– Alors, questionna-t-elle, anxieuse, s'agit-il d'une plaisanterie ?
– Peut-être. Mais le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle est mauvaise. (Le policier prit un rapport sur la table et le lut) :
– ...La chemise ayant été essayée, il est apparu qu'ayant été imprégnée d'une substance vénéneuse invisible et inconnue destinée à entrer en contact avec les parties les plus intimes du corps, elle y développait une maladie d'apparence vénérienne qui bientôt gagnait le sang, provoquant sur toute la peau des plaies purulentes, puis montait au cerveau entraînant délire, inconscience et mort. Le développement de ces symptômes est extrêmement rapide, et la mort survient dans un laps de temps qui n'excède pas une dizaine de jours. Signé par l'un des médecins-jurés de l'hôpital de Bicêtre.
La jeune femme, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, demeura figée de stupeur.
– Vous voulez dire que..., bégaya-t-elle,... Mais comment avez-vous pu juger de ces effets ? Vous ne voulez pas dire que vous avez fait porter cette chemise à une femme vivante ?
Desgrez, d'un geste de la main, négligea le détail.
– Il y a des folles à Bicêtre qui n'ont plus grand-chose à perdre. Ne vous frappez pas. Sachez seulement que la fin d'une de ces malheureuses atteste de la virulence de vos ennemis, et du sort qui vous était réservé : vous deviez mourir dans un délai rapide après une agonie horrible et ignominieuse.
Il laissa passer un temps. Angélique était atterrée. Elle ne trouvait pas un mot à dire et d'ailleurs à quoi bon parler ? Elle se leva machinalement. Desgrez contourna la table pour se placer devant elle.
– Quelle est votre ennemie ou qui est la sorcière payée par elle ?
– Franchement, je l'ignore.
– Vous avez tort.
Le ton métallique et coupant du policier la choqua. C'était elle la victime, et non la coupable.
– Monsieur Desgrez, votre obligeance m'a été très utile. Naturellement je réglerai les frais que l'enquête a occasionnés.
Le visage de Desgrez se détendit dans un sourire caustique qui ne gagnait pas ses yeux.
– Je ne sais encore à quel taux peut se compter une vie humaine et huit jours d'agonie. Je ferai mon calcul. En attendant vous devez à la police, Madame, un geste de considération. M. de La Reynie m'a chargé de vous dire qu'il désirait absolument vous voir.
– À l'occasion j'irai m'entretenir avec lui.
– L'occasion est là, fit Desgrez, qui en deux enjambées alla ouvrir une porte.
M. de La Reynie entra. Angélique avait déjà rencontré le lieutenant général de police. Elle estimait ce magistrat, qu'on disait un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité. Il n'avait pas atteint la quarantaine. Son regard trahissait une intelligence claire, forte et pondérée. Et il y avait de la bonté dans sa bouche, qu'ombrageait une légère moustache brune. Mais Angélique, d'un ténébreux passé, avait appris à se méfier de la bonté des policiers. C'était de cela qu'elle se méfiait le plus. M. de La Reynie lui parut un adversaire plus redoutable que Desgrez.
Il lui baisa la main et la conduisit avec empressement vers le fauteuil qu'elle venait de quitter. Lui-même s'assit à la place de Desgrez qui resta debout, appuyé les deux mains à la table et ne quittant pas du regard la jeune femme.
– Madame, dit le magistrat, vous me voyez profondément bouleversé à la pensée de l'atroce attentat dont vous avez failli être victime. Nous allons tout mettre en œuvre pour vous protéger. Si cela est nécessaire j'en référerai au roi, afin qu'il me donne pleins pouvoirs.
– Non ! de grâce, n'allez pas ennuyer le roi avec cette histoire.
– Votre vie est en jeu, Madame. Le roi m'en voudrait fort si je ne parvenais pas à dévoiler vos ennemis. Dites-moi comment les choses se sont passées.
Du bout des lèvres Angélique fournit l'explication qu'elle avait déjà donnée à Desgrez.
– Le nom de cette personne qui vous a prévenue ?
– Il m'est impossible de la nommer.
– Il est indispensable que nous l'interrogions.
– Mme du Plessis-Bellière ne peut pas la nommer, fit Desgrez suavement, parce que cette personne n'existe pas. Mme du Plessis a été prévenue du danger parce qu'elle a vu ou entendu des choses précises, et elle ne veut pas les dire.
