Desgrez planta le chandelier sur une console comme s'il y plantait un poignard. Il se mit à marcher de long en large avec agitation.

– Je le sais bien, parbleu, que vous ne direz pas un mot...

« Sur le chevalet, sur la roue, vous ne diriez pas un mot. Mais alors comment faire ?... Comment faire pour vous défendre ? Le temps qu'on cherche la piste, qu'on la trouve, qu'on prépare les pièges, vous serez déjà passée dans l'autre monde. Est-ce seulement le premier attentat auquel vous échappez ? Non, n'est-ce pas ?... Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est-ce que vous avez ?

– Oh ! je voudrais vomir, gémit Angélique, défaillante.

Le policier la saisit énergiquement et lui maintint le front.

– Allez-y ! Ça vous fera du bien. Tant pis pour le tapis.

– Non, protesta-t-elle en réussissant à se dominer.

Elle se dégagea et s'appuya au mur, blême, les yeux clos.

– Oh ! je voudrais vomir ! répéta-t-elle à voix basse, je voudrais vomir ma vie. Ils veulent me tuer ? Eh bien ! qu'ils me tuent. Au moins je pourrais dormir, me reposer, ne plus penser à rien.

– Pas de ça, dit Desgrez.

Sa mâchoire se serra jusqu'à lui donner un air féroce.

Il s'approcha d'elle et lui prit les bras pour la secouer.

– Vous n'allez pas faire ça, hein ? Vous n'allez pas laisser tomber ! Vous allez vous défendre, vous. Sinon vous êtes perdue, vous le savez bien.

– Je m'en moque !

– Vous n'avez pas le droit. Pas vous. Vous n'avez pas le droit de mourir. Et votre force, qu'est-ce que vous en avez fait ? Votre goût des batailles, vos petites idées précises, votre rage de vivre et de triompher. Qu'est-ce que vous en avez fait ? Est-ce qu'ils vous ont pris cela aussi à la Cour ?

Il la secouait comme s'il eût voulu l'éveiller d'un mauvais rêve, mais elle se laissait faire, morne et sans réaction, la tête basse. Il se recula de quelques pas et la contempla avec fureur.

– Bon Dieu ! jura-t-il, voilà ce qu'on a fait de la marquise des Anges. Du beau travail en vérité, il y a de quoi être hère. Arrogante, têtue, et avec ça pas plus de...

– La colère de Desgrez l'environnait d'effluves bizarres qui, à travers la dépression dans laquelle elle sombrait, lui apportaient un courant nouveau, une indéfinissable impression de joie parce que derrière le magistrat dur et correct c'était l'ancien Desgrez qui explosait avec sa verve, son caractère abrupt, cet esprit caustique et indépendant qui n'appartenait qu'à lui. Il se reprit à marcher de long en large, disparaissant dans l'ombre de la pièce pour reparaître subitement à la lumière, toujours hors de lui.

– Et ça ? dit-il en s'approchant pour toucher les colliers de diamants et le sautoir de perles qui garnissaient le cou et la gorge d'Angélique. Est-ce qu'on peut seulement redresser la tête avec une brocante pareille sur le dos ? Ça pèse cent livres ! Pas étonnant qu'on ploie l'échine, qu'on se traîne à genoux, qu'on se couche par terre... Enlevez-moi ça. Je ne veux plus vous voir avec ça.

Ses deux mains se posèrent sur sa nuque pour trouver le fermoir du collier, qu'il jeta sur la commode. Il ôta le sautoir en la décoiffant un peu. Il lui prit les poignets pour ôter ses bracelets un à un et les rejeter sur le petit tas brillant des colliers. Cette opération calmait sa colère et commençait à l'égayer.

– Par le Père Éternel protecteur des argotiers, je me sens l'âme d'un truand de Paris. V'là du nanan, les mions. En avant pour la vendange !

Lorsqu'il effleura sa joue pour dégrafer ses pendants d'oreilles, elle sentit l'odeur de tabac de ses fortes mains. Les longs cils d'Angélique qu'elle tenait baissés frémirent. Elle releva les yeux et vit tout proche le regard rouge du policier Desgrez qui s'allumait du rond du passé et la ramenait à ce jour d'automne où, dans la petite maison du Pont Notre-Dame, il avait su de bien curieuse façon la tirer du désespoir et ranimer son espérance. Les mains masculines, chaudes, un peu rudes, lissèrent longuement ses épaules nues.

– Voilà ! On se sent plus légère, pas vrai ?

Angélique eut un frisson brusque, le frémissement d'un animal qui s'éveille après une longue immobilité. Les mains resserrèrent leur étreinte.

