– Ça peut se trouver, dit encore Cul-de-Bois après avoir réfléchi. Il fit appeler un nommé Feu-Follet, pâle voyou aux cheveux de flamme, qui n'avait pas son pareil pour fouiller les poches les plus profondes et dissimuler ses larcins dans ses manches. Mais sa chevelure rousse le faisait repérer, et après de multiples séjours au Châtelet et quelques séances sur le chevalet du bourreau qui l'avaient rendu difforme et boiteux, on ne savait plus à quoi l'employer. Subtiliser une lettre à la barbe et au nez de toute une compagnie serait pour lui un jeu.

– Il me faut cette lettre, insista Angélique, je la paierai prix d'or.

*****

La difficulté de joindre La Voisin et de l'accompagner dans un rendez-vous aussi secret ne paraissait pas insurmontable aux bandits. Ils avaient par là, dans la maisonnée même de la devineresse, de nombreuses complicités. On cita Le Picard, qui lui servait de valet, et le Cosaque, qui était l'amoureux de sa fille. Par eux, Feu-Follet se faisait fort d'être engagé ce soir pour lui porter son flambeau ou son sac. Bien qu'ayant monté les échelons de la société, la devineresse conservait un pied dans la matterie. Elle savait qu'il y avait utilité à être alliée avec le Grand Coësre. À l'occasion, elle « crachait au bassinet ».

– Y a pas qu'elle qui a compris, pas vrai ? dit Cul-de-Bois en jetant un regard entendu à Angélique. Chez nous pas moyen de se lâcher, ou bien c'est la mort. Les faux frères, on ne les rate pas.

Il redressa son buste énorme, sanglé dans un justaucorps militaire à brandebourgs dorés, il s'appuyait sur ses poings velus, dans l'attitude d'un gorille, dont il avait le visage noueux au regard terrible.

– La puissance des truands est éternelle, beugla-t-il. Tu n'en viendras jamais à bout, Franc-Ripault. Elle renaîtra toujours des pavés de la ville.

Angélique serra sa mante autour d'elle. Elle se sentait pâlir. Dans la lueur fumeuse des lampes à l'huile, la face du Grand Coësre, sous son chapeau à plumes d'autruche, lui apparaissait marquée d'un sceau de damnation. Elle voyait se pencher vers elle des trognes rouges, des faciès barbus sur lesquels tranchait le masque blafard du rouquin Feu-Follet. Elle connaissait la plupart des spadassins que Cul-de-Bois avait fait appeler parmi ses gardes : « La Pivoine », l'ivrogne invétéré, « Mort-aux-Rats », l'Espagnol, quelques autres encore dont elle avait oublié les noms, et un nouveau venu, « Tête de Mort », dont la mâchoire entière était à nu, car la compagnie du Saint-Sacrement lui avait fait couper les deux lèvres comme blasphémateur. En vérité, ce n'était pas de peur qu'elle tremblait car elle avait appris les règles du jeu qui pouvaient la faire communiquer avec ce monde sordide. La matterie ne pardonnait pas aux traîtres, mais ne trahissait pas les siens. Triomphants ou misérables, le « frangin », la « frangine », qui avaient fait preuve de loyauté et qu'un jour avait liés à la pègre de Paris le serment des gueux, auraient toujours droit à l'aide de leurs pairs. S'ils étaient pauvres, l'écuelle de soupe serait toujours versée pour eux, s'ils étaient puissants les rapières se lèveraient contre leurs ennemis. Le lien était indestructible. Barcarole l'avait prouvé. Cul-de-Bois ne se dérobait point. Non, Angélique ne les craignait pas. Leur cruauté de loups aux dents longues lui inspirait moins d'effroi que celle de certains beaux personnages raffinés, leurs loques puantes la dégoûtaient moins que les beaux atours cachant d'atroces vilenies. Mais en écoutant cette voix tonitruante du Grand Coësre, ces beuglements de conque maudite éveillaient en elle d'affreux souvenirs. Angélique éprouvait le vertige d'une chute mortelle, l'impression d'être précipitée des hauteurs fastueuses auxquelles elle était parvenue, dans la désespérance sans fond de l'Enfer. « Il faudra donc toujours en revenir là », songeait-elle. Il lui sembla qu'elle emportait dans les plis de son manteau l'odeur indélébile de la misère et de son passé. Un mystère ineffaçable. Tous les parfums du monde, tous les diamants du monde, toute la gloire du roi sur elle ne pourraient l'effacer. En se retournant vers le palais du Grand Coësre dressant ses pignons tordus et ses arceaux ruinés sur le ciel rouge du soir, eut-elle la vision de cet autre crépuscule qui verrait M. de La Reynie, dressé sur son cheval, à cette place même parmi ses archers en armes ? Les cadavres des truands joncheraient le sol, à travers la cité hétéroclite des vieux carrosses, des taupinières, des cloîtres abandonnés, la cité longtemps interdite du Faubourg Saint-Denis, prise d'assaut en une suprême et féroce bataille. Devant le bastion du Grand Coësre, un héraut, après avoir embouché sa trompette, déploierait son parchemin pour déclamer :

– Écoutez tous, malandrins qui vous terrez là. De par le roi il est annoncé que grâce sera accordée à ceux qui se rendront. Mais les douze derniers qui seront pris seront pendus.

