– Je suis au regret, mais Son Excellence s'entretenait avec Madame.

– Il aurait été de bon ton d'attendre pour continuer qu'Elle fût de nouveau attentive à la cérémonie.

– Présentez-lui mes excuses, mon Père... Dites-lui que ce n'est pas l'usage en France.

– Piètre excuse ! soupira le religieux.

Il se mit en devoir cependant d'apaiser le courroux de son noble employeur qui se calma, puis dont le visage s'éclaira, en émettant une proposition qui lui paraissait devoir tout arranger.

Le prêtre demeura silencieux. Pressé de traduire il dit avec réticence :

– Son Excellence vous demande de bien vouloir recommencer.

– Quoi donc ?

– Le supplice.

– Mais c'est impossible, mon Père, dit l'officier de police. Il n'y a pas d'autre condamné.

Le religieux traduisit. Le bey montra les Persans rangés derrière lui.

– Il vous dit de prendre un homme de son escorte... Il insiste... Il dit que si vous vous montrez aussi désobligeant, il se plaindra de vous au roi votre maître, qui vous décapitera. M. de Miremont, malgré le froid, commençait à suer à grosses gouttes.

– Que faire, mon Père ? Je ne peux pourtant pas de mon propre chef condamner à mort n'importe qui ?

– Je peux lui répondre de votre part que les lois de votre pays s'opposent à ce qu'on touche un seul cheveu sur la tête d'un étranger quel qu'il soit quand il est notre hôte. Nous ne pouvons donc immoler un de ses esclaves persans, même avec son consentement.

– C'est cela. C'est cela. Dites-lui, je vous en supplie.

Bachtiari bey daigna sourire et parut apprécier le tact des lois françaises. Mais son idée lui tenait très à cœur et soudain il tendit un bras impitoyable vers Savary. L'apothicaire poussa un hurlement et sautant à bas de son cheval se prosterna le front dans la neige en criant :

– Amman ! Amman !

– Mais que se passe-t-il, mon Père ? demanda Angélique.

– L'ambassadeur a décidé que ce serait parmi les gens de votre escorte qu'on devait choisir un nouveau condamné, puisque c'était à cause de vous qu'il avait manqué la fin du spectacle. Il prétend d'ailleurs qu'un homme qui ose monter un pareil cheval ne mérite pas de vivre.

Le Jésuite acheva entre les dents :

– Un homme qui – de plus – comprend et parle le persan à merveille... Ainsi vous ne veniez pas en ambassadrice mais vous aviez quand même songé à vous munir d'un interprète !...

– Maître Savary est un marchand-droguiste qui a beaucoup voyagé et...

– Quel est le but exact de votre mission, Madame ?

– La curiosité.

Le R. P. Richard eut un petit sourire sarcastique. Angélique dit avec agacement :

– Je ne peux vous en présenter d'autre... Maître Savary, cessez vos prosternations et relevez-vous. Nous ne sommes pas à Ispahan.

– Il faudrait pourtant en finir, dit le religieux.

– Mon Père, vous ne prétendez pas, j'espère, que l'on torture et que l'on tue un homme innocent pour le seul bon plaisir d'un prince barbare ?

– Certes non. Mais je m'élève contre les maladresses, le mauvais vouloir, le manque de courtoisie dont Bachtiari bey est victime depuis son arrivée en France. Venu en ami, il risque fort de repartir furieux et en ennemi et de faire du Shah in Shah un ennemi irréductible de la France et, ce qui est plus grave, de l'Église. C'est en vain qu'alors, nous autres religieux qui possédons là-bas une vingtaine de couvents, nous essaierons d'imposer notre influence. Une série de gaffes stupides risquant de faire reculer pour des siècles l'établissement de la civilisation latine et chrétienne dans ces pays qui ne demandent qu'à s'y ouvrir, vous comprendrez que je m'en impatiente.

– Ces grands problèmes ont leur gravité, j'en conviens, mon Père, dit M. de Miremont très ennuyé. Mais aussi pourquoi tient-il tant à son histoire de roue ?

– L'ambassadeur ne connaissait pas ce genre de supplice. Parti ce matin pour une promenade il s'est trouvé par hasard sur les lieux de l'exécution et il a décidé aussitôt de ramener au Shah de Perse la description exacte de ce nouveau mode de torture. C'est pourquoi il est si peiné d'avoir manqué quelques détails.

– Je trouve Son Excellence bien imprudente, fit Angélique avec un petit sourire.

