Barcarole claqua sa langue après avoir bu et se servit de nouveau.
– Ce qui me tracasse, c'est cette histoire de chemise. Elle est à toi, hein ?
– Oui.
– Je m'en suis douté. La vue de la Thérèse, ta servante, dans ce sabbat m'a mis la puce à l'oreille. Sûr et certain que la Montespan continue à vouloir t'envoyer ailleurs, dans un pays dont on ne revient pas. Elle a de nouveau payé la Voisin pour te fabriquer un petit médicament de sa façon. Je sais qu'il n'y a pas si longtemps la devineresse est allée en Auvergne et en Normandie pour demander des secrets afin d'empoisonner sans qu'il y parût.
– Maintenant que je suis prévenue j'éviterai le piège. D'ailleurs, je sais à qui demander conseil.
Elle but avec application un second verre.
– L'autre, le prêtre, qui était-ce ?
– L'abbé Guibourg. Il est sur la paroisse de Saint-Marcel, à Saint-Denis. Il en a fait des choses pour le démon. C'est lui qui immole les enfants pour leur boire le sang.
Angélique rassembla ses forces afin de dire tout bas :
– Tais-toi !
– Il y a chez la Voisin un four où elle a brûlé pas moins de deux mille enfants nés avant terme ou immolés.
– Tais-toi !
– Du beau monde, pas vrai, Marquise ? Et qui a de belles relations ! Tu as vu celui qui braillait des psaumes, près de nous. C'était Lesage, le « grand auteur » de la sorcière. Il paraît que Mme de La Roche-Guyon est la marraine de sa fille. Hou ! Hou ! Hou !
– Tais-toi ! cria Angélique, hors d'elle.
Elle saisit une statuette sur la console et la lança dans sa direction. La statuette se brisa au mur. Barcarole fit une cabriole et, toujours ricanant, s'en fut vers la porte. Elle entendit le hululement de son rire décroître dans le couloir.
*****
Quand le lendemain soir, Thérèse entra dans la chambre portant la chemise de voile rose, Angélique était à sa coiffeuse, en peignoir. Elle surveilla dans le miroir la servante, qui déposait la lingerie sur le lit avec précaution puis préparait l'oreiller et le revers du drap pour la nuit.
– Thérèse !
– Madame la marquise ?
– Thérèse, sais-tu que je suis très contente de tes services...
La fille tressaillit et se dandina avec un sourire faux.
– Madame la marquise me fait bien du plaisir.
– Je voudrais aussi te faire un petit présent, tu le mérites. Comme tu es coquette, je vais te donner cette chemise que tu viens d'apporter. Prends-la.
Il y eut un silence. Angélique se retourna. Le visage devenu cendreux de la fille était un aveu terrible.
Un sursaut de colère et d'indignation mit Angélique debout.
– Prends-la, répéta-t-elle d'une voix sourde, les dents serrées. Prends-la.
Elle s'approcha d'elle et ses yeux verts fulguraient comme des émeraudes.
– Tu ne veux pas la prendre ? Tu ne veux pas la prendre ? Je sais pourquoi ! Ouvre tes mains, maudite !
Thérèse, hagarde, laissa tomber les feuilles de platane, qu'elle dissimulait, froissées entre ses doigts.
– Les feuilles de platane ! Les feuilles de platane,... hurla Angélique en les écrasant du talon.
Elle gifla la fille à tour de bras, deux fois, trois fois, à lui retourner la tête.
– Va-t'en ! Va-t'en ! Je te chasse. Va-t'en rejoindre le diable, ton maître !
Avec un gémissement affolé, Thérèse, les bras sur le visage, s'élança au-dehors. Angélique resta là, tremblant de tous ses membres.
Javotte, qui se présenta quelques instants plus tard portant sur un plateau la collation de la nuit, la trouva, toujours debout au milieu de la pièce, les yeux perdus dans le vague. En silence la jeune fille disposa sur la table de chevet le confiturier, les petits pains de Gonesse et le flacon de sirop rafraîchissant.
– Javotte, dit soudain Angélique, est-ce que tu aimes toujours David Chaillou ?
La petite rougit et ses yeux gris et doux s'agrandirent.
– Ça fait longtemps qu'on ne s'est point vus, Madame la marquise.
– Mais tu l'aimes toujours, n'est-ce pas ?
Javotte baissa la tête avec un soupir.
– Oui. Mais c'est tout juste s'il me regarde, Madame la marquise. Il est devenu un grand monsieur avec son restaurant et la chocolaterie. On dit qu'il va épouser la fille d'un notaire.