Marché terrible. Personne ne voudrait être parmi les douze derniers. Comme une nuée de cloportes, les marcandiers, les capons, les convertis, les drilles et les narquois, les piètres et les malingreux, les coquillards et les polissons, les sabouleux et les francs-mitons, les marauds et les mercelets s'enfuiraient, se fondraient dans les premières ombres de la nuit. Au fond de son antre on trouverait Cul-de-Bois, l'homme-tronc, seul et rugissant, et d'un coup de flamberge un archer lui transpercerait la gorge. Ainsi finira, par un soir sanglant de 1680, la Cour des Miracles de Paris16, la longue lutte séculaire entre le roi de Thunes et le roi de France.

*****

Angélique, de retour chez elle, s'était assise devant son secrétaire. La visite au Faubourg Saint-Denis l'éprouvait plus que la pensée de la partie qui allait se jouer cette nuit, dans les parages de la collégiale de Villeneuve. Les détails étant réglés, il n'y avait plus qu'à attendre, en évitant le plus possible de penser. Vers 10 heures, Malbrant-Coup-d'épée vint la trouver. Il s'était masqué d'un « loup » gris et s'enveloppait d'un manteau couleur de muraille. Elle lui parla tout bas, comme si l'on avait pu l'entendre dans le silence de sa chambre somptueuse, où elle avait accueilli naguère l'amour de Rakoczi.

– Vous savez aussi bien que moi ce que je veux obtenir de Duchesne. C'est pourquoi je vous ai choisi. Qu'il dévoile les projets de celle qui l'envoie, qu'il cite les noms de ceux qui pourraient me nuire... Mais ce qu'il faut surtout, c'est la lettre. Guettez à la fenêtre de l'estaminet. S'il fait seulement mine de s'en défaire avant que Feu-Follet ait pu la subtiliser, bondissez avec vos hommes. Tâchez aussi d'obtenir les mixtures, les poisons que La Voisin lui confiera...

Elle attendit.

Deux heures après minuit, à nouveau le bruit lointain de la petite porte dérobée par laquelle Malbrant-Coup-d'épée avait quitté l'hôtel lui parvint, puis sur les dalles du vestibule, son pas lourd et rapide de mercenaire.

Il entra et vint déposer sur le guéridon, près d'elle, dans la lueur du flambeau, quelques objets. Elle vit un mouchoir, un flacon, un sachet de cuir, et un petit carré de papier blanc : la lettre. L'écriture de Mme de Montespan lui sauta aux yeux, en même temps qu'une impression sauvage de triomphe l'envahissait. Les termes de ce billet étaient terribles, accablants :

« ...Vous m'avez trompé, écrivait la noble marquise de sa belle écriture distinguée à l'orthographe fantaisiste, car son éducation avait été assez négligée... La personne est toujours bien vivante et le roi s'attache chaque jour un peu plusse à elle... Vos promesses ne valent pas l'argent que je vous ai versé. Plu de 1 000 écu à ce jour... pour des médecine qui ne donne ni l'amour ni la mort... Sache que je peu ruiné votre crédit et désaffecté toute la Cour de vous recevoir... Confié ce qu'il faut à mon message. Cette foi il faut réussir... »

– Magnifique ! Merveilleux ! s'écria Angélique d'une voix haletante.

Elle eut un grand rire qu'elle ne se reconnut pas.

– Ha ! Ha ! Cette fois il faut réussir, oui, ma belle Athénaïs. Et en effet je réussirai. Vous ne vaudrez plus cher avec cette arme entre mes mains.

Au bas de la page il y avait une tache rouge qui virait au brun, mais en y posant le doigt Angélique la trouva encore humide. Son excitation tomba et elle leva un regard interrogateur vers l'écuyer.

– Et l'officier ? Duchesne ? Qu'en avez-vous fait ? interrogea-t-elle d'une voix étouffée. Où est-il ?

Malbrant-Coup-d'épée détourna les yeux.

– Ma foi, si le courant est fort il doit se trouver quelque part en aval, du côté de Grenelle.

– Malbrant, qu'avez-vous fait ! Je vous avais dit que je ne voulais pas de crime.

– Faut bien se débarrasser d'une charogne qui pue, dit l'homme, les paupières toujours baissées.

Brusquement il la regarda en face, de son regard brun-noir, qui contrastait si curieusement avec ses longs cheveux blancs.

