– Ne m'abandonnez pas ! cria-t-elle en riant.

Elle attendit un peu, guettant les bruits autour d'elle. Un pas foulant le gazon se rapprocha, et une main dénoua son bandeau.

– Oh ! fit-elle, éblouie.

Elle n'était plus dans la prairie où s'ébattait la Cour dont les rires parvenaient maintenant lointains, mais à la lisière d'un rideau de charmilles. Au sommet d'une éminence formée de trois terrasses fleuries s'élevant en pente douce, un petit palais inconnu venait de surgir. Bâti de faïence blanche et précédé par un péristyle de marbre rose il se détachait sur le fond de verdure d'un bois d'acacias dont l'odeur grisante parfumait l'air surchauffé.

– C'est Trianon, dit le roi.

Il se tenait seul à ses côtés. Il lui prit la taille et lentement ils montèrent vers la maison.

– Il fallait bien que cette heure vienne entre nous, n'est-ce pas Angélique ? dit le roi très bas. Il fallait bien que nous finissions par nous atteindre.

Sa voix était oppressée et elle sentait contre son flanc trembler les doigts autoritaires. Il n'avait jamais pu se départir entièrement de sa timidité envers les femmes. À l'instant d'achever sa conquête, la crainte l'envahissait.

– Mon trop bel amour ! Mon trop bel amour !...

Angélique ne luttait plus. Le petit palais offrait l'abri de son silence. La force qui l'entraînait n'était pas de celles qu'on pouvait repousser. Rien ne pouvait briser le cercle qui les emprisonnait, fait de fleurs, d'isolement, de pénombre.

Une porte vitrée s'était refermée sur eux. La pièce meublée de brocart fleuri était d'un goût exquis. Angélique, troublée, voyait seulement que c'était ravissant et qu'il y avait un grand lit aux courtines relevées dans une alcôve.

– J'ai peur ! murmura-t-elle.

– Ne craignez rien, mon amour.

La tête perdue contre son épaule elle le laissa prendre ses lèvres, elle le laissa dégrafer son corsage, découvrir les tendres rondeurs de ses seins, s'exalter au contact de la chair tiède et secrète, révélée. Doucement il l'entraînait, émouvant et comme blessé par la violence de son désir.

– Viens, viens ! suppliait-il tout bas.

Sa sensualité était sauvage et primitive. Un torrent, une tempête l'entraînait vers la femme qu'il souhaitait, et cet élan aveugle de l'homme n'était pas sans bouleverser quand on songeait à la maîtrise sereine du monarque.

Angélique, contre le lit, ouvrit les yeux. Le roi allait se livrer à elle, sans pensée, et elle se sentait assez forte, et maternelle et savante, pour le recevoir dans ses bras et calmer par ses caresses l'ineffable tourment de ce corps vigoureux. Mais ce ne fut qu'un éclair. Elle se raidit toute, les prunelles dilatées sur l'ombre envahissante.

– L'orage ! murmura-t-elle.

Un grondement lointain roulait au-dehors. Le roi vit son air hagard.

– Ce n'est rien. Que craignez-vous ?

Mais il ne sentait plus entre ses bras qu'une forme dure et rétive. Elle lui échappa et courut à la fenêtre, où elle appuya son front brûlant contre la fraîcheur des vitres.

– Qu'y a-t-il encore ? demanda-t-il.

Sa voix vibrait de colère contenue.

– Cette fois il ne s'agit plus de pudeur. Vos hésitations révèlent un partage que je soupçonnais depuis longtemps. Il y a un homme entre nous !...

– Oui.

– Son nom ? gronda-t-il.

Elle se retourna, transformée soudain, les poings serrés, ses yeux verts flambant comme des escarboucles.

– Joffrey de Peyrac, mon époux, que vous avez fait brûler vif en place de Grève !

Lentement les mains d'Angélique remontèrent vers son visage. La bouche entrouverte, elle paraissait chercher l'air qui lui manquait.

– Joffrey de Peyrac, répéta-t-elle.

Ses jambes fléchirent et elle tomba à genoux, parlant à mi-voix avec incohérence.

– Qu'avez-vous fait de ce chanteur, de ce génie, de ce grand fou boiteux qui tenait Toulouse sous sa magie innocente ? Comment pourrais-je oublier Toulouse ! On y chante, on y maudit. On y jette des fleurs et des anathèmes. Toulouse, la ville la plus sévère et la plus tendre, la ville de Joffrey de Peyrac que vous avez fait brûler vif en place de Grève !...

Elle n'avait plus que cette vision, l'énorme fleur rouge d'un brasier s'éteignant dans un crépuscule d'hiver. Il n'y avait plus devant elle que le Feu et la Nuit. Elle eut un sanglot bref, égaré, et ses yeux devinrent mornes.