Le Persan, qui était remonté sur son propre cheval avec une mine terrible, lui jeta un regard surpris.

– Je dirai même que j'admire son courage, continuait la jeune femme.

Il y eut un silence.

– Son Excellence s'étonne, dit enfin le Jésuite, mais elle sait que les femmes ont parfois des subtilités qu'ignorent les cerveaux masculins et elle est passionnée de ce que vous allez lui apprendre. Parlez donc, Madame.

– Eh bien, Son Excellence n'a-t-elle pas songé que le Roi des Rois pourrait être tenté de faire un mauvais usage de cette nouvelle machine ?... Par exemple de décider qu'étant donné sa nouveauté, son originalité, elle ne servirait qu'aux supplices des grands seigneurs de son pays ?... Et qu'il serait très indiqué de l'expérimenter avec l'un des plus grands parmi les grands, son meilleur sujet, tel Son Excellence ici présente ? Surtout si sa mission se révèle un échec pour les espérances du Roi des Rois...

Au fur et à mesure que le Jésuite traduisait le visage du prince s'éclairait. Au grand soulagement de tous il se mit à rire.

– Fouzoul Khanoum !2 s'exclama-t-il.

Les mains croisées sur la poitrine il s'inclina plusieurs fois vers la jeune femme.

– Il dit que votre conseil est digne de la sagesse de Zoroastre lui-même... Qu'il renonce à son projet de rapporter le supplice de la roue dans son pays... qui en possède déjà une variété assez impressionnante... Et il vous demande de l'accompagner maintenant jusqu'à sa demeure... pour vous offrir une collation.

Mohammed Bachtiari bey prit la tête du cortège en entraînant tout son monde derrière lui. D'un coup il était devenu le charme et la prévenance mêmes. Le chemin s'effectua en échange de politesses exquises au cours desquelles Angélique s'entendit gratifier à travers les lèvres en lame de couteau du religieux qui les débitait d'une voix de chapelet, de « tendre gazelle de kashan », de « rose de Zendé Roud d'Ispahan » et pour finir de « Lys de Versailles ». Ils parvinrent rapidement à la demeure provisoire où l'ambassadeur avait élu domicile en attendant de faire son entrée solennelle dans Versailles et à Paris. C'était une maison de campagne assez modeste avec un jardin aux pelouses jaunies à peine garni de trois ou quatre statues verdâtres. Bachtiari bey s'excusa de l'indigence de sa résidence. Il s'y était installé parce que le propriétaire y avait fait construire des bains turcs et qu'il pouvait ainsi procéder à ses ablutions rituelles et se maintenir en état de propreté. La pensée que toutes les maisons parisiennes n'avaient pas leur établissement thermal le confondait. Au brouhaha de l'arrivée quelques autres domestiques persans accoururent, tous armés de sabres et de poignards. Derrière eux deux gentilshommes français surgirent à leur tour. L'un d'eux, dont l'énorme perruque essayait de compenser la petite taille, s'exclama d'un ton aigre :

– Encore une courtisane ! Père Richard vous ne comptez pas, j'espère, loger cette créature ici. M. Dionis s'oppose à ce qu'on profane plus longtemps sa demeure.

– Je n'ai pas dit cela, protesta l'autre. Je comprends que Son Excellence ait besoin de distraction...

– Ta ta ta, interrompit le petit homme hargneux, si le prince veut se distraire il n'a qu'à se rendre à Versailles présenter ses lettres de créance au lieu de se complaire à prolonger indéfiniment une situation éhontée.

Le Jésuite pouvant enfin placer un mot présenta Angélique. L'homme à la perruque passa par toutes les couleurs.

– Recevez toutes mes excuses, Madame. Je suis Saint-Amon, introducteur des ambassades, chargé par le roi d'accompagner Son Excellence jusqu'à la Cour. Excusez mon ignorance.

– Vous êtes tout excusé, Monsieur de Saint-Amon. Je comprends que mon arrivée prêtait à confusion.

– Ah ! Madame, plaignez-moi plutôt ! Je ne sais que devenir parmi ces individus barbares aux mœurs honteuses, et que je ne peux convaincre de la nécessité de se hâter. Et le Père Richard, pourtant Français lui aussi, et religieux par surcroît, ne m'aide en rien ! Voyez son sourire narquois...

