– Pour un diplomate vous oubliez un peu trop que vous avez affaire à des Orientaux, dit sèchement le Jésuite. En tout cas je constate que Madame, en quelques paroles, a fait plus pour avancer vos affaires françaises que vous seul en dix jours.

– Parfait ! Parfait ! Si vous, homme d'Église, êtes partisan de ces procédés de harem, je ne vois pas ce que la dignité d'un homme du haut rang peut y répondre. Je me retire.

Sur cette déclaration acide M. de Saint-Amon se leva et prit congé. Le religieux le suivit de près.

Mohammed Bachtiari se tourna vers Angélique avec un sourire qui mettait un éclair neigeux dans sa face brune.

– Le Père Richard a compris que je n'avais pas besoin d'interprète pour m'entretenir avec une dame.

Il porta sa pipe à ses lèvres et fuma à petits coups sans quitter sa visiteuse de son regard sombre et brûlant.

– Mon astrologue m'a dit... aujourd'hui mercredi était un jour « blanc », un jour heureux. Et vous êtes venue... À vous je le dis... Je suis inquiet dans ce pays. Ses coutumes sont étranges et difficiles.

D'un geste il fit signe à son page qui somnolait de présenter les coupes de sorbet aux fruits, de nougats et de pâtes transparentes. Angélique dit avec hésitation qu'elle ne comprenait pas l'inquiétude de Son Excellence. Qu'y avait-il de si étrange parmi les coutumes françaises ?

– Tout... Les fellahs... comment dit-on... gens de la terre...

– Paysans.

– C'est cela... Qui me regardent passer debout avec tant d'insolence. Pas un, au long du voyage, qui mît le front dans la poussière... Votre roi qui veut me conduire jusqu'à lui comme un prisonnier... dans un carrosse... avec des gardes aux portières. Et ce petit homme qui ose me crier : « Vite ! Vite ! À Versailles ! » comme si j'étais un sichak, je veux dire un âne de bât, alors que par déférence, honneur au grand souverain, je me dois de ralentir ma marche... Pourquoi riez-vous, ô belle Firouzé dont les yeux sont semblables à la plus précieuse des pierres précieuses ?

Elle essaya de lui expliquer qu'il y avait dans tout cela un malentendu. En France on ne se prosternait pas. Les femmes faisaient la révérence. À titre de démonstration elle se leva et fit plusieurs révérences, au grand plaisir de son hôte.

– Je comprends, dit-il... c'est une danse... lente et religieuse que font les femmes devant leur prince. Cela me plaît beaucoup. Je ferai apprendre à mes femmes... Le Roi me veut donc finalement du bien puisqu'il vous a envoyée. Vous êtes la première personne qui me semble distrayante... Les Français sont tellement ennuyeux !

– Ennuyeux ! protesta Angélique avec véhémence. Votre Excellence s'égare. Les Français ont la réputation d'être très gais, amusants.

– Ter-ri-ble-ment ennuyeux ! scanda le prince. Ceux que j'ai vus jusqu'alors distillaient l'ennui comme la roche du désert distille le précieux liquide de la Moumie...

La comparaison de l'ambassadeur rappela à Angélique maître Savary, par le fait duquel elle se trouvait là.

– La moumie... Est-ce possible, Votre Excellence ! Sa Majesté le Schah de Perse a daigné envoyer à notre souverain un peu de la si rare liqueur ?

Le visage de l'ambassadeur s'assombrit et il eut pour Angélique le regard cruel dont un sultan couve l'esclave soupçonnée de trahison.

– Comment savez-vous... que je la porte dans mes présents ?

– On en parle, Votre Excellence. La renommée de ce trésor n'a-t-elle pas franchi les mers ?

Malgré son impassibilité, Bachtiari bey ne put s'empêcher de laisser transparaître des sentiments perplexes.

– Je croyais... que le roi de France ne faisait vraiment aucun cas de la moumie... Peut-être m'aurait-il infligé l'affront d'en rire, dans l'ignorance de sa valeur...

– Sa Majesté mesure au contraire la grande intention du Schah de Perse par l'envoi d'un tel présent. Elle n'ignore pas que ce liquide est rarissime. Aucun autre pays au monde ne le possède que la Perse.