– On a dispersé ses cendres au vent de la Seine, ses fils n'ont plus de nom, ses palais ont été rasés, ses amis se sont détournés de lui, ses ennemis l'ont oublié, rien ne subsiste du Gai-Savoir, où l'on menait si joyeuse vie. Vous lui avez tout pris... Mais vous n'aurez pas tout ! Vous ne m'aurez pas, moi, sa femme...

Au-dehors la pluie s'était mise à ruisseler. L'orage continuait d'appesantir sur la nature une nuit brève et tordue de bourrasques.

– Peut-être ne vous en souvenez-vous plus, reprit-elle à mi-voix. Qu'est-ce qu'un homme après tout, pour un monarque aussi puissant que vous ? Une poussière, dont la cendre fut emportée dans la Seine. Mais je me souviens toujours et à jamais. Je suis allée vous supplier au Louvre, mais vous m'avez repoussée. Vous le saviez innocent, mais vous le vouliez condamné. Parce que vous craigniez son influence sur le Languedoc. Parce qu'il était plus riche que vous !... Parce qu'il ne se traînait pas bassement à vos pieds. Vous avez payé les juges pour que le verdict soit contre lui. Vous avez fait assassiner le seul témoin qui aurait pu le sauver. Vous l'avez laissé torturer. Vous l'avez laissé périr. Et moi... vous avez laissé l'abandon et la misère m'engloutir, avec mes deux enfants... Comment pourrais-je oublier tout cela18 !

Elle pleurait à petits coups, sans larmes, revivant des terreurs sans nom, des chagrins inoubliables, aussi pitoyable et affolée dans sa robe somptueuse que la pauvre Angélique des bas-fonds de Paris.

Le roi, à quelques pas d'elle, paraissait un homme frappé par la foudre. Interminables, les minutes s'allongèrent. Parler ? Se taire ? Les mots ni le silence n'avaient plus le pouvoir d'écarter le passé. Pesamment, avec un bruit sourd d'écroulement le passé amoncelait entre eux un mur infranchissable.

Lorsque le soleil reparut aux vitres, le roi jeta un regard vers les jardins. D'un pas mesuré il marcha vers le siège où il avait posé son chapeau et s'en coiffa. Puis il se tourna vers Angélique, immobile.

– Venez, Madame. La cour doit nous attendre.

Comme elle ne bougeait pas, il insista :

– Venez. Il n'est pas nécessaire de nous attarder. Nous en avons trop dit.

La jeune femme secoua la tête.

– Non pas trop. Il fallait que cela fût dit.

Elle se sentait brisée, mais elle fit effort pour imiter la dignité du roi. Se relevant elle alla devant la glace, remit en ordre sa chevelure et ses vêtements. Il y avait un grand vide en elle. Leurs pas, sous le péristyle de marbre rose, résonnèrent côte à côte, et pourtant étrangers, séparés à jamais !

Chapitre 26

Et maintenant que va-t-il se passer ? se demandait Angélique. La journée avait suivi son cours, comme à l'habitude. Retour à Versailles après l'intermède de l'orage. Bal, petit souper, jeu. Angélique s'interrogeait. Devait-elle s'éloigner, fuir ou attendre un signe du roi ? Il était impossible qu'il s'en tînt là. Mais quand et de quelle façon réagirait-il ? Le matin revenu, les heures déroulèrent à nouveau leurs plaisirs divers. Le roi ne se montra pas. Il travaillait. Angélique était très entourée. Son éclipse la veille et celle du roi n'étaient pas passées inaperçues et avaient paru à tous significatives. Mme de Montespan s'était absentée de Versailles pour cacher sa colère. Angélique oubliait les dangers que lui faisait courir sa rivale, dans l'appréhension d'un danger plus immédiat. Si le roi la disgraciait, qu'allait devenir Florimond, qu'allait devenir Charles-Henri ?

Elle accepta de partager une table de jeu et perdit mille pistoles en une heure. Cette déveine lui parut l'image du gâchis qu'elle avait semé autour d'elle. En repoussant l'amour du roi elle avait jeté toutes ses cartes, abandonné tous ses atouts. 1 000 pistoles !... Voilà bien où menait cette manie stupide de vivre avec un cornet à dés à la main. Elle n'avait aucun passion pour le jeu, mais il ne se passait pas un jour à la Cour où elle ne fût contrainte de participer à une partie. Voilà comment on se trouve peu à peu réduit à mendier faveurs ou charges pour remplir une bourse toujours à sec ! D'une obligation à l'autre, on passe son temps à se ruiner et à se redorer, à mettre ses bijoux en gage pour participer à un voyage, à les reprendre pour briller à un bal, à supputer ses chances de telles ou telles charges lucratives, à composer des placets.

