La servante était allée chercher du vin et des verres. Angélique se força à boire, bien que sa gorge fût étreinte de sanglots nerveux.
– Buvez aussi, vous autres, dit-elle. Buvez, brave militaire. Sans vous et votre briquet nous serions peut-être tous dégringolés à notre tour.
Le garde avala d'un seul coup de verre qu'elle lui tendait.
– C'est pas de refus car j'en suis encore à l'envers. Ce que je ne comprends pas c'est que la passerelle ait été enlevée. Il faudra que je signale la chose à mon capitaine pour qu'il en fasse remarque au chef de chantier.
Angélique lui glissa trois pièces d'or ainsi qu'à la servante. Suivie de l'abbé et de son page et tenant fermement Florimond par la main elle regagna son appartement, où elle s'effondra à nouveau.
« On a voulu tuer mon fils ! »
Cette phrase s'imposait à elle.
– Florimond, qui t'a envoyé porter un ordre aux cuisines ?
– M. de Carapert, un officier de la Bouche du Roi. Je le connais bien.
La jeune femme passa la main sur son front moite.
« Saurai-je jamais la vérité ? »
Dans le salon voisin elle entendait René de Lesdiguières conter l'incident, d'une voix basse et effarée, à Malbrant-Coup-d'épée, qui s'était présenté.
– Ce M. de Carapert ne t'a pas signalé que l'escalier de Diane était dangereux, et qu'on n'y passait plus depuis longtemps ?
– Non.
– Il a dû te prévenir mais tu n'as pas écouté ?
– Non, ce n'est pas vrai, protesta Florimond outré, il m'a même dit : « Passe par l'escalier de Diane. Tu connais le chemin ; c'est plus court pour parvenir aux cusines. »
« Savoir s'il ment pour s'excuser » ? se demanda-t-elle.
Mais l'obsession demeurait : « On a voulu tuer mon fils. La passerelle a été retirée... »
Que faire ? Que penser ?
En cette heure de doute et de danger elle n'avait pour la guider et la protéger que ses serviteurs à l'imagination simpliste, des négrillons, un nain. Le petit monde de Versailles grouillant dans l'ombre des grands semblait se dresser pour lui murmurer : Prends garde ! et elle était tentée de faire confiance à cette intuition animale.
– Que faut-il faire ? demanda-t-elle en levant les yeux vers l'écuyer Malbrant.
C'était quand même un homme d'âge et d'expérience. Ses cheveux blancs lui donnaient un air de sagesse qu'il avait dû être assez long à acquérir. Ses sourcils touffus étaient froncés depuis qu'il avait entendu le rapport de Lesdiguières.
– Nous devons retourner à Saint-Cloud, Madame. Dans la maison de Monsieur, le petit est à l'abri.
Angélique ricana avec un geste las.
– Qui aurait cru, un jour... Enfin, c'est ainsi. Je crois que vous avez raison.
– Ce qu'il faut c'est qu'il ne retombe jamais dans les pattes de ce Duchesne.
– Vous croyez que le coup vient de là ?
– J'en mettrais ma main au feu. Mais il ne perd rien pour attendre. Un jour je le tiendrai et je le mettrai en chair à pâté !
Florimond commençait à comprendre qu'il avait échappé à un attentat et il en était extrêmement fier.
– C'est parce que j'ai dit au roi que je n'avais pas menti pour M. Duchesne. Picard, le valet qui lui présentait du fruit, a dû m'entendre. Il est allé le répéter à Duchesne.
– Mais c'est M. de Carapert qui t'a envoyé aux cuisines.
– M. de Carapert obéit à Duchesne. Ah ! il commence à avoir peur de moi, ce sévère M. Duchesne !
– Quand donc comprendras-tu que tu ne dois pas parler à tort et à travers ? demanda Angélique, qui, après l'avoir couvert de baisers, se retenait de le gifler. Réalises-tu qu'à l'heure présente tu pourrais te trouver tous les membres brisés sous un échafaudage...
– Je serais mort, dit Florimond, philosophe. Bast ! cela arrive à tout le monde. Je serais allé rejoindre Cantor.
Il se reprit après un instant de réflexion.
– Non, car Cantor n'est pas mort.
Deux servantes, Thérèse et Javotte, entrèrent apportant la toilette de Madame pour le bal.
– Emmenez-le, dit Angélique au précepteur. J'ai les nerfs malades. Je ne sais plus où j'en suis. Veillez sur lui, ne le quittez pas.
À peine l'enfant était-il sorti, encadré de son abbé et de son écuyer, qu'elle voulut les rattraper.