– Aucun autre, affirma le bey dont les prunelles s'illuminèrent d'un feu mystique. C'est le présent d'Allah à un peuple qui fut le plus grand parmi les plus grands... qui demeure grand par la richesse de son esprit. Allah l'a béni en lui dédiant l'élixir précieux et mystérieux. Les sources en sont devenues rares et c'est pourquoi la moumie est réservée aux seuls sophys, aux princes du sang... Les roches qui la distillent sont gardées militairement par les gardes du roi. Chaque source est fermée des cinq sceaux des principaux officiers de la province... Ils répondent de leur tête pour un vol d'une seule goutte.

– Quel peut-être l'aspect de cette liqueur ?

Le sourire était revenu sur les lèvres de Bachtiari bey.

– Vous êtes curieuse et impatiente comme une odalisque... à laquelle son seigneur a promis récompense... Mais... j'aime voir briller vos yeux.

Il frappa dans ses mains et donna des ordres au garde accouru. Quelques instants plus tard deux serviteurs entraient portant un lourd coffret de bois de rose aux incrustations d'or et de nacre. Quatre janissaires, lance au poing, les encadraient. Le coffre fut déposé sur un guéridon près du divan et Bachtiari bey l'ouvrit avec respect. Il contenait un vase d'épaisse porcelaine bleue, au col large et long. Le Persan retira le bouchon de jade qui fermait l'orifice et Angélique se pencha. Elle vit un liquide sombre et irisé

qui lui parut de consistance huileuse, et dont l'odeur pénétrante ne ressemblait à rien de connu. Était-ce désagréable ou agréable ? Elle n'aurait pu dire. Elle se redressa avec l'impression d'éprouver un étourdissement et une brusque douleur aux tempes. Marmonnant à mi-voix des prières sur un ton psalmodiant, le Persan inclinait le vase pour en verser quelques gouttes dans une custode d'argent ; il y trempa son doigt et le posa doucement sur le front d'Angélique, puis sur le sien.

– Est-ce une médecine ? demanda-t-elle faiblement.

– C'est le sang de la terre, murmura-t-il tandis que ses longues paupières voilaient son regard avec extase, c'est la promesse surgie des profondeurs... le message mystérieux des esprits qui commandent le monde... La illa ha illa la ! Mohhamedou rossoul u le3 !

– Ali vali oullah, répondirent les serviteurs en se prosternant.

Lorsqu'ils se furent retirés emportant la vénérable liqueur, Angélique s'apprêta à prendre congé. La déception de l'ambassadeur fut visible. Elle dut user de nombreuses périphrases et de multiples comparaisons poétiques pour lui faire comprendre qu'en France les femmes d'une certaine condition ne pouvaient être considérées comme de vulgaires courtisanes. On ne pouvait les conquérir que par une cour subtile et longuement platonique.

– Nos poètes persans ont su chanter leur bien-aimée, dit le prince. Aux siècles passés le grand Saadi n'a-t-il pas dit :

Celui que tu retiens connaît un bonheur toujours jeune :


Un paradis constant le garde de vieillir


Depuis que je te vois je sais ou tourner ma prière :


C'est vers ton Orient que monte ma ferveur...

« Est-ce ainsi qu'il faut parler... pour conquérir les difficiles femmes de France ?... Moi je vous nommerai Firouzé-Khanoum... Madame la Turquoise... C'est la première de toutes les pierres précieuses, l'emblème de la vieille Perse des Mèdes. Le bleu est dans notre pays la couleur la plus aimée...

Avant qu'elle ait pu ébaucher un geste de dénégation il avait retiré de son doigt une lourde bague et la lui glissait à l'annulaire.

– ...Madame la Turquoise... voici l'expression de ma joie quand vos yeux se lèvent sur moi. Cette pierre a le pouvoir de changer de couleur lorsque celui ou celle qui la porte a la conscience mauvaise et le cœur faux.

Il la fixait avec un sourire doux et légèrement moqueur qui la fascinait. Elle eût voulu refuser mais ne put que murmurer en baissant les yeux sur la pierre sertie d'or qui ornait sa main :

– Barik Allah !

Bachtiari bey se leva dans le bruissement de ses soieries. Il avait des mouvements souples et félins qui laissaient deviner une force peu commune, rompus par les exercices de cavalerie et les combats de « djerib »4.

– Vos progrès en persan... très rapides... Y a-t-il beaucoup de femmes, si belles, si charmantes à la Cour du roi de France ?

– Autant que de galets sur une grève de l'Océan, affirma Angélique.

Elle avait hâte maintenant de s'échapper.