– Je ne peux rien pour vous défendre, dit Desgrez d'une voix basse et rauque, mais je peux au moins essayer de vous rendre courage. Et je crois qu'il n'y a que moi seul au monde qui en suis capable. C'est ma spécialité, si j'ai bonne mémoire.

– À quoi bon ! répéta-t-elle, lasse.

Elle était fatiguée et tout le monde lui faisait peur.

– Autrefois nous étions amis. Maintenant je ne vous connais plus et vous ne me connaissez plus.

– On peut se reconnaître.

Il la souleva, les deux mains autour de sa taille, et s'assit dans un fauteuil, la posant sur ses genoux comme une poupée dans la corolle évasée de sa lourde jupe. Les yeux qu'elle avait vagues et qui ne se fixaient pas, le rendaient malade.

« Quel gâchis ! » songeait-il. Et pourtant elle était là, derrière l'écran des années perdues, et il la retrouverait.

Derrière ces années perdues et qui auraient dû ne jamais s'interrompre. Pourquoi était-elle revenue ? Il l'appela, sous l'élan du sentiment inavoué qui gonflait son cœur d'homme.

– Mon petit.

Ce cri éveilla de nouveau Angélique, la ramena à la surface et elle redressa la tête pour examiner ce visage. Desgrez sacrifiant à la tendresse ! Desgrez rendant les armes ! Impensable !

Elle vit son regard brillant et noir proche du sien.

– Une seule heure, chuchota-t-il, pour une seule femme, dans une seule vie, peux-tu te permettre cela, policier ? D'être faible et stupide une seule heure !

– Oh ! oui, fit-elle soudain, oh ! oui, faites cela je vous en prie.

Elle lui jeta les bras autour du cou, appuyant sa joue contre la sienne.

– Comme on est bien près de vous, Desgrez ! Oh ! comme on est bien !

– ...sont rares les gourgandines qui m'ont chanté ce refrain, grommela Desgrez... Z'auraient plutôt préféré être ailleurs. Mais toi, tu n'as jamais été comme les autres !

Il recherchait tenacement le contact de la joue tiède, respirant, les yeux clos, le parfum raffiné qui émanait de sa peau et de l'échancrure de son corsage aux ombres douces.

– Vous ne m'avez donc pas oubliée, Desgrez ?

– Comment peut-on vous oublier ?

– Vous avez appris à me mépriser...

– Peut-être. Et quand cela serait, qu'est-ce que ça change ? C'est toujours toi qui es là, marquise des Anges, sous la soie, sous le satin, sous les breloques d'or et de diamants si lourdes.

Elle rejeta la tête en arrière comme si elle eût senti à nouveau ses chaînes. Son malaise persistait et elle respirait mal, oppressée par un poids qui n'était peut-être que celui des larmes qu'elle ne pouvait verser. Elle porta la main à son dur corset et se plaignit.

– La robe est lourde aussi.

– On l'enlèvera, fit-il, rassurant.

Les bras autour d'elle l'enfermaient dans un cercle de sécurité. Le cauchemar s'éloignait. En cet instant nul ne pouvait plus l'atteindre.

– Il faut cesser d'avoir peur, murmura Desgrez, la peur appelle la défaite, tu es aussi forte que les autres. Tu peux tout. Qu'est-ce qui peut te faire peur encore à toi qui as tué le Grand Coësre13 ? Est-ce que tu ne crois pas que ça serait dommage de « leur » laisser la partie ? Est-ce qu'« ils » en valent la peine ? Est-ce qu'ils sont dignes de s'offrir la mort d'une marquise des Anges ? Bernique ! Ça m'étonnerait. De la charogne en dentelles, voilà ce qu'ils sont et tu le sais bien. On ne se livre pas à des ennemis de ce genre.

Il lui parlait tout bas, comme à une enfant que l'on raisonne, la retenant d'une main tandis que de l'autre il ôtait méthodiquement les épingles de son plastron, dénouait les liens de ses jupes. Elle retrouvait ses gestes sûrs de chambrière, qui, s'ils en révélaient beaucoup sur la diversité des aventures amoureuses du policier Desgrez, donnaient au moins aux femmes la réconfortante impression d'être entre les mains de quelqu'un qui s'y connaissait. Elle commençait à peine à se demander, dans un éclair de lucidité, si elle devait le laisser faire, qu'elle se trouvait déjà à demi nue entre ses bras. Un miroir au mur lui renvoya la vision de la blancheur de son corps, émergeant du rempart de velours bleu et de dentelles que formaient à ses pieds ses vêtements rejetés.

– Et voici la belle de jadis !

