avait compris que la disgrâce d'hier s'effaçait devant le triomphe d'aujourd'hui...

Le bleu de la robe d'Angélique était semblable à celui du ciel, un peu verdelet comme on le voit au printemps, en Ile-de-France. Ses joues avaient l'éclat doré du renouveau. Femme touchée par l'amour du Soleil, choisie, distinguée par un dieu, femme environnée de haine, d'envie et de jalousie, elle avait paru à tous étrangement belle et presque intimidante. On hésitait à l'aborder.

Le roi descendit lentement l'escalier de marbre, précédant la foule des seigneurs et des dames.

Le château derrière eux dressait sa façade étincelante. À droite, en contrebas, sur le terre-plein de l'Orangerie on voyait frissonner des palmiers, dont les gerbes vertes exotiques alternaient avec les caissons d'argent des orangers, tous ces beaux arbustes disposés au soleil, près de bassins transparents, dans un enchantement d'oasis. Les pauvres scrofuleux étaient sur la gauche, près des grilles d'or. Le soleil ne pouvait pas réchauffer leur peau grise et sèche, et ne rendait que plus hideuses leurs plaies offertes et leurs casaques ternes. Quand le roi fut tout proche ils tombèrent à genoux, les yeux pleins de joie. Le roi ôta le gant de sa main droite et le tendit à son grand chambellan. Il s'approcha du premier malade, un jeune homme appuyé sur deux béquilles dont le médecin maintenait la tête. Il décrivit une croix sur le visage, allant du front au menton et d'une oreille à l'autre, et dit : – Le roi te touche, Dieu te guérit.

Il y avait un grand nombre de malades ce jour-là. Les courtisans tirèrent leur mouchoir de dentelles pour s'éventer et dissiper les miasmes et l'odeur putride. Ils prisaient fort peu cette cérémonie. Le roi, par contre, s'y adonnait avec soin et bienveillance. À ses côtés, son médecin, verbeux, l'entretenait des symptômes et des causes de la maladie, due, pensait-il, à l'air empuanti, aux aliments malsains et aussi à la pleine lune, les blessures qu'on se fait pendant cette période prenant un cours malin.

Le roi ne dédaignait pas de poser des questions, de s'informer des conditions de vie du patient et de son nom. À ceux qui venaient de loin il faisait remettre une petite somme par l'aumônier.

Angélique reconnut sa pauvresse tenant son enfant. Elle vit aussi Pain-Sec et quelques autres habitués de l'hôtel du Beautreillis. Elle leur sourit. Le prêtre qui les accompagnait ayant dit que c'étaient là des pauvres recommandés par Mme du Plessis-Bellière, le roi prescrivit aussitôt qu'on leur donnât le double de la somme habituelle et qu'on leur fît cadeau de vêtements neufs. Les protégés d'Angélique entonnèrent un concert de remerciements. La mère voulut baiser le bas de sa robe bleue.

– Voyez, notre dame, mon petit a déjà plus belle mine. Je suis sûre qu'il va guérir. Le roi l'a touché, mon petit. Le roi l'a touché...

Le vieux Pain-Sec, de ses yeux chassieux de coquillard qui avaient vu, au coin des églises et sur le bord des chemins, se nouer et se dénouer bien des destins, regardait la noble dame dans ses atours fabuleux, et du fond de son cerveau embrumé y superposait une autre image, un nom : « Marquise des Anges. »

C'était loin, ce temps où on l'appelait ainsi. Il confondait un peu, il ne se rappelait plus très bien. C'était une autre femme, sans doute. Elle avait les pieds nus et un couteau à sa ceinture. À sa ceinture maintenant elle portait des bijoux, une petite montre en or et des clefs de vermeil. Ainsi va la vie, où l'on marchera toujours béquillant et cherchant sa pitance, jusqu'au jour où le paradis s'ouvrira avec une clé de vermeil et où Dieu vous posera sur la tête une couronne de prince.

Au bout de plusieurs heures deux pages présentèrent une aiguière d'or ; le roi s'arrêta pour se laver les mains. La cérémonie était terminée. Elle avait duré tout le matin. Les pauvres s'en allèrent en clopinant qui vers son taudis des faubourgs, qui vers sa masure des champs, devisant des merveilles entrevues et ayant fait provision d'espoir. Le roi décida d'aller visiter ses jardins fruitiers. L'idée parut excellente. Les senteurs délicates des espaliers fleuris dissiperaient les pénibles relents de la triste humanité. Le roi discuta minutieusement de chaque bourgeon avec les maîtres jardiniers. M. Le Nôtre prenait part à la promenade. Angélique aimait ce grand artiste des jardins qui, comme ceux qui se courbent vers le sol, demeurait indifférent aux vanités. Elle entendit le roi, qui voulait l'anoblir, lui demander ce qu'il désirait comme armoiries et Le Nôtre répondre en riant :

– Il me suffira, Sire, de trois limaçons sommés d'un trognon de chou.

Mais, des hommes des champs, il avait aussi l'obstination enveloppante. Le potager et le verger ne dépendaient qu'indirectement de sa juridiction. Son domaine, c'était le parc. Il insista pour que le roi vînt donner son avis sur une allée où l'on avait planté quatre rangs de tilleuls et où il fallait disposer des thermes de marbre blanc. Ensuite toute la compagnie se retrouva sur les bords du Grand Canal. Le roi donna toute son attention à la ravissante flottille de plaisance où il voulait retrouver en miniature les plus curieux bateaux alors en usage. Des modèles provençaux et flamands voisinaient avec des chaloupes biscayennes. Un village pour les matelots et les charpentiers chargés de les remonter et de les conduire s'édifiait non loin de là.

Enfin le bruit circula que des rafraîchissements et une collation attendaient la Cour dans le bosquet du Marais. Chacun obliqua vers l'allée Royale. Angélique vit venir Mme de Montespan, sous un parasol de taffetas rose et bleu garni de dentelle d'or et d'argent, et que soutenait derrière elle son négrillon. Elle était fort souriante. Avec entrain elle convia tout le monde à la suivre. Le Bosquet du Marais était son préféré. C'était elle qui en avait inventé les détails et guidé l'architecte. Tous les petits chiens de la reine déboulaient l'escalier de Latone avec des jappements aigus. Derrière venaient les nains, tristes et laids. Puis la reine, triste et laide aussi. Elle était furieuse de n'avoir pas un parasol comme celui de Mme de Montespan, par ce soleil brûlant. Le bosquet du Marais, au creux des arbres printaniers, offrait une pénombre reposante. Au centre se dressait un arbre de bronze dont les feuilles de métal laissaient retomber une ample courbe de jets d'eau. Tout autour l'eau s'élançait de bouquets de roseaux d'argent, au milieu desquels reposaient quatre cygnes d'or.