– Écoutez, Madame, dit-il en se penchant vers elle, écoutez-moi : ce que je vais vous dire vous paraîtra étrange de la part d'un vieux dur-à-cuire, paillard et bon à rien comme moi. Mais ce petit, votre fils, je m'y suis attaché. C'est comme ça. J'ai tout fait dans ma vie, et des choses inutiles, des choses malfaisantes, aussi bien pour moi que pour les autres. Les armes c'est tout ce que je connais, à force de les avoir maniées. Mais remplir mon escarcelle, ça, je n'ai jamais su. L'âge vient, la carcasse commence à être fatiguée et Mme de Choisy, qui connaît ma sainte tante, ma pieuse sœur et mon chanoine de frère, m'a dit : « Malbrant, mauvais garçon, que diriez-vous de gagner bon gîte et bon pot à enseigner le métier des armes à deux petits seigneurs fortunés ? » Je me dis : « Pourquoi pas ? Repose un peu tes vieilles cicatrices, Malbrant. » Et je suis entré à votre service, Madame, et à celui de vos enfants... Les enfants, j'en ai peut-être eu. C'est probable, mais ça ne m'a jamais intéressé, je le confesse. Cependant Florimond, cela a été différent. Vous ne le savez peut-être pas, Madame, bien que vous soyez sa mère, mais cet enfant est né avec une épée dans la main droite. Il tient le glaive comme l'archange Saint-Michel lui-même. Et quand un vieux bretteur comme moi rencontre ce don des armes, ce génie, cette force, eh bien ! alors... C'est alors que j'ai appris que j'avais raté ma vie et que j'étais seul au monde, Madame. Et dans ce petit je voyais le fils que j'ai peut-être eu quelque part, que je ne connaîtrai jamais et auquel je n'apprendrai pas à tenir les armes. Il y a des choses comme cela, qu'on ignorait en soi et qui se mettent à vivre.

Il se pencha plus encore, jusqu'à lui souffler au visage son haleine âcre de vieux fumeur de pipe.

– Et ce Duchesne, il a voulu nous le tuer, notre Florimond.

Angélique ferma les yeux et se sentit blêmir.

– Parce qu'avant, reprit l'écuyer, on pouvait se dire : c'est pas certain. Mais maintenant c'est certain. Il l'a avoué, il l'a beuglé quand il a eu les pieds sur le feu.

« Bien sûr que je voulais m'en débarrasser de cette petite crapule, qu'il criait, il me perdait aux yeux du roi, il éveillait les soupçons... il ruinait nos projets. Mme de Montespan menaçait de m'éloigner pour avoir manqué d'habileté. »

– C'est donc vrai qu'il jetait des poudres dans le breuvage du roi ?

– C'était la favorite qui l'en chargeait. Tout est vrai. Et qu'il a menacé Florimond de le tuer s'il continuait à le dénoncer. Et qu'il a versé du poison dans un sorbet qui vous était destiné. Et que La Montespan voyait La Voisin pour trouver un moyen de vous faire périr. Carapert, un des officiers porteurs du rôt, était de leurs complices. C'est lui qui a envoyé l'enfant porter un ordre aux cuisines en passant par l'aile en construction.

« Quinze toises d'échafaudages, que je lui ai crié, quinze toises d'échafaudages au-dessus d'un sol de pierre dans l'obscurité ! Eh bien ! fais donc le saut à ton tour, ordure, toi qui as voulu prendre la vie d'un enfant !...

Malbrant-Coup-d'épée s'arrêta et s'essuya le front. La colère lui donnait chaud. Il lorgna vers Angélique, dont l'expression restait figée.

– Fallait bien se débarrasser d'une charogne puante, répéta-t-il plus bas. De toute façon il n'était pas beau à voir. Et qu'est-ce que cela aurait donné de lui laisser la vie sauve ? Un ennemi de plus, acharné contre vous. Il y en a déjà suffisamment, croyez-moi. Ces choses-là, Madame, quand on les entreprend, faut aller jusqu'au bout.

– Je sais.

– Les autres aussi étaient d'accord. Il n'y a pas deux façons de terminer la besogne. De bons compagnons et qui ont bien fait leur ouvrage. Le rouquin Feu-Follet s'était entendu avec le valet de la devineresse pour se faire embaucher comme porteur de flambeau. Le valet l'avait présenté idiot, sourd et muet. Elle l'a gardé pendant l'entrevue. Ça l'arrangeait. Elle dit parfois qu'elle aime mieux ne pas se rendre seule aux rendez-vous qu'on lui donne dans le secret. Un gars sourd et muet, mais capable de manier le couteau à l'occasion, voilà ce qu'elle cherchait, elle l'a dit à son valet. Enfin Feu-Follet lui a convenu et elle l'a emmené. Nous, on guettait au-dehors. À un moment j'ai vu que les choses commençaient à se gâter entre Duchesne et La Voisin. C'était la lettre qu'on ne trouvait plus. Alors, nous sommes entrés en jeu. La Voisin a filé sans demander son reste. Feu-Follet a fait mine de la défendre pour la comédie. Ensuite on s'est occupé du bonhomme. Pas facile... Coriace. Voilà tout ce qu'on a pu en tirer, avec les grands moyens : ce mouchoir, ce flacon, ce petit sac dans lequel il y a, paraît-il, des poudres magiques, et puis les quelques confidences que je vous ai dites...