– Quel serait votre intérêt de vous taire, Madame ? fit La Reynie d'un ton raisonnable. Vous pouvez compter sur notre discrétion.
– Je ne sais rien, M. le lieutenant général, et cette personne qui m'a prévenue je ne suis même pas sûre de pouvoir la retrouver. J'ignore où elle demeure...
– Mme la marquise ment, dit Desgrez. Elle a la langue sèche.
Il alla chercher un plateau supportant deux verres et un flacon. Angélique, déconcertée, accepta néanmoins le verre d'alcool, car elle savait qu'il lui était nécessaire pour retrouver son sang-froid. Elle but sans hâte en regardant miroiter au fond du verre la liqueur dorée. Elle réfléchissait. Les policiers attendaient avec patience.
– À mon tour, Monsieur le lieutenant général, de vous demander quel pourrait être mon intérêt de me taire si je savais plus de choses sur le mal qu'on me veut.
– Celui de ne pas vouloir mettre au jour des turpitudes auxquelles vous êtes mêlée et que votre conscience vous reproche, fit Desgrez durement.
– Monsieur le lieutenant général, votre subordonné outrepasse ses droits. Je suis fort indignée de la réception que je trouve près de vous. Je pense que vous n'ignorez pas mon rang à la Cour et l'estime en laquelle Leurs Majestés me tiennent.
La Reynie l'observait en silence et dans son regard droit se lisait une profonde connaissance de l'âme humaine. Lui non plus ne la croyait pas.
– Que savez-vous ? répéta-t-il doucement.
– C'est votre métier de savoir ! cria-t-elle avec colère.
Elle serra nerveusement entre ses paumes le petit verre d'alcool, qu'elle avala d'un seul coup. Desgrez le remplit aussitôt. Elle n'osait pas encore se lever, malgré son agitation.
– Que vous preniez fait et cause pour ce grossier personnage qui vous assiste me stupéfie, monsieur de La Reynie. Je me plaindrai au roi.
Le magistrat poussa un profond soupir.
– Le roi m'a investi d'une tâche bien lourde, mais que je remplirai de mon mieux. Faire régner l'ordre non seulement dans la ville mais dans son royaume, pourchasser le crime là où il se terre. Or, il y a eu crime, ou tout au moins intention criminelle. J'en ai vu la preuve affreuse. Je me suis rendu moi-même à Bicêtre. Vous devez nous aider, Madame, comme nous sommes prêts à vous aider. Je le répète : votre vie est en jeu.
– Et si je vous disais que cela m'importe peu ?
– Vous n'en avez pas le droit... encore moins de vous faire justice vous-même.
Il y eut un silence pesant.
– On parle beaucoup trop des sorcières, reprit La Reynie. Jusqu'alors je ne voulais voir en ces devineresses ou magiciens et en ceux qui les consultent que des baladins extorquant l'argent des oisifs curieux de se faire regarder dans la main, ou autres sornettes de ce genre. Mais je commence à soupçonner qu'il faut leur donner un autre nom à tous, aux uns et aux autres...
Il murmura d'une voix sourde :
– Ce sont peut-être des assassins ! De monstrueux assassins !
Angélique sentit une sueur froide mouiller ses tempes. Elle passa des doigts tremblants sur son visage, et dans le regard pathétique qu'elle jeta aux deux hommes ils lurent le reflet d'une vision atroce.
– Parlez, Madame, dit La Reynie avec douceur.
– Non, je ne dirai rien.
– Il y a donc quelque chose à dire.
Elle se tut et Desgrez remplit son verre.
– Qu'importe, dit La Reynie avec sévérité. Vous ne voulez pas parler, d'autres parleront. Un jour nous lèverons le voile...
Angélique renversa la tête en arrière avec une sorte de rire métallique et désenchanté.
– Impossible, monsieur de La Reynie, impossible !...
Un jour, des années plus tard, M. de La Reynie entrerait dans le cabinet du roi et portant la main à ses yeux dirait :
– Sire, ces crimes m'effarouchent.
Il ouvrirait le dossier de ce que l'Histoire appellera « L'affaire des Poisons » et tous les grands noms de France surgiraient, éclaboussant les marches du trône d'une lave d'enfer.
