Mais les geôliers d'Angélique s'interposèrent à nouveau.
– Madame est au secret, que Votre Altesse nous excuse.
Et, pour éviter de s'opposer au grand Condé, ils introduisirent la jeune femme dans une plus petite antichambre, malgré les murmures des courtisans qui voyaient qu'on prenait leur tour. Dans l'autre pièce il n'y avait qu'un solliciteur qu'elle n'avait pas vu auparavant à la Cour. C'était un étranger. Elle le regarda à deux fois, se demandant s'il n'était pas persan car il avait le teint fort basané et des yeux noirs étirés vers les tempes qui lui donnaient un cachet asiatique. Mais il était vêtu à l'européenne, autant que le large manteau usé dont il s enveloppait pouvait le laisser deviner. Cependant ses bottes de cuir rouge aux revers garnis d'un gland d'or et l'espèce de toque de feutre ourlé de fourrure d'agneau blanc qui lui servait de couvre-chef trahissaient son origine exotique. Elle vit qu'il portait l'épée. Il se leva et salua très bas la nouvelle venue sans se préoccuper de la voir escortée de deux argousins. Dans un français correct mais qui roulait abondamment les « r » il lui proposa de passer avant lui. Pour rien au monde il n'aurait voulu qu'une aussi « charmante » dame attendît plus de quelques minutes en un aussi triste lieu. Il montrait en parlant une rangée de dents éblouissantes sous une moustache fine, très noire et dont les pointes retombaient légèrement aux commissures des lèvres. Il y avait longtemps qu'en France on ne portait plus d'aussi grandes moustaches que celles-ci, hormis les hommes âgés de la génération du baron de Sancé. En tout cas, Angélique n'en avait jamais vu d'aussi inquiétantes que celles de l'inconnu. Quand il se taisait cela lui donnait un air farouche et barbare. Elle était fascinée par cette moustache. Chaque fois qu'elle le regardait, l'étranger lui dédiait un sourire éclatant et insistait pour qu'elle passât avant lui.
L'officier de police le plus âgé finit par lui dire :
– Madame vous est certainement très obligée, Monseigneur, mais n'oubliez pas que le roi vous attend à Versailles. À votre place je demanderais plutôt à Madame de bien vouloir patienter quelques instants de plus...
L'autre ne parut pas avoir entendu et continua à sourire hardiment en fixant Angélique, qui commençait à en être gênée.
Elle s'étonnait moins du manque d'éducation de l'officier de police que de la déférence qu'il semblait témoigner au solliciteur étranger. Quel qu'il fût, c'était un homme très courtois. Elle essayait d'aiguiser son oreille pour reconnaître si l'interlocuteur actuel du ministre en avait encore pour longtemps.
L'huis du cabinet de travail fermait assez mal, suite aux démolitions et réfections récentes ordonnées par le maître de maison. Le ton des voix se rapprochait et annonçait une proche fin de la visite.
– N'oubliez pas non plus, M. de Gourville, que vous serez le représentant secret du roi de France en Portugal et que noblesse oblige, concluait M. Colbert.
« Gourville », pensa Angélique, « n'était-ce pas l'un des complices du surintendant condamné ? Je le croyais en fuite et même condamné à mort par contumace... »
Un gentilhomme dont le haut du visage était dissimulé par un masque noir apparut sur le seuil, reconduit cordialement par le ministre. Il passa avec un signe de tête. M. Colbert fronça les sourcils. Il hésita un instant entre le Hongrois et la jeune femme, mais comme le premier s'effaçait, le rictus du ministre devint encore plus morose. Il fit signe à Angélique d'entrer et repoussa la porte un peu brusquement au nez des deux convoyeurs. Il s'assit, fit signe à sa visiteuse de prendre un fauteuil et laissa planer un assez lourd silence. En le regardant avec ses sourcils bourrus et son expression glacée, Angélique se souvint que Mme de Sévigné l'appelait « Le Nord ». Elle sourit. M. Colbert sursauta, comme si l'inconscience d'Angélique le dépassait.
– Madame, pouvez-vous me dire pour quelle raison vous avez rendu visite hier à l'ambassadeur de Perse, Son Excellence Bachtiari bey ?
– Qui vous en a informé ?
– Le roi.
Il cueillit sur son bureau un pli qu'il retourna deux ou trois fois entre ses doigts avec ennui.
– J'ai reçu, ce matin, cette demande du roi me priant de vous convoquer au plus tôt pour vous demander des explications.