– Hé ! m'aidez-vous également ? riposta le Jésuite. Votre métier est celui de diplomate. Montrez donc un peu de diplomatie. Moi, je ne suis qu'interprète, tout au plus conseiller, j'ai accompagné l'ambassadeur à titre privé, et vous pourriez vous estimer heureux de m'avoir comme traducteur à vos services.

– Vos services sont aussi les miens, mon Père, car tous deux nous sommes sujets du roi de France.

– Vous oubliez que je suis d'abord serviteur de Dieu !

– Vous voulez dire de Rome. Chacun sait que les États pontificaux ont plus de valeur aux yeux de votre Ordre que le royaume de France.

Le reste de la dispute fut perdu pour Angélique, car Bachtiari bey venait de la saisir par le poignet et l'entraînait à l'intérieur de la maison. Ils traversèrent une antichambre dallée de mosaïque, puis pénétrèrent dans une autre pièce, suivis de leurs deux pages respectifs, celui du prince portant l'éternel narguilé ou « kaliam » d'où s'échappait une fumée glougloutante, et Flipot qui entrait comme chez lui les yeux écarquillés d'admiration à la vue des tentures, des tapis, des coussins amoncelés dans un chatoiement de coloris ravissants. Des meubles de bois précieux, des vases et des coupes de faïence bleue complétaient l'ameublement. Le prince s'assit, croisant les jambes, et fit signe à Angélique de l'imiter.

– Est-ce la coutume des Français de se quereller devant les gens et à tout propos ? demanda-t-il dans un français un peu lent mais parfait.

– Je constate avec plaisir que Votre Excellence parle fort bien notre langue.

– Il y a deux mois que j'écoute les Français... Alors j'ai eu le temps d'apprendre. Je sais surtout très bien comment l'on dit des choses désagréables... et beaucoup de... d'injures... C'est cela. Et je regrette... Car j'ai autre chose à vous dire.

Angélique se mit à rire. Le bey la contempla.

– Votre rire est comme une source dans le désert.

Puis ils se turent, comme pris en faute, car déjà le religieux et Saint-Amon les rejoignaient, tous deux fort soupçonneux à des titres divers. Son Excellence ne marqua cependant aucune contrariété. Elle se remit à parler en persan et commanda aussitôt une légère collation. Des janissaires apparurent, portant des plateaux d'argent ouvragé et versèrent dans de minuscules tasses de cristal un breuvage fumant, très noir et à l'odeur étrange.

– Qu'est-ce donc ? demanda Angélique un peu inquiète, avant d'y porter les lèvres.

M. de Saint-Amon avala d'un seul coup le contenu de son gobelet et répondit avec une horrible grimace :

– Du café ! C'est le nom, paraît-il. Voici plus de dix jours que je m'impose d'avaler cette saleté dans l'espoir que ma courtoisie obtiendra récompense et que Bachtiari bey consentira à monter en carrosse pour se rendre à Versailles. Mais je risque bien de tomber malade avant de parvenir au but.

Sachant maintenant que le Persan comprenait le français, Angélique se sentit gênée, mais le bey demeura impassible. Il lui fit remarquer par gestes les coupes de cristal taillé et les curieuses cruches en porcelaine craquelée, d'une délicieuse couleur de lapis-lazuli.

– Ce sont des pièces datant du roi Darius, expliqua le Père Richard. Le secret de ces émaux est perdu, et tandis que la plupart des anciens bains d'Ispahan et de Meched sont couverts de carrelages précieux datant de plus de mille ans, les palais nouveaux d'aujourd'hui n'ont plus la même beauté. Comme pour les pièces d'orfèvrerie, pourtant réputées.

– Si Son Excellence s'intéresse aux objets précieux, que n'admirera-t-elle pas à Versailles ? dit Angélique. Notre roi a le goût du faste et s'entoure de vraies merveilles...

L'ambassadeur parut impressionné. Il posa vivement plusieurs questions et Angélique répondit de son mieux, décrivant l'immense palais étincelant de dorures et de glaces, les œuvres d'art que représentaient tous Tes meubles conçus par des artistes, fabriqués dans les matières les plus précieuses, la richesse de l'argenterie unique au monde. Son interlocuteur allait d'étonnement en étonnement. Par l'intermédiaire du Père Richard il fit reproche à M. de Saint-Amon de ne pas lui avoir raconté un seul mot de tout cela.

– Quel intérêt ? La grandeur du roi de France n'a pas à se mesurer à son luxe mais à son renom. Ce sont là pacotilles de bazar, qui ne peuvent flatter que des esprits puérils.