« Je deviens folle. Si au moins j'avais une certitude... »
Elle demanda à Thérèse de lui verser un verre d'eau-de-vie. Elle hésita à boire. Si le liquide était empoisonné ? Après avoir bu cependant il lui parut que la situation semblait plus nette. « Si j'avais une certitude, je ferais face. »
Les suggestions de Barcarole lui revenaient à l'esprit. Supprimer Duchesne serait facile. Malbrant-coup-d'épée à l'occasion s'en chargerait ou, à défaut, des bandits bien payés. Et si elle arrivait à gagner l'une des suivantes de Mme de Montespan, elle serait au moins au courant des dangers qui la menaçaient. Elle songeait à cette Désœillet en qui Athénaïs avait grande confiance, fille qu'on disait vénale et qu'elle avait surprise à tricher au jeu.
*****
Grâce à un second verre d'eau-de-vie elle put danser et faire bonne figure, mais lorsque tardivement, après le petit souper de la reine, elle eut regagné son appartement son sentiment de peur s'accentua jusqu'à devenir intolérable. Il lui semblait qu'elle n'était plus seule dans sa chambre. Elle tourna la tête et faillit hurler de terreur. Deux yeux très noirs la fixaient dans l'ombre d'une encoignure. Une forme courtaude s'y tenait tapie comme celle d'un chat guettant.
– Barcarole !
Le nain la regardait avec une expression intense et presque cruelle.
– Le magicien est à Versailles avec sa commère, souffla-t-il de sa voix rauque. Viens, frangine. Il y a des choses que tu dois savoir encore si tu tiens à ta peau.
Elle le suivit par la porte dérobée que naguère lui avait révélée Bontemps. Barcarole n'avait pas de chandelle. Il voyait dans la nuit, comme les bêtes. Angélique trébuchait et se heurtait aux murs étroits du couloir clandestin. Elle marchait à demi courbée, tâtonnant des mains, avec une impression d'étouffement, d'emmurée vive.
– C'est là, dit Barcarole.
Elle entendit le grattement de ses doigts, cherchant quelque chose sur la boiserie.
– Frangine, parce que tu es des nôtres, je te montrerai cela. Mais prends garde. Quoi qu'il arrive, quoi que tu entendes ou que tu voies, tu ne dois pas pousser un cri.
– Compte sur moi.
– Même si tu es témoin d'un crime ?... Du crime le plus horrible qu'on puisse imaginer ?...
– Je ne flancherai pas.
– Si tu flanches, c'est ta mort et la mienne.
Il y eut un déclic imperceptible et le trait lumineux d'une porte se traça dans les ténèbres. Angélique colla son œil à cet huis à peine entrouvert. Elle ne distingua d'abord rien. Puis peu à peu, émergeant de vapeurs étranges à l'odeur pénétrante, elle distingua le mobilier d'une chambre où brûlaient trois gros cierges. Puis elle entendit des chants qui ressemblaient à des chants d'Église. On voyait se mouvoir des ombres. Un homme, assis sur ses talons, psalmodiait à quelques pas d'eux, un gros missel entre les mains, en se balançant d'avant en arrière. Il avait une voix de sacristain aviné. Perçant le nuage des fumigations dont les cassolettes posées sur des réchauds faisaient entendre de légers bouillottements, un homme de haute stature s avança. Angélique sentit une sueur glacée coller sa chemise. Jamais de sa vie, pensa-t-elle, elle n'avait vu un être humain aussi effrayant. C'était un prêtre, car il portait une sorte de chasuble blanche brodée de pommes de pin noires. Très âgé, malgré une allure élancée, la vieillesse se trahissait chez lui par une sorte de pourriture intérieure qui effleurait jusqu'à son visage bouffi, couleur lie-de-vin, aux veines violettes s entrecroisant sur les joues, à fleur de peau. Il donnait l'impression d'un corps en décomposition relevé de sa tombe et qui oserait se mêler encore au monde des vivants. Sa voix aux sonorités caverneuses et humides se cassait sur un chevrotement sénile qui ne lui ôtait pourtant pas une curieuse autorité. Il louchait complètement d'un œil, la prunelle dansante, follement aux aguets, semblait tout voir, percer tous les secrets. En reconnaissant dans l'une des femmes agenouillées devant lui la devineresse Catherine Mauvoisin, Angélique comprit le sens de la scène qu'elle avait devant elle. Elle se recula défaillante, et dut s'appuyer au mur.
Barcarole lui saisit la main et la serra fortement. Il chuchota :
– Va donc, ne crains rien. Ils ne peuvent savoir que tu es là.
– Le démon le saura, lui : c'est un esprit... balbutia Angélique, qui claquait des dents.
– Le démon est parti. Vois, la cérémonie est presque terminée.