– La fille d'un notaire ! Qu'a-t-il besoin de cela, l'imbécile ? C'est une femme comme toi qu'il lui faut. Tu l'épouseras.
– Je ne suis pas assez riche pour lui, Madame.
– Tu le seras, Javotte. Je te doterai. Je te donnerai 400 livres de rente. Et tout un trousseau. Tu auras 26 draps, des chemises en batiste de Cambrai, des nappes damassées... Tu deviendras un si beau parti que ce jeune commerçant va reconsidérer le charme de tes joues rosés et de ton joli nez. Je sais qu'il n'y est pas insensible.
La petite servante leva vers elle un regard ébloui.
– Vous feriez cela pour moi, Madame ?
– Que ne ferais-je pour toi, Javotte ! Tu as donné à manger à mes petits enfants quand la nourrice de Neuilly les laissait mourir de faim.
Elle entoura de ses bras les épaules rondes sous le fichu de mousseline et elle puisa un réconfort à serrer contre elle ce corps d'adolescente.
– Es-tu restée sage, Javotte ?
– J'ai fait de mon mieux, Madame. J'ai prié la Vierge Marie. Mais vous savez ce que c'est... Ici, avec tous ces laquais insolents ou ces beaux messieurs qui vous font les yeux doux, il y a des fois où c'est difficile... Je me suis laissé embrasser, pour sûr... Mais j'ai jamais commis le péché.
Angélique la serra plus fort, avec un sentiment d'admiration pour le courage de cette orpheline perdue dans l'immense corruption de Versailles.
– Te souviens-tu, Javotte, murmura-t-elle, de ce soir où nous avons emménagé dans la petite maison de la rue des Francs-Bourgeois ? Oh ! comme nous étions heureuses ! J'avais donné à Florimond un cheval de bois et à mon petit Cantor... une toupie, je crois.
– Non : un œuf de bois peint avec d'autres dedans.
– C'est cela. Nous avons fait sauter les crêpes. Et quand le crieur des morts est passé je lui ai lancé un pot d'eau sur la tête afin qu'il ne trouble pas notre fête avec ses lamentations.
Elle eut un petit rire, mais ses yeux étaient pleins de larmes.
– Heureusement que cela n'a pas été de toi, Javotte. Heureusement que cela n'a pas été de toi ! Je n'aurais pu le supporter. Maintenant va, ma petite. Demain je me rendrai à Paris visiter le sieur David Chaillou et bientôt tu te marieras.
– Est-ce que je dois aider Madame à se déshabiller ? demanda Javotte avec un mouvement vers la chemise rose.
– Non, laisse cela. Va, va, je veux être seule.
Javotte s'en alla docilement, non sans jeter au passage un regard discret à la bouteille d'eau-de-vie pour vérifier si le contenu n'en avait pas trop brusquement baissé. Cela arrivait souvent à Madame la marquise, depuis quelque temps.
Chapitre 20
François Desgrez, lieutenant de police, adjoint au lieutenant général M. de La Reynie, n'habitait plus sur le Petit-Pont mais dans un des nouveaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Angélique frappa à une porte sévère mais cossue, et après avoir traversé une cour où piaffaient deux chevaux sellés, elle fut introduite dans un petit salon d'attente. Elle était venue en chaise afin de ne pas se faire reconnaître. Elle mettait à profit, pour cette démarche, l'absence de la Cour, partie en Flandre accompagner Madame, qui s'embarquait pour l'Angleterre. Angélique, invitée, avait demandé au roi de la dispenser de ce voyage. Il en était à ce stade de l'amour où il lui accordait tout ce qu'elle voulait, dût-il lui-même en souffrir. Libre, elle comptait organiser sa défense.
C'était une longue soirée de printemps qui rayait d'hirondelles le ciel de Paris. Dans le salon le jour déclinant posait des touches d'or. Mais la sérénité de la nature ne parvenait pas à dénouer l'anxiété d'Angélique. Ses mains touchaient un petit paquet posé sur ses genoux. Elle dut attendre assez longtemps. Enfin les visiteurs qui la précédaient s'en allèrent. Elle entendait des voix dans le vestibule, puis après un silence, le valet vint la chercher et la fit monter jusqu'à l'étage où se trouvait le bureau du policier. Elle s'était interrogée à l'avance sur l'attitude à observer vis-à-vis de cet ami ancien, qu'elle n'avait pas revu depuis de longues années. Dans l'élan de panique qui la poussait vers lui elle aurait voulu se jeter à son cou, mais elle avait fait réflexion qu'un tel comportement ne seyait guère à son rang de marquise en face d'un homme qui avait traîné sa casaque élimée dans tous les bas-fonds de Paris. Une courtoisie un peu distante serait seule de mise. Elle avait soigné sa toilette. Sobre mais coûteuse.