– Les espions de Sa Majesté vont vite en besogne.
– Ils sont payés pour cela, maugréa Colbert. Eh bien, qu'avez-vous à répondre ? Qui vous a poussée à rendre visite au représentant du Schah de Perse ?
– La curiosité.
Colbert eut un nouveau hoquet.
– Entendons-nous bien, Madame. L'affaire est grave ! Les relations entre ce difficile personnage et la France sont devenues telles que ceux ou celles qui lui rendent visite peuvent être considérés comme faisant le jeu d'un ennemi.
– Ridicule ! Bachtiari bey m'a paru très désireux de saluer le plus grand monarque de l'univers et d'admirer les beautés de Versailles.
– Je croyais qu'il était sur le point de repartir sans même avoir présenté ses lettres de créance...
– Il en serait le premier marri. Il suffirait d'un peu de tact de la part de tous ces paltoquets qu'on a mis à ses chausses, Torcy, Saint-Amon et compagnie...
– Vous parlez bien légèrement, Madame, de diplomates chevronnés. Prétendriez-vous qu'ils ne connaissent pas leur métier ?
– Ils ne connaissent pas les Persans, c'est au moins certain. Bachtiari bey m'a donné l'impression d'un homme... de bonne volonté, sur le plan politique s'entend.
– Alors pourquoi refuse-t-il de se présenter ?
– Parce qu'il estime qu'on le reçoit mal, que se présenter en carrosse avec des gardes aux portières est injurieux pour lui.
– Mais c'est là le cérémonial de réception ordinaire prévu pour tous les ambassadeurs en ce royaume.
– Il n'en veut pas.
– Que veut-il au juste ?
– Traverser Paris à cheval sur une nuée de pétales de roses, devant tous les Parisiens prosternés.
Et comme le ministre demeurait coi :
– En somme, monsieur Colbert, cela dépend de vous.
– De moi ? s'effara-t-il, mais je n'entends rien aux questions d'étiquette.
– Ni moi non plus. Mais j'en sais assez pour me dire qu'il n'est pas d'étiquette qui ne puisse s'assouplir plutôt que de laisser gâcher une alliance favorable au royaume.
– Racontez-moi tout en détail, fit Colbert en s'essuyant le col d'un geste nerveux.
Angélique lui fit un récit rapide de son expédition burlesque, en omettant cependant de parler de la moumie. Colbert écoutait d'un air sombre et sans sourire même au passage du supplice de la roue réclamé par Son Excellence à titre de démonstration.
– Vous a-t-il parlé des clauses secrètes du traité ?
– Nullement. Il a seulement fait allusion à ce que toutes vos manufactures n'obtiendront jamais une soie égale à celle de Perse... et aussi, il a parlé des couvents catholiques.
– Il n'a pas parlé de contrepartie militaire du côté arabe ou moscovite ?
Angélique secoua la tête. Le ministre se plongea dans des réflexions profondes. Après avoir respecté sa méditation un long moment Angélique reprit la parole.
– En somme, conclut-elle gaiement, je vous ai rendu service à vous et au roi.
– Ne parlez pas trop vite. Vous vous êtes montrée follement imprudente et maladroite.
– En quoi donc ? Je n'ai pas signé un engagement à l'armée que je ne puisse rendre visite à qui me plaît sans prendre conseil de mes supérieurs.
– C'est ce qui vous trompe, Madame. Permettez-moi de vous le dire sans ambages. Vous croyez pouvoir avancer librement, alors que plus votre situation est élevée plus vous devez agir avec une prudence minutieuse. Le monde des grands est plein d'embûches. Ainsi il s'en est fallu de peu que vous ne soyez arrêtée...
– Je ne le suis donc plus ?
– Non. Je prends sur moi de ne pas vous retenir jusqu'à ce que j'aie réglé cette affaire avec Sa Majesté. Veuillez cependant vous trouver demain à Versailles, car je crois que le roi voudra vous entendre, après quelques vérifications qui s'imposent. Je m'y rendrai aussi et parlerai à Sa Majesté du projet qui me vient à l'esprit et où vous pourriez nous être utile près de Bachtiari bey.
Il la reconduisit jusqu'à la porte et dit aux policiers interrogatifs :
– Vous pouvez disposer. Mission terminée.