Une autre femme s'avançait et s'agenouillait. Elle souleva son voile et Angélique reconnut Mme de Montespan. La stupeur lui fit un instant oublier son effroi. Comment Athénaïs, si intelligente, si orgueilleuse, osait-elle fourvoyer son corps de déesse dans cette sinistre parodie !
Le prêtre lui tendit un livre sur lequel la marquise posa ses deux mains blanches, aux bagues chatoyantes. D'une voix d'écolière qui tremblait, elle récita une prière.
– Au nom d'Astorah, Asmodée, princes de l'Amitié : Je demande l'amitié du roi et de Monseigneur le Dauphin, qu'elle me soit continue, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour moi, que mes rivales périssent...
Angélique la reconnaissait à peine. C'était une femme égarée, entraînée par sa passion dans les méandres d'une aventure horrible, dont elle ne voyait même plus le vrai sens. Les vapeurs bleuâtres s'épaissirent, mêlées à l'acre parfum de l'encens, puis se
dissipèrent en nuages légers qui s'effilochaient, ouatant les visages et leur donnant, avec leur expression floue, l'inconsistance des mauvais rêves.
Le chantre s'était tu. Il avait fermé son livre et s'était relevé. Il attendait le départ de l'assemblée en se grattant les côtes.
La voix de Mme de Montespan questionna :
– Avez-vous la chemise ?
– C'est vrai, la chemise ! fit la Voisin qui se relevait. Pour sûr on n'a eu garde de l'oublier, Madame, au prix où vous nous l'avez payée. Mais c'est du beau travail, vous m'en direz des nouvelles. Je l'ai confiée à ma fille, dans le panier. Margot, apporte le panier.
Une fillette d'une douzaine d'années surgit du brouillard, posa un panier sur le tapis et en sortit avec mille précautions une chemise de nuit de voile rose aux broderies d'argent arachnéennes.
– Prends garde de ne pas trop y mettre les doigts, dit la mère. Sers-toi des feuilles de platane que j'ai préparées...
Angélique dans sa cachette se mordit le poing jusqu'au sang. Elle venait de reconnaître entre les mains de cette gamine dangereuse l'une de ses chemises préférées.
– Thérèse ! fit une voix.
La servante d'Angélique se présenta avec, sur son visage de brune arrogante, l'expression pénétrée des imbéciles qui jouent un grand rôle.
– Prenez ça, ma fille, dit la Voisin. Allez-y avec précaution. Tenez, je vous donne aussi des feuilles de platane pour la tenir, ça vous protégera... Ne referme pas le panier, Margot, on va y mettre... ce que tu sais.
Elle s'en alla vers le fond de la pièce et revint, tenant un petit paquet de linges blancs sur lequel s'épanouissaient des étoiles de sang.
Angélique crispa ses paupières, les deux mains serrées sur sa poitrine pour contenir les cris d'horreur qui lui montaient aux lèvres : « Assassins ! Misérables ! Monstrueux assassins ! » Les confidences de Marie-Agnès s'inscrivaient en lettres de feu devant ses yeux... « Ils lui ont percé le cœur avec une longue aiguille... »
Elle n'avait plus la force de regarder. Elle entendit qu'on rangeait dans un remue-ménage de sacristie, de cierges soufflés et de vases d'argent entrechoqués. Le timbre sépulcral et fêlé du prêtre dit :
– Veillez à ce que les sentinelles ne regardent pas au panier.
Le ricanement de la Voisin lui répondit :
– Pas de danger. Avec toutes les protections que j'ai ici, ils me font plutôt des courbettes, les gardes, quand ils me voient passer.
Le silence régna subitement. Angélique rouvrit les yeux sur l'obscurité. Barcarole avait refermé la porte.
– On en sait assez comme ça. Et toi tu n'es guère capable d'en supporter plus. Caltons. Des fois qu'on se ferait coincer par ce rat de Bontemps qui furète partout la nuit. Revenu dans l'appartement d'Angélique, il se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre le flacon d'eau-de-vie de prune et en verser deux verres.
– Bois ça. Tu es couleur de lune. Tu n'as pas l'habitude, comme moi. Dame, j'ai servi deux ans de portier chez la Voisin. Je la connais bien. Je les connais tous. Oh ! elle, c'est pas une mauvaise femme. Elle a beaucoup de science, surtout en chiromancie et en physionomie ; elle les a étudiées depuis l'âge de neuf ans. Elle m'a dit que ceux qui viennent se faire regarder dans la main, la plupart finissent toujours par lui confier qu'ils veulent être débarrassés de quelqu'un. Au début elle avait coutume de répondre que les gens dont ils voulaient être défaits mourraient quand il plairait à Dieu. Alors on lui disait qu'elle n'était pas bien savante. Maintenant elle a changé de manières. Alors elle est riche ! Ha ! Ha !
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