« Une seule heure pour une seule femme dans une seule vie, songeait-il, peux-tu te permettre cela, policier, d'être amoureux ? Il vaudrait mieux pour toi qu'elle soit morte et tu lui as rendu la vie. Imbécile !... »
Chapitre 21
– Et maintenant Desgrez, que faut-il faire ?
– Tu le sais aussi bien que moi.
Il l'aidait à se revêtir dans les premières lueurs de l'aube, qui faisaient pâlir les chandelles.
– Ce qu'il faut faire ? Payer la servante pour empoisonner, la suivante pour espionner, le laquais pour assassiner.
– Vous me donnez d'étranges conseils, policier.
Desgrez lui fit face pour la regarder dans les yeux. Son visage était farouche.
– Parce que c'est toi qui as raison, dit-il. La justice ne peut pénétrer là où tu vis. Trop haut placé pour la Justice ! M. de La Reynie le sait aussi. Lorsqu'on fait appel à nous c'est pour la parodie, et nous serions plutôt chargés d'arrêter les honnêtes gens comme ce brave évêque Valence, le conseiller de Madame, qu'il fallait punir de sa bonne influence sur Monsieur. Un jour nous parviendrons là-haut et la justice frappera pour tous. Mais l'heure n'est pas encore venue. Et c'est pourquoi je te dis : tu as raison. Dans un monde mauvais on doit être mauvais. Tue, et tue encore s'il le faut. Je ne veux pas que tu meures.
Il la retint contre lui, regardant avec fixité au delà de la tête blonde.
– Il faut devenir comme les autres. Tu as bien une petite idée de ce qui lui ferait peur à cette femme ? De ce qu'elle craint ?
– Comment savez-vous que c'est une femme ? interrogea Angélique, les yeux arrondis d'effroi.
– L'histoire de la chemise, c'est une idée de femme. Et je ne vois pas pourquoi un homme voudrait te supprimer. Bien sûr elle n'est pas seule, mais c'est elle qui commande. Tu sais pourquoi elle te hait et tu sais ce qu'elle redoute, cette putain. Tu dois lui prouver que tu es aussi forte qu'elle, la mater, lui faire comprendre qu'elle doit cesser de faire joujou avec le crime. C'est malsain. Ça peut lui retomber sur l'estomac, un jour.
– Je crois que j'ai une idée, dit Angélique.
– Bravo !
Il passa derrière la jeune femme pour fixer les nœuds de la troisième jupe.
– Voilà comment on devient une femme dangereuse, dit-il avec son sourire caustique. Et voilà comment d'un homme coriace on fait un petit mouton. Qu'est-ce qu'il y a encore pour le service de Mme la marquise ? Quel conseil dois-je encore donner ? Quelle sottise dois-je commettre ?
Il tournait autour d'elle avec des gestes de tailleur mondain, faisant bouffer d'une chiquenaude le manteau de robe relevé, rectifiant un pli ici et là, et sa mimique maniérée contrastait avec l'expression furieuse de son visage.
– Au moins, sauve ta vie. Que je me pardonne.
Angélique le regarda bien en face et il put voir, au fond de ses prunelles transparentes, s'allumer une lumière, sa force de femme avertie et indomptable.
– Je la sauverai, Desgrez. Je vous le promets.
– C'est bon. Je n'aurai donc pas entièrement perdu mon temps dans cette affaire. Au collier maintenant.
Les mains habiles repassèrent autour de son cou les parures, regarnirent ses poignets et ses bras.
– Et toc ! Et toc ! acheva-t-il en lui accrochant ses pendants d'oreilles. Voici la jument royale harnachée.
Elle lui donna un petit coup d'éventail, renonçant à se fâcher.
– Insupportable policier !
Mais elle redressait le buste sous la charge somptueuse, se sentant à nouveau grande dame. Ainsi elle pourrait affronter Mme de Montespan. Elle savait que, quand elle le voulait, son port de tête, sa démarche, pouvaient être au moins aussi intimidants que ceux de la Mortemart. Et elle avait pour elle l'amour du roi, et déjà la soumission empressée d'une Cour qui ne voulait plaire qu'au monarque et rejetterait d'un seul coup l'idole passée. Les yeux bleus seraient bien contraints de se baisser devant l'éclat des yeux verts. Angélique redressa le menton et marcha vers la porte. Desgrez la retint, posant lourdement ses deux mains brunes et musclées sur ses épaules.
– Écoute-moi maintenant, dit-il. Ce que j'ai à te dire, c'est sérieux et je ne t'en dirai jamais plus. Je ne veux plus te voir... Jamais. J'ai fait tout ce que je pouvais pour toi. Maintenant à toi de jouer. Tu as refusé l'aide de la police et c'est mieux ainsi. Tu ne veux pas de mon long nez dans tes affaires, et peut-être as-tu raison. Seulement c'est fini de courir après l'ami Desgrez quand le torchon brûle. Compris ?