D'une main implacable le magistrat austère dépouillerait de leur armure dorée les âmes féroces et les cœurs pourris. Mais il lui faudrait pourtant reculer devant un nom, ce nom qu'Angélique taisait aujourd'hui, celui de Mme de Montespan. Peut-être alors reverrait-il cette femme un peu hagarde, au rire désenchanté, qui lui criait « Impossible ! »
Elle se leva en titubant. Cet alcool était terriblement fort, mais Desgrez s'était trompé en s'imaginant que cela lui délierait la langue. La boisson la rendait taciturne et entêtée. Elle s'appuya à la table. Sa langue était pâteuse.
– Machiavel a dit, messieurs... oui, Machiavel a dit : « Si les hommes étaient bons tu pourrais toi-même être bon et suivre en tout les préceptes de la Justice, mais comme ils sont mauvais tu dois souvent toi-même être mauvais... »
Le lieutenant de police et son adjoint échangèrent un regard.
– Laissons-la, dit M. de La Reynie à mi-voix.
Il s'inclina devant Angélique, qui ne le vit point. Elle marchait en flageolant vers la porte. Desgrez la suivit et la guida dans le vestibule obscur après qu'elle eut buté contre une console et dans une porte close.
– Prenez garde à l'escalier, vous allez manquer les marches.
Elle se rattrapa à la balustrade et se retourna vers lui.
– Votre attitude est révoltante, monsieur Desgrez. Je suis venue vers vous comme un ami et voici que vous m'avez fait subir un interrogatoire insultant, comme si vous me jugiez coupable. De quoi ?...
– De vous solidariser avec ceux-là mêmes qui cherchent votre mort. Vous estimez que la police n'a pas à se mêler de votre monde. On paie une servante pour glisser du poison dans la tasse d'une rivale, un laquais pour attendre au coin de la rue tel ennemi qui vous encombre...
– Me soupçonneriez-vous capable de tels gestes ?
– Si ce n'est vous ce sont les vôtres, comme dirait cet aimable fabuliste La Fontaine, que vous patronnez.
– Et vous croyez qu'à force de vivre parmi eux je deviendrai comme eux ?
Elle rectifia aussitôt mentalement : « Que je suis déjà devenue comme eux. » Ne méditait-elle pas de gagner une servante pour espionner la Montespan ? D'envoyer Malbrant-coup-d'épée assassiner Duchesne à la sortie de l'Opéra ? Le regard de Desgrez était une accusation. Elle se vit tout à coup telle qu'il la voyait, avec sa toilette et ses parures qui coûtaient à elles seules l'année de vie d'une famille d'artisans. Elle était la très belle marquise du Plessis, mais peut-être déjà touchée d'une imperceptible flétrissure par les nuits de veilles et la fébrilité des fêtes, avec des paupières brûlantes de femme qui boit trop, le fard et la poudre qu'à force d'habitude on accentue un peu chaque jour, jusqu'à n'avoir plus qu'un masque artificiel de comédienne, la morgue qui devient naturelle, la voix qui se hausse et se durcit... Elle descendit l'escalier, les lèvres serrées sur des plaintes.
« Desgrez, mon ami Desgrez, au secours ! Au secours, mon passé ! Au secours, mon âme perdue... Personne n'aura-t-il pitié de moi, qui possède tout ! Il n'est pas possible que je m'en aille ainsi, avec le poids de mes bijoux sur mes mains et sur mes épaules, et sur ce cœur ce poids mortel de solitude... »
Elle se retourna vers le policier dans un élan de détresse et faillit basculer à la renverse. Il la retint de justesse.
– Décidément, vous êtes soûle comme une grive. Je ne vous laisserai pas descendre plus avant. Vous arriveriez en pièces.
Lui soutenant le bras avec autorité il lui fit remonter les quelques marches et l'introduisit de force dans une chambre. Elle bredouilla :
– C'est votre faute, sale grimaud, avec ce tord-boyaux que vous m'avez fait boire.
Desgrez battit le briquet pour allumer deux chandelles. Il approcha la lumière du visage d'Angélique afin de l'examiner avec curiosité. Les commissures de ses lèvres frémissaient comme s'il eût retenu une brusque envie de sourire. Angélique, une main sur la bouche, luttait contre un hoquet incoercible.
– Beau langage, marquise, dit le policier à mi-voix, alors on commence à se souvenir du passé ?
Angélique secoua la tête furieusement.
– Ne croyez pas que vous me ferez parler comme ce jour-là, dit-elle en s'y reprenant à plusieurs fois. Je ne dirai pas un mot... pas un mot.
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