*****
Angélique fut tellement secouée par le contrecoup de cette fin heureuse à sa visite forcée qu'elle s'assit dans l'antichambre, après le départ des officiers de police, indifférente à l'entrée du nouveau solliciteur qui remplaçait l'étranger introduit. Finalement ce fut ce dernier qui, en sortant de son entrevue et la voyant toujours effondrée sur la banquette, lui. proposa avec son fort accent roulant d'aller lui chercher un fiacre de louage. Lui-même n'avait pas d'autre moyen de locomotion pour regagner Paris. Angélique le suivit machinalement, la tête vide. Ce n'est qu'en se revoyant devant son propre carrosse dont le postillon s'avançait qu'elle retrouva ses esprits.
– Excusez-moi, Monsieur. C'est moi au contraire qui veux vous demander de monter dans mon carrosse et me faire le plaisir de revenir avec moi sur Paris. L'étranger jaugea d'un coup d'œil les houssines de drap gris argent soutaché d'argent et la livrée des domestiques. Il eut un sourire apitoyé.
– Pauvre petite, fit-il. Savez-vous que je suis bien plus riche que vous ? Je ne possède rien, mais je suis libre.
« C'est un original », pensa-t-elle, tandis que la voiture s'ébranlait. Elle refaisait avec un soulagement inexprimable le chemin effectué ce matin dans l'incertitude. Maintenant elle voulait bien se l'avouer, elle avait eu très peur. Elle savait que bien des malentendus ne se résolvent pas si facilement. Remise de sa dépression passagère elle fit effort pour soutenir la conversation d'un homme qui avait de l'éducation et s'était montré affable pour elle alors que déjà on la considérait comme une pestiférée.
– Puis-je vous demander votre nom, Monsieur ? Je ne crois pas vous avoir aperçu à la Cour...
– Moi si, l'autre jour quand Sa Majesté vous a fait asseoir et que vous vous êtes avancée si belle, si grave dans votre robe noire, comme un reproche vivant parmi ces beaux oiseaux.
– Un reproche ?
– Je m'exprime mal peut-être. Vous été sortie de la foule tellement différente, tellement autre que j'ai eu envie de hurler : « Pas elle ! Pas elle ! Otez-la de ces lieux ».
– Dieu merci, vous avez retenu vos cris !
– Il le faut bien, soupira l'étranger. Je tâche de me rappeler sans cesse que je suis en France. Les Français n'ont pas les mêmes mouvements spontanés que les autres peuples. Ils raisonnent avec leur tête et non pas avec leur cœur.
– D'où venez-vous ?
– Je suis le prince Rakoczi et mon pays se nomme la Hongrie.
Angélique hocha la tête poliment. Elle se dit qu'à l'occasion elle demanderait à maître Savary, qui avait tant voyagé, où se trouvait la Hongrie. Il lui devait bien ça après tous les ennuis dans lesquels il l'avait entraînée avec sa sacrée « moumie ». Le prince racontait que, de naissance élevée, il avait pourtant abandonné tous ses biens pour se consacrer à son peuple, dont la condition misérable l'avait ému. Il avait fomenté une révolte pour renverser le roi de Hongrie, qui s'était réfugié chez l'empereur d'Allemagne.
« Ce pays se trouve donc en Europe », pensa-t-elle.
– Alors ce fut pendant quelque temps la République en Hongrie. Et puis ce fut la répression. Horrible ! Je fus dénoncé par mes partisans pour une bouchée de pain. Mais je pus fuir et me cacher dans un couvent. Ensuite je passai les frontières, traqué partout, et je suis venu en France, où j'ai trouvé bon accueil.
– Je m'en réjouis pour vous. Où demeurez-vous en France ?
– Nulle part, Madame. Je ne suis qu'un errant comme mes aïeux. J'attends de retourner en Hongrie.
– Mais vous y risquez la mort !
– J'y retournerai quand même lorsque j'aurai obtenu les secours de votre roi pour fomenter une nouvelle révolte des partisans. Je suis un révolutionnaire dans l'âme.
Angélique le regarda avec des yeux ronds. C'était le premier révolutionnaire qu'elle voyait en chair et en os. Plutôt en os. La passion de l'anarchie ne le rendait pas gras. Mais il y avait dans son regard une lumière à la fois mystique et allègre qui arrêtait les paroles apitoyées ou moqueuses. Ce révolutionnaire traqué avait l'air content de son sort.
– Comment pouvez-vous espérer que notre roi va vous donner de l'argent pour vous aider à renverser un autre roi ? Il a au contraire horreur de ces désordres...
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