Elle le regarda et lut dans ses yeux sombres l'aveu que cet homme endurci et bon ne lui ferait jamais. Un peu pâle, elle hocha la tête affirmativement.
– J'ai mon chemin tracé et besoin de ma tête froide pour le suivre, reprit Desgrez. Tu me ferais faire des sottises. Je ne veux plus te voir. Si un jour tu as des révélations à faire à la police, adresse-toi à M. de La Reynie. Il est plus qualifié que moi pour recevoir les grandes dames de la Cour.
Il se pencha et, la renversant dans ses bras, il lui appliqua sur les lèvres un baiser brutal, méchant, mais qui peu à peu se faisait passionné, goûtant désespérément la saveur de la bouche adorée.
« Cette fois c'est fini. Compris, songea-t-elle. Adieu, grimaud. Adieu, mon ami ! »
Il fallait avancer seule ou mourir. Cependant le viatique qu'elle avait reçu n'aurait pas été donné en vain.
Les conseils de Desgrez avaient éclairé sa lanterne. « La tenir à son tour par la menace. »
Le hasard la servit dès le lendemain, alors qu'elle se rendait en carrosse de Paris à Saint-Germain. Un fiacre avait versé dans le fossé et en s'approchant Angélique reconnut dans la jeune femme qui attendait avec impatience sur le talus de bruyères l'une des suivantes de Mme de Montespan, Mlle Desœillet. Elle s'arrêta et lui fit signe amicalement.
– Ah ! Madame, dans quel ennui je suis, s'écria la jeune fille. Mme de Montespan m'a envoyée pour une course urgente et qui ne souffre pas de retard, et me voici depuis une demi-heure immobilisée. Cet imbécile de cocher n'a pas vu une grosse pierre au milieu du chemin...
– Vous alliez sur Paris ?
– Oui... c'est-à-dire à mi-chemin. J'ai rendez-vous au carrefour du Bois-Sec avec une personne qui devait me remettre un message pour Mme de Montespan. Et si je suis trop en retard cette personne risque de repartir. Mme de Montespan sera terriblement contrariée.
– Montez donc. Je vais faire tourner les chevaux.
– Madame, vous êtes fort bonne.
– Je ne peux vous laisser dans l'embarras, et je suis contente de rendre service à Athénaïs.
Mlle Desœillet rassembla ses jupes et s'installa respectueusement sur le bord de la banquette. Elle semblait troublée et inquiète. Fort jolie fille, elle avait dans toute sa personne ce je ne sais quoi de hardi que Mme de Montespan savait communiquer à son entourage. Ses suivantes se reconnaissaient à leur beau langage, leur esprit et leur goût. Elle en faisait des femmes du monde à son image, aisées et sans scrupule.
Angélique l'observait du coin de l'œil. Elle avait déjà songé à s'allier une des compagnes de son ennemie, et plus particulièrement cette Desœillet, dont elle avait remarqué la faiblesse. C'était une joueuse impénitente et qui trichait. Il fallait un œil exercé pour s'en apercevoir. Angélique autrefois, par ses anciennes connaissances de la Cour des Miracles, avait appris certains tours communément employés dans les tripots. Mlle Desœillet les utilisait sans nul doute.
– Ah ! nous y voici, dit la jeune fille en mettant le nez au carreau. Dieu soit loué ! La gamine est encore là.
Elle baissa la vitre tandis qu'Angélique criait au cocher de s'arrêter. Se détachant sur l'écran verdoyant de la forêt une fillette d'une douzaine d'années qui attendait à la lisière des arbres s'avança vers le carrosse. Elle était vêtue simplement et coiffée d'un bonnet blanc. Elle tendit un petit paquet à Mlle Desœillet, qui parlementa un instant avec elle à mi-voix, puis lui remit une bourse entre les mailles de laquelle brillaient des écus d'or.
L'œil d'Angélique calcula, à un écu près, de ce qu'elle pouvait contenir. Le résultat lui fit hausser les sourcils.
« Que peut bien contenir ce petit paquet pour mériter si bon prix ? » se dit-elle en lorgnant l'objet que Mlle Desœillet dissimulait dans son aumônière. Elle crut discerner un flacon.
– Nous pouvons repartir, Madame, dit la jeune fille, visiblement soulagée d'avoir mené à bien sa mission.
Alors que le carrosse tournait autour de la croix, Angélique regarda de nouveau, machinalement, la fillette dont le bonnet blanc se détachait sur l'écran vert de la forêt.
