Dans l'épaisseur des charmilles étaient disposées deux grandes tables rondes de marbre blanc, portant chacune en son centre une corbeille de bronze doré remplie de tulipes, d'œillets et de jasmin. Des buffets aux gradins de marbre rouge et blanc complétaient l'ensemble, garnis en ce moment de coupes, de verres et de hanaps contenant des sorbets, des fruits, des vins et des boissons glacées. On prit place autour des tables, et ceux qui souhaitaient plus de calme gagnèrent les banquettes de gazon dissimulées dans les frondaisons. Angélique s'y trouva assise avec Mlle de Brienne, qui l'assommait de son bavardage. De la place où elle se trouvait elle voyait, comme au spectacle, la Cour réunie dans le cirque de verdure. Ces bosquets, destinés aux plaisirs d'une société qui ne cessait de se donner en représentation à elle-même, savaient s'ordonner pour la mise en scène d'un ballet fabuleux et bien réglé. Des violons et des hautbois s'accordèrent dans les frondaisons et la musique doucement accompagna les libations et les rires. Le soleil filtrant à travers les branches posait des taches de lumière sur les toilettes luxueuses.
Elle chercha des yeux le roi. IL causait avec le marquis de La Vallière. C'était un de ses talents de savoir sourire, quand les circonstances l'imposaient, à ceux qu'il détestait le plus. Mlle de La Vallière n'était pas encore répudiée. Il ménageait le petit marquis, dont les voleries aux armées venaient de faire scandale.
– Où est Lauzun ? s'étonna Angélique. Je ne l'ai pas encore aperçu.
– Comment, vous ne savez pas ? Mais il est en prison. Il a dépassé les bornes avec le roi et Mme de Montespan. Je ne sais plus à quel propos de charge qu'on lui refusait et pour laquelle elle avait promis d'intercéder, il lui a dit de grosses injures, il lui a marché sur le pied, il est allé trouver le roi et il a brisé son épée en disant qu'il ne voulait plus le servir.
– Moralité : un nouveau séjour à la Bastille.
– Cette fois c'est plus grave. On murmure qu'il va être envoyé dans une forteresse du Piémont, à Pignerol. Il y sera en bonne compagnie. Avec ce fameux intendant, vous savez... comment s'appelait-il donc ?
– Fouquet, dit M. de Louvois qui mangeait une tartelette accoudé près d'elles. Oui... c'est bien vieux tout cela. On commence à l'oublier et cependant l'écureuil est toujours vivant dans sa cage.
Angélique éprouvait un malaise chaque fois que ce nom de Fouquet revenait à ses oreilles. Elle n'avait jamais vu cet homme, et pourtant il régnait comme un mauvais génie sur la catastrophe de sa vie. C'était loin, mais c'était ineffaçable. La vision grise du vieux Pain-Sec marmottant dans sa barbe en broussaille la hantait.
– Marquise des Anges.
Ainsi l'appelait-on à la tour de Nesle.
– Marquise des Anges ! ricanait Barcarole, le nain de la reine, en agitant ses grelots.
Il avait sauté sur une des tables de marbre et s'était mis à danser parmi les plats. Cela faisait rire la reine et ses dames.
Mlle de Brienne s'écarta discrètement. M. de Louvois, en bon courtisan, fit de même. Ils avaient vu le roi se diriger vers la place où se tenait Angélique. Louis XIV s'assit à ses côtés, mais elle ne s'en aperçut pas. La tête renversée en arrière, elle avait clos les paupières. Elle revoyait les pauvres scrofuleux agenouillés dans la lumière du matin, leur peau couleur de mastic à jamais frileuse, leurs vêtements couleur de misère. Elle aussi avait été une femme serrant, dans l'indifférence générale, un enfant à demi mort contre son sein. Des pleurs mouillèrent ses cils. Le roi tressaillit.
– Belle, pourquoi ces larmes ?
Elle secoua la tête doucement, reprit conscience du lieu où elle se trouvait. Observés par tous, bien qu'à l'écart, ils ne pouvaient se permettre d'autres gestes que ceux de la conversation mondaine. Du coin de son petit mouchoir de dentelle elle toucha ses yeux.
– Je songeais aux pauvres, Sire. Quelle est leur place dans le Royaume ?
– Étrange question ! Que voulez-vous dire ?
– Votre Majesté un jour ne m'a-t-elle pas exposé que chacun autour d'elle contribuait au soutien de la monarchie ?