– Suis-je donc toujours belle, Desgrez ?

– Encore plus belle, pour mon malheur. Mais ton petit nez est froid, tes yeux sont tristes, ta bouche est dure. On ne l'a pas assez baisée.

Il lui prit les lèvres pour un baiser rapide. Il ne la brutalisait pas, la sentant brisée, déshabituée de l'amour par des tourments obsédants ; mais à mesure qu'elle se rassurait, il accentuait la hardiesse de ses caresses, riant de la voir perdre son expression abattue, tandis qu'un sourire hésitant affleurait son visage. Sous la flatterie de sa main brûlante elle creusait les reins, se renversait doucement contre son épaule.

– Plus si fière que tout à l'heure, hein, marquise ? Qu'est-ce qui reste une fois les beaux atours enlevés ? Une petite chatte avec des yeux verts tout brillants qui réclament. Une petite caille dodue, nourrie à la table du roi... Tu étais plus maigre autrefois. On sentait les os sous la peau... Maintenant tu es toute en rondeurs. Tendre à point... Petite caille ! Petite colombe ! Roucoule un peu. Tu en meurs d'envie.

Desgrez était toujours Desgrez. Le drap de son bel habit cachait bien le même cœur, la même poitrine vigoureuse, que sa casaque râpée de jadis. Ses mains étaient toujours les mêmes, autoritaires et attentives, sachant ce qu'elles voulaient obtenir et le recherchant insidieusement, jusqu'à ce qu'elle se trouvât contre lui comme paralysée par l'envahissement doucereux du plaisir.

C'était bien le même regard d'oiseau de proie, un peu moqueur, qui guettait sa reddition, s'amusant de son impatience, de sa fébrilité amoureuse, des aveux balbutiants dont elle rougirait plus tard.

Enfin il l'emporta vers l'alcôve, au fond de la pièce, loin des chandeliers, et elle aima l'ombre où il l'ensevelissait, la fraîcheur du lit, l'anonymat du corps viril qui la rejoignait. À tâtons elle rencontra son torse velu, retrouva une odeur oubliée, et dans le délire où elle chavirait elle se souvint que Desgrez était le seul amant qui ne l'eût pas respectée et qui ce soir encore, sans doute, ne la respecterait pas. Déjà il en manifestait l'intention. Elle ne se défendit pas. Par un paradoxe qu'elle ne cherchait pas à analyser elle s'apercevait que si l'homme l'avait parfois effrayée et révoltée, l'amant lui inspirait une confiance infinie. Avec lui elle était à l'aise. Lui seul possédait l'art inimitable de mettre l'amour et les femmes à leur place. Une bonne place, où ses maîtresses, ni méprisées ni idolâtrées, se sentaient les joyeuses compagnes de ces ébats savoureux, de ces jouissances païennes qui rendent le sang chaud, le corps bien vivant et la tête légère.

Elle s'abandonna sans réticences à la houle de sensualité qui l'envahissait. Elle se laissa rouler dans le flux enivrant. Avec Desgrez on pouvait se permettre d'être vulgaire. On pouvait crier, délirer, dire n'importe quoi, rire ou pleurer bêtement. Il connaissait toutes les façons d'éveiller et de stimuler le désir et la volupté d'une femme, en jouait en maître. Il savait se montrer exigeant ou encourageant tour à tour. Angélique, en son pouvoir, perdait la notion du temps. Il ne la laissa quitte qu'à bout de forces, suppliante et grisée à la fois, un peu marrie, un peu honteuse, et tout au fond émerveillée de ses propres ressources.

– Desgrez ! Desgrez ! répétait-elle, d'une petite voix enrouée qui l'émouvait, je n'en peux plus... Oh ! quelle heure est-il ?

– Fort tard, sans doute.

– Mon équipage qui m'attend en bas !

– Les gens de ma maison ont dû en prendre soin.

– Il me faut partir.

– Non. Il faut dormir.

Il la retint contre lui, sachant qu'un court sommeil balaierait les derniers miasmes de sa peur.

– Dors ! Dors ! Tu es très belle !... Tu sais tout faire : l'amour et la nique aux policiers... Tu as le roi de France à tes pieds... Et la vie devant toi. Tu sais bien qu'il y a quelque chose qui t'attend là-bas, au fond de la vie... Tu ne vas pas y renoncer. Tu sais bien que c'est toi qui es la plus forte...

Il parlait et il entendait son souffle léger et régulier, dans le profond sommeil où elle avait coulé à pic, comme une enfant. Alors il bougea un peu afin de blottir son front dur sur sa poitrine entre les seins tièdes et gonflés.