Quand Desgrez se leva, derrière sa longue table de travail, elle comprit en effet il n'était pas question de se jeter au cou d'un fonctionnaire en perruque, impeccable depuis sa cravate fort bien nouée jusqu'aux barrettes de ses souliers. En habit de petit-drap tabac il apparaissait un peu engraissé, mais toujours bel homme, ayant perdu son allure dégingandée d'affamé pour une attitude mesurée, derrière laquelle on sentait néanmoins sa vigueur d'autrefois. Elle lui tendit la main. Il s'inclina sans la baiser.
Ils s'assirent et Angélique entama aussitôt le sujet de sa visite afin d'écarter les quelques souvenirs trop intimes qui s'obstinaient à voltiger entre eux. Elle dit qu'une amie l'avait prévenue d'un complot contre elle, et que ses ennemis avaient fait « préparer » une chemise qui devait causer sa perte. Ne sachant quelle créance accorder à de telles sornettes, elle demandait conseil. Desgrez ouvrit le paquet d'une main rapide. Il prit une sorte de pince sur son bureau et déploya la lingerie, qui s'étira langoureusement à la lueur chaude des chandelles qu'on venait d'apporter.
– Vous devez être charmante là-dedans, fit-il avec le sourire et l'ancienne intonation du policier Desgrez.
– Je préfère ne pas m'y voir, riposta-t-elle.
– Ce ne doit pas être l'avis de tout le monde.
– De mes ennemis en particulier.
– Je ne faisais pas allusion à vos ennemis. Cette chemise m'a l'air parfaitement inoffensive.
– Je vous dis qu'il s'y cache un piège.
– Des ragots ! Votre amie doit avoir beaucoup d'imagination. Si vous aviez vu et entendu vous-même quelque chose, la question serait différente.
– Mais je...
Elle se retint à temps. Elle ne voulait pas se laisser entraîner à donner des noms, à mettre en cause la propre maîtresse du roi. Le scandale risquait d'éclabousser trop de hauts personnages. Elle ne pèserait guère en face d'eux. C'est alors qu'il lui apparut que la Cour était un monde fermé, et que les policiers, ces grimauds de basse extraction, n'avaient pas plus à se mêler de ses drames qu'ils n'ont à se mêler des règlements de comptes de la matterie. Elle avait eu tort de rompre cette convention tacite. Elle devait se défendre seule ou mourir. Madame lui avait fait comprendre cela, un matin à Saint-Cloud. Mais il était trop tard pour reculer. La curiosité de Desgrez était en éveil. Elle le comprit à l'éclat particulier de son regard sous ses paupières baissées. Elle dit avec effort :
– Eh bien ! peut-être avez-vous raison, après tout. Mes craintes ne reposent sur rien de bien précis. Je suis stupide.
– Que nenni ! Nous avons coutume de ne jamais négliger la fumée la plus légère. Les sorcières possèdent d'étranges secrets. C'est une vilaine engeance et nous aimerions fort en débarrasser Paris. Je vais faire examiner cette chose ravissante.
Avec une prestesse d'illusionniste il réemballa la chemise et la fit disparaître. Un sourire indéfinissable jouait sur ses lèvres.
– Vous aviez eu naguère des ennuis avec la Compagnie du Saint-Sacrement. Votre vie éhontée indignait ces puissants dévots. Ils avaient juré votre perte. Ce ne sont donc pas vos seuls ennemis ?
– Il faut le croire.
– En somme vous avez trouvé le moyen de vous laisser coincer entre Dieu et le Diable ?
– Exactement.
– Cela ne m'étonne pas de vous. Vous n'en avez jamais fait d'autres.
Angélique s'assombrit. Elle avait perdu l'habitude de voir des gens d'un milieu inférieur au sien lui parler avec cette familiarité. Elle dit :
– Ceci est mon affaire. Tout ce que je désire savoir c'est si un danger me menace, et de quelle nature.
– Les désirs de madame la marquise seront exaucés, affirma Desgrez en se cassant en deux.
Quinze jours plus tard il lui fit porter un billet à Versailles. Angélique eut quelque peine à se dégager. Dès qu'elle le put, elle se rendit à sa convocation.
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