– Certes. Et la chose se présente bien ainsi. Le laboureur fournit par son travail la nourriture à ce grand corps. L'artisan donne les objets qui servent à la commodité du public, tandis que les marchands assemblent les produits différents pour les fournir à chaque particulier au moment qu'il en a besoin. Les financiers recueillent les deniers publics qui servent à la subsistance de l'État. Les juges, en faisant l'application des lois, entretiennent la sûreté parmi les hommes. Les ecclésiastiques, en instruisant les peuples de la religion, attirent la bénédiction du ciel.
– Et les pauvres, Sire ? Les pauvres si nombreux... si nombreux...
La vision la reprenait, éteignait les lumières du décor enchanteur, effaçait l'écho de la pastorale dans les halliers. Elle pensait.
« ...Moi, j'ai été drainée dans le flot purulent. J'ai traversé le fleuve d'Enfer et, par je ne sais quel miracle, ayant abordé au rivage des splendeurs terrestres, je me souviens.
« Les pauvres qui ne savent où aller ni que faire, les pauvres que créent les guerres, et que les exactions et les injustices multiplient, c'est là mon secret, c'est là le sceau mystérieux que je porte au front, sous mes bijoux.
« Pourrai-je jamais oublier le rire énorme des gueux dans les profondeurs de Paris, ce rire plus redoutable que des sanglots ou des plaintes, et qui attirera le feu du Ciel... Elle rouvrit les yeux et vit le regard du roi fixé sur elle intensément.
– Votre visage ! murmura-t-il. Il n'y a pas un visage de femme comme le vôtre.
Il ne bougeait pas, attentif à ne pas se trahir aux yeux incisifs de la Cour. Sa voix mesurée n'en était que plus émouvante.
– D'où venez-vous ?... Vers quel but marchez-vous, Madame ? Que de choses inscrites sur votre visage ! Toute la beauté... toute la douleur du monde !
Les nains de la reine menaient grand tapage. Barcarole les avait entraînés dans une sarabande grotesque, parmi les courtisans, plus ou moins ravis de cette mascarade. Leurs cris discordants et leurs ricanements couvraient le chant des violons. Le roi regardait Angélique, comme fasciné.
– Vous contempler est parfois un bonheur, parfois une souffrance. Je vois votre cou blanc comme la neige, où bat une veine délicate. Je voudrais y poser mes lèvres, y poser mon front. Tout en moi réclame la chaleur de votre présence. Votre absence m'enveloppe de solitude comme d'un manteau glacé. J'ai besoin de votre silence, de votre voix, de votre force. Et pourtant je voudrais vous voir faiblir. Je voudrais vous voir endormie contre moi avec des larmes au bord de vos cils, brisée par une tendre lutte. Et vous voir vous éveiller dans le renouveau d'une ardeur qui semble jaillir de vous comme d'une source secrète et qui teinte votre visage sous le doigt de l'aurore. Vous rougissez facilement et l'on vous croit vulnérable. Mais vous êtes plus dure que le diamant. Longtemps j'ai aimé votre violence cachée. Maintenant je tremble que ce ne soit elle qui un jour ne vous arrache à moi... Ô mon cœur ! Ô mon âme !
Un sourire errait sur les lèvres d'Angélique. Le roi dit encore.
– Pourquoi souriez-vous ?
– Je pensais à ce jeune poète que Votre Majesté affectionne, Jean Racine. Il a coutume de dire qu'il doit au roi le meilleur de son inspiration et, en vous écoutant, je comprenais sa pensée...
Elle s'interrompit car M. Duchesne s'inclinait devant eux accompagné de trois officiers de la Bouche. Ils tendirent au roi et à Angélique d'évanescentes merveilles rosés, vertes et jaunes piquées de cerises et couronnées de pastèques, dans de fragiles coupes de porcelaine. Puis ils s'éloignèrent avec quatre révérences.
– Vous parliez de Racine, reprit le roi, et vous me faisiez un fin compliment. Mais je crois qu'il est juste, en ceci que les poètes ne le sont que parce qu'ils savent exprimer les hommes de leur temps et de tous les temps. Tout homme porte en lui ce cénacle fermé de l'amour. Mais lorsqu'on se sent environné de créatures indignes il vaut mieux le tenir clos tout au long de sa vie et refuser soi-même d'y pénétrer. Cependant, pour vous, Angélique, peut-être un jour oserai-je l'entrouvrir...
Un choc violent l'interrompit. La coupe qu'Angélique portait à ses lèvres bascula. Le sorbet Fut renversé à terre, la porcelaine se brisa en miettes, la robe bleue fut inondée de longues coulées de crème multicolores.
Un saut mal calculé du sieur Barcarole venait de le projeter, tel un boulet, sur la jeune femme.