– Je vous laisserai donc aller, dit le prince, puisque tel est le singulier usage en ce curieux pays où l'on envoie des présents pour les reprendre aussitôt... Pourquoi le roi de France me fait-il tant d'outrages ? Le Schah de Perse est puissant : il peut chasser de son pays les religieux français des vingt couvents qui se sont installés là-bas... Il peut refuser de vendre la soie. Votre roi croit-il qu'il pourra chez lui obtenir de la soie comme celle que nous possédons ? Sur les terres étrangères ne poussent que les mûriers à baies rouges. Tandis qu'en Perse les vers se nourrissent des mûriers à baies blanches et donnent la soie la plus fine... Le traité que nous voulions signer ne le sera-t-il pas ? Dites cela à votre roi. Et maintenant je voudrais consulter mon devin. Soyez présente.

Chapitre 4

Dans le vestibule où ils retrouvèrent le jésuite et les deux gentilshommes français il la laissa. Il revint bientôt accompagné de deux nouveaux personnages dont l'un était un vieillard à barbe blanche mal teinte d'une couleur rousse agressive et dont le vaste turban laissait apparaître plusieurs signes du Zodiaque, et le second, plus jeune, à barbe très noire et porteur d'un nez énorme. Ce fut ce dernier qui prit la parole avec désinvolture, en excellent français :

– Je suis Agobian, Arménien de rite catholique oriental, marchand, ami et premier secrétaire de Son Excellence, et voici le mollah et astrologue Hadji Sefid.

Angélique fit un pas vers eux dans l'intention d'exécuter une révérence, mais s'arrêta voyant le mouvement de recul de l'astrologue, qui murmura quelques mots où revenait celui de « nédjess »5.

– Madame, n'approchez pas trop notre vénérable chapelain d'ambassade, car il est un peu rigoriste et n'admet le contact d'aucune femme. Il doit venir avec nous examiner votre cheval pour voir s'il porte avec lui le « nehhoucet », c'est-à-dire la mauvaise étoile.

L'austère personnage ne semblait avoir que les os et la peau sous un caftan de toile grossière tenu par une ceinture de métal. Les ongles de ses mains étaient longs et carminés ainsi que ceux de ses pieds, chaussés de sandales qui semblaient taillées dans du carton. Il ne parut pas souffrir du froid ni de la neige lorsque le groupe traversa le jardin pour se rendre aux écuries.

– Quel est donc son secret pour ne pas avoir froid ? demanda avec humilité la jeune femme.

Le vieillard ferma les yeux et resta muet un moment. Puis sa voix s'éleva, étonnamment jeune et mélodieuse.

L'Arménien traduisit :

– Notre prêtre dit que le secret est simple : il faut jeûner et pratiquer l'abstinence des plaisirs terrestres. Il dit aussi qu'il vous fait réponse bien que vous ne soyez qu'une femme, car vous n'apportez pas le mal. Et votre cheval non plus n'est pas néfaste à Son Excellence. Ceci est même très curieux, car le mois où nous sommes est néfaste et porteur de malheur.

Le vieil homme, branlant la tête, marchait autour du cheval. Les assistants firent silence, respectant sa méditation, jusqu'à ce qu'il parlât de nouveau :

– Il dit qu'un mois même très néfaste peut être changé en jours meilleurs par la conjonction de prières sincères et la rencontre d'astres divers. Que ces prières sont d'autant plus agréables au Tout-Puissant que les êtres ont souffert. Il dit que la douleur n'a pas marqué votre visage, mais votre âme, comme un sceau... D'où vous est venue la sagesse que bien peu de femmes possèdent... Mais vous n'êtes pas encore sur la voie de la Rédemption, étant trop attachée à des futilités terrestres. Il vous pardonne car vous n'amenez pas le mal avec vous et que le croisement de votre voie avec celle de son maître amènera même de grands bienfaits...

Ces paroles satisfaisantes étaient à peine prononcées que la physionomie du mollah changea subitement. Ses épais sourcils teints au henné tressaillirent et ses yeux pâles se mirent à briller d'un feu fulgurant. La même expression de surprise et de colère se refléta sur celle des Persans présents. L'Arménien s'écria :

– Il dit qu'un serpent s'est glissé parmi nous... a profité de l'hospitalité du prince pour le voler...

Le doigt sec et noueux, à l'ongle rouge, se tendit brutalement en avant.