Il valait mieux qu'elle s'échauffe à décrier la vie de la Cour, puisqu'elle allait quitter Versailles. De cela, elle avait maintenant la certitude ! Elle vivait ses dernières heures à Versailles !...

Debout devant l'une des fenêtres de la grande galerie elle se souvint de ce premier matin où elle avait vu, aux côtés de Barcarole, s'éveiller le parc de Versailles dont elle aurait pu être la reine, Versailles et ses fontaines, ses allées, ses charmilles, son peuple de statues et ses bosquets cachant d'adorables fêtes. Là-bas, à l'extrémité de l'Allée Royale, se profilaient sur l'horizon les mâts, les voilures et les cordages de la petite flottille qui semblait mystérieusement appeler, au milieu des champs et des bois de l'Ile-de-France, à de lointains et fabuleux départs...

Bontemps la trouva, plongée dans son rêve. Il lui murmura que le roi voulait la voir et l'attendait. L'heure avait sonné.

Le roi était calme, à son habitude. Rien ne transparut sur ses traits de l'émoi qui l'agita lorsqu'il la vit entrer. Il savait pourtant qu'allait se jouer là une partie dont l'issue était sans prix à ses propres yeux. Jamais il n'avait souhaité de victoire avec autant d'âpreté. Et jamais il n'avait connu à l'avance une aussi décevante certitude de la défaite. « Elle s'en ira », songea-t-il, « et elle couvrira mon cœur de cendres. »

– Madame, fit-il à voix haute lorsqu'elle se fut assise, vous avez proféré contre moi de douloureuses et injustes accusations. J'ai passé une partie de la nuit et de ce jour à revoir le dossier de ce procès déjà ancien, et à m'en faire parvenir toutes les pièces. Il est vrai que bien des détails s'en étaient effacés de ma mémoire. Mais non pas l'affaire elle-même. Comme la plupart des actes définitifs que j'ai eu à accomplir au début de mon règne, celui-ci demeure fort gravé dans mon souvenir. Il a pris place sur l'échiquier où je menais alors une partie difficile dont ma couronne et mon pouvoir étaient l'enjeu...

– Jamais mon mari n'a menacé votre couronne et votre pouvoir. La jalousie seule...

– Ne recommencez pas à me dire des choses injurieuses, fit-il avec douceur mais sur un ton qui la glaça. Et arrêtons tout de suite la querelle en posant les données du problème. Oui, je l'affirme, le comte de Peyrac menaçait ma couronne et mon pouvoir parce qu'il était l'un des plus grands parmi mes vassaux. Or, les grands avaient été et restaient encore mes pires ennemis. Angélique, vous n'êtes pas sotte. Il n'est pas de passion qui puisse effacer entièrement votre bon sens. Ce ne sont pas des excuses que j'avance, mais des raisons, pour redresser votre jugement. Il faut vous représenter l'état des choses d'alors : des agitations terribles par tout le royaume avant et après ma majorité, une guerre étrangère où ces troubles domestiques avaient fait perdre à la France mille avantages, un prince de mon sang, le propre frère de mon père : Gaston d'Orléans, à la tête de mes ennemis ! Un très grand nom : le prince de Condé faisant alliance avec lui ; beaucoup de cabales dans l'État. Des parlementaires en révolte contre leur roi. Dans ma Cour, très peu de fidélité désintéressée, ce qui faisait que mes sujets les plus soumis en apparence m étaient autant à charge et à redouter que les rebelles. Pour seuls soutiens fidèles, ma mère, méprisée et calomniée, et le cardinal Mazarin, universellement haï. Tous deux étrangers d'ailleurs : le cardinal était italien, comme vous ne l'ignorez pas. Ma mère était demeurée très espagnole de cœur et de coutumes. Les Français les mieux intentionnés supportaient mal leur façon d'être. On devine ce qu'en faisaient les malintentionnés. Au milieu de tout cela un enfant, moi, investi d'un pouvoir écrasant, mais se sachant trop faible, et se sentant menacé de toutes parts.

– Vous n'étiez pas un enfant lorsque vous avez fait arrêter mon mari.

– Quittez cet air buté, de grâce ! Seriez-vous, comme toutes les femmes, incapable d'envisager un problème dans son ensemble ? Si douloureuses que soient pour vous les conséquences de l'arrestation et de la mort du comte de Peyrac, ce n'est qu'un petit épisode du vaste tableau de révolte et de combats que j'essaie de vous exposer...