– La peste soit de ces nabots ! s'écria le roi, furieux.
Il saisit sa canne et assena une volée de coups sur le dos du maladroit. Celui-ci s'enfuit en poussant des cris d'orfraie.
La reine, voulant prendre la défense de son protégé, fut vertement remise en place. L'un des petits chiens se précipita pour laper les restes du sorbet. Cependant il y avait eu plutôt vingt dames qu'une pour se précipiter vers Angélique, une serviette et une aiguière en main, afin d'effacer de sa robe les malencontreuses taches. Sa faveur aujourd'hui avait été trop éclatante. On convint que le soleil aurait vite raison du dégât, et d'un commun accord toute la compagnie quitta les ombrages afin de se rendre sur les terrasses et de profiter des derniers rayons du jour.
Le petit chien agonisa longtemps dans l'herbe. Barcarole, revenu sur les lieux déserts, y avait entraîné Angélique et se penchait sur la bestiole, agitée de soubresauts terribles.
– Tu vois ? Maintenant j'espère que t'as compris, marquise des Anges, j'espère que t'as pigé ?... Il va clamser d'avoir mangé la crème qui t'était destinée. Oh ! bien sûr ça n'aurait pas fait sur toi un effet aussi foudroyant. À l'heure qu'il est tu commencerais tout juste à ressentir des malaises. Mais la nuit aurait été atroce et à l'aube tu serais morte.
– Barcarole, tu dis des choses inimaginables. Les coups de canne du roi t'ont tourné la tête.
– Tu ne me crois pas ? interrogea le nain, dont le visage se plissa d'une expression féroce. Imbécile ! Tu n'as donc pas remarqué ce chien qui léchait le sorbet à terre ?
– J'avoue que non. J'étais préoccupée de ma robe. Et quand cela serait, ce chien pourrait être mort de tout autre chose.
– Tu ne me crois pas, répéta Barcarole avec agitation, parce que tu ne veux pas me croire.
– Mais enfin, qui pourrait en vouloir à ma vie !
– Cette question ! Et l'autre, celle dont tu prends la place près du roi, tu crois qu'elle te porte dans son cœur ?
– Mme de Montespan ? Non, Barcarole, c'est impossible. Elle est dure, méchante, elle manie la calomnie, mais elle n'oserait pas aller jusque-là !
– Pourquoi pas ? Ce qu'elle tient dans ses griffes elle le tient bien.
Il prit le caniche, qui venait de rendre le dernier soupir, et le rejeta plus loin dans les fourrés.
– C'est Duchesne qui a fait le coup. Et c'est Naaman, le négrillon de la Montespan qui m'a prévenu. Elle ne se méfie pas de lui. Parce qu'il a un drôle d'accent quand il parle, elle s'imagine qu'il ne comprend pas le français. Il dort dans un coin sur un coussin, alors elle n'en fait pas plus de cas que d'un chien. Hier, il était dans le boudoir quand elle a reçu Duchesne : c'est son âme damnée. C'est elle qui l'a placé comme maître d'hôtel près du roi. Naaman les a entendus prononcer ton nom. Il a écouté parce qu'il te connaît. C'est toi qui l'as acheté en premier et il aimait Florimond qui jouait avec lui ici à Versailles et qui lui donnait des pralines. Elle a dit à Duchesne : « Il faut que ce soit terminé demain. Vous trouverez bien l'occasion, au cours de la fête, de lui porter vous-même une boisson dans laquelle vous aurez versé ceci ». Et elle lui a donné une petite fiole. Duchesne a demandé : « Est-ce La Voisin qui l'a préparé ? » La Montespan a répondu : « Oui. Et ce qu'elle fabrique est assez efficace ». Naaman ne savait pas qui était La Voisin, mais moi je sais. Elle a été ma patronne, La Voisin. Oh ! Oh ! elle en sait des secrets pour envoyer les gens dans l'autre monde.
Dans la tête d'Angélique les pensées tourbillonnaient, rassemblant les morceaux épars d'un puzzle effrayant.
– Si tu dis vrai, c'est alors que Florimond n'a pas menti. Elle chercherait aussi à empoisonner le roi ?... Dans quel but ?
Le nain eut une moue dubitative.
– L'empoisonner ? J'pense pas. Mais elle lui fait glisser dans sa nourriture des poudres magiques que La Voisin lui prépare pour l'envoûter. Ça a l'air de lui faire ni chaud ni froid, au roi. Il ira bien toujours chercher fortune où il voudra. Maintenant, caltons d'ici. Des fois que le Duchesne se ramènerait avec ses larbins.
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