« Où ai-je déjà vu cette gamine ? » pensa-t-elle avec malaise. Elle garda le silence un moment, tandis que l'équipage se lançait à nouveau vers Saint-Germain. Plus le temps passait et plus elle se persuadait qu'elle devait profiter de l'occasion pour se gagner la jeune fille. Tout à coup elle poussa un petit cri.
– Qu'y a-t-il, Madame ? s'informa Mlle Desœillet.
– Rien ! Rien ! Une épingle qui s'est déplacée.
– Voulez-vous que je vous aide...
– Non, non, je vous en prie, ce n'est rien.
Angélique rougissait et pâlissait tour à tour. Brusquement elle venait de se souvenir. Le visage de cette gamine, elle l'avait vu à la lueur de deux cierges, par une nuit sinistre. C'était la fille de la Voisin, celle qui portait « le panier ».
– Puis-je vous aider, Madame ? insistait la jeune fille.
– Eh bien, oui, si vous pouviez m'aider à desserrer ma jupe. La suivante s'empressa.
Angélique la remercia et lui sourit.
– Vous êtes très gentille. Savez-vous que j'ai souvent admiré votre habileté de dame d'atours près de mon amie Athénaïs... et votre patience.
Mlle Desœillet sourit à son tour. Angélique pensa que si elle se trouvait dans la confidence des odieux projets de sa maîtresse, la petite garce devait s'amuser des compliments qu'on lui décernait. Qui sait, peut-être gardait-elle dans son aumônière le poison destiné à cette Mme du Plessis-Bellière qui présentement la raccompagnait avec tant d'amabilité ? Le destin a de ces coups d'humour noir. De quoi bien rire sous cape. Mais elle ne perdrait rien pour attendre !
– Ce que j'admire le plus en vous, poursuivit Angélique suavement, c'est votre habileté au jeu. Je vous observais ce lundi, lorsque vous avez si bien battu M. le duc de Chaulnes. Il n'en est pas encore revenu, le pauvre homme. Où avez-vous donc appris à si bien tricher ?
Le sourire sucré de Mlle Desœillet s'effaça. Ce fut son tour de rougir et de pâlir.
– Madame, que dites-vous ? balbutia-t-elle. Tricher ? Moi... mais c'est impossible. Jamais je ne me permettrais...
– Non, pas à moi, mon petit, fit Angélique accentuant à dessein une pointe de vulgarité.
Elle lui prit la main et la retournant lui toucha délicatement le bout des doigts.
– Des extrémités à la peau si fine, on sait à quoi elles servent. Je vous ai vue les user avec un petit morceau de peau de cachalot. C'est pour mieux sentir les cartes marquées que vous employez. Marquées de telle façon que seules des mains comme les vôtres peuvent les reconnaître. Certes, les gros doigts du duc de Chaulnes seraient bien en peine d'y trouver quelque chose de suspect... sauf si on le lui faisait remarquer.
Le vernis de la fille craqua et elle ne fut plus qu'une petite aventurière d'origine obscure qui voyait s écrouler ses rêves ambitieux. Elle savait qu'à la Cour les seules choses sur lesquelles on ne plaisantait pas et qui pouvaient tourner au tragique, c'étaient l'étiquette et le jeu. M. le duc de Chaulnes, déjà vexé de s'être fait battre par une donzelle de bas étage et de lui devoir mille livres, n'avalerait jamais l'affront d'avoir été dupe. La coupable, si ses manœuvres étaient dévoilées, serait ignominieusement chassée de la Cour. Angélique dut la retenir alors qu'elle glissait à genoux sur le plancher cahotant du carrosse pour la supplier.
– Madame, vous m'avez vue et vous pouvez me perdre !
– Relevez-vous. Quel intérêt ai-je à vous perdre ? Vous trichez très bien. Il faut avoir des yeux avertis comme les miens pour s'en apercevoir et je crois que vous pourrez continuer assez longtemps vos gains... à condition que je ferme les yeux évidemment.
La jeune fille passait par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
– Madame, que puis-je faire pour votre service ?
Elle avait perdu son accent « Mortemart » et sa voix laissait percer une origine faubourienne.
Angélique regarda froidement au-dehors. La demoiselle se mit à pleurer et raconta sa vie. Elle était fille naturelle d'un grand seigneur dont elle ignorait le nom mais qui, par personne interposée, s'était occupé de son éducation. Sa mère, d'abord femme de chambre, avait fini comme tenancière de maison de jeux, d'où l'autre face de son éducation. Confiée tour à tour aux religieuses d'un pensionnat et aux bons exemples d'un tripot, elle avait su intéresser par son caractère primesautier, sa joliesse, ses bribes de culture, des personnes de la bonne société qui l'avaient poussée. Athénaïs, qui excellait à reconnaître les caractères de sa trempe, se l'était attachée. Maintenant elle était à la Cour, mais elle n'avait pu se défaire complètement de certaines habitudes. Il y avait le jeu...
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