La série

01 : Angélique, marquise des anges 1


02 : Angélique, marquise des anges 2


03 : Le chemin de Versailles 1


04 : Le chemin de Versailles 2


05 : Angélique et le roi 1


06 : Angélique et le roi 2


07 : Indomptable Angélique 1


08 : Indomptable Angélique 2


09 : Angélique se révolte 1


10 : Angélique se révolte 2


11 : Angélique et son amour 1


12 : Angélique et son amour 2


13 : Angélique et le Nouveau Monde 1


14 : Angélique et le Nouveau Monde 2


15 : La tentation d'Angélique 1


16 : La tentation d'Angélique 2


17 : Angélique et la démone 1


18 : Angélique et la démone 2


19 : Angélique et le complot des ombres


20 : Angélique à Québec 1


21 : Angélique à Québec 2


22 : Angélique à Québec 3


23 : La route de l'espoir 1


24 : La route de l'espoir 2


25 : La victoire d'Angélique 1


26 : La victoire d'Angélique 2

Première partie

Le voyage

Chapitre 1

Ce fut la sensation d'être observée par un regard invisible qui ramena Angélique à la réalité. Elle sursauta et chercha vivement autour d'elle celui qui l'avait fait porter ainsi dans les appartements du château-arrière, au luxe oriental. Elle était persuadée qu'il devait être là mais elle ne le vit pas.

Elle se trouvait dans ce même salon où, la nuit précédente, l'avait reçue le Rescator. La rapidité des événements, leur dramatique déroulement, la paix présente et l'étrangeté du décor nouveau, donnaient à l'instant un goût de songe. Angélique aurait douté d'être bien éveillée sans la présence d'Honorine qui commençait à s'agiter et à s'étirer comme un petit chat.

Dans l'ombre envahissante luisait l'or de meubles et de bibelots dont elle devinait mal les contours. Le parfum qu'elle n'avait pas reconnu sans émoi, et qui semblait particulier au Rescator, rôdait autour d'elle. Il avait dû garder de la Méditerranée ce raffinement, comme il avait gardé l'habitude du café, des tapis et des divans aux coussins soyeux. Un coup de vent froid pénétra par la fenêtre apportant l'humidité des embruns. Angélique eut froid. Elle s'aperçut alors que son corsage était entrouvert sur sa poitrine nue et ce détail la troubla. Quelle main l'avait dégrafé ? Qui s'était penché sur elle alors qu'elle gisait dans l'inconscience ? Quel regard d'homme avait scruté sa pâleur, peut-être avec inquiétude, l'immobilité de ses traits, ses paupières closes et meurtries par la fatigue ? Puis il s'était aperçu qu'elle dormait seulement, terrassée, à bout de forces et il s'était éloigné, après avoir délacé son corsage afin qu'elle pût respirer plus à l'aise. Ce geste, qui n'était peut-être qu'une simple attention, mais qui trahissait aussi l'homme familier des femmes et habitué à les traiter toutes, quelles qu'elles fussent, avec une aimable désinvolture, fit soudain rougir Angélique et elle se redressa en rajustant ses vêtements avec une vivacité farouche.

Pourquoi l'avait-il amenée ici, chez lui, et non pas parmi ses compagnons ? La considérait-il alors comme son esclave, sa captive, à la disposition de ses caprices, malgré le dédain dont il faisait montre ?...

– Y a-t-il quelqu'un ? demanda-t-elle à haute voix. Êtes-vous là, monseigneur ?

Rien ne lui répondit que le halètement de la mer et le clapotement des vagues. Mais Honorine s'éveilla tout à fait et s'assit en bâillant. Angélique se pencha vers elle et la prit dans ses bras avec ce geste enveloppant et jaloux qu'elle avait eu tant de fois pour la préserver des dangers qui menaçaient sa frêle existence.

– Viens, petit cœur, chuchota-t-elle, et ne crains plus rien. Nous sommes sur la mer !

Elle se dirigea vers la porte vitrée et s'étonna de la voir s'ouvrir sans peine. Elle n'était donc pas prisonnière...

Au-dehors, il faisait encore clair. On distinguait des matelots allant et venant sur le pont, tandis que s'allumaient les premières lanternes. La houle était douce et une sorte de paix émanait du navire-pirate, seul sur l'océan désert, comme si, quelques heures auparavant, il n'avait pas eu à affronter maintes fois sa propre perte. On ne goûte bien la vie que lorsque la mort vous a paru proche et certaine.

Quelqu'un qui était accroupi contre la porte se leva et Angélique vit se dresser près d'elle le gigantesque Maure qui, la nuit dernière, leur avait préparé le café. Il conservait le capuchon de laine blanche des Marocains et portait un mousquet à crosse d'argent ciselé, tel qu'elle en avait vu aux gardes de Moulay Ismaël.

– Où a-t-on logé mes compagnons ? demanda-t-elle.

– Viens, répondit-il, le maître m'a dit de te conduire quand tu t'éveillerais.

Comme tous les navires, qu'ils fussent de fret ou de course, le Gouldsboro n'était pas construit pour recevoir des passagers. L'espace réservé à l'équipage, sous le gaillard d'avant, était certes suffisant mais sans plus. On avait donc logé les émigrants dans une partie de l'entrepont réservée à la batterie camouflée du navire-pirate. Après avoir descendu une courte échelle, Angélique se retrouva parmi ses amis qui commençaient à s'installer tant bien que mal parmi les canons. À tout prendre, les affûts des grosses pièces de bronze, recouvertes de toiles, pouvaient servir de support pour déposer leurs maigres bagages. La clarté du jour traînait encore sur le pont, mais ici, plus bas, il faisait déjà sombre avec à peine une lueur rosâtre venant d'un sabord ouvert. Angélique, dès son entrée, fut assaillie par l'élan fougueux des enfants et de ses amis.

– Dame Angélique ! On vous croyait morte... noyée...

Presque aussitôt les récriminations éclatèrent :

– Nous n'y voyons rien... On nous a verrouillés comme des prisonniers... Les enfants ont soif...

Dans la semi-obscurité, Angélique les reconnaissait seulement à leurs voix. Celle d'Abigaël domina.

– Il faudrait des soins pour maître Berne. Il est gravement blessé.

– Où est-il ? demanda Angélique, se reprochant de l'avoir oublié.

On la guida vers l'endroit où le marchand était étendu, sous le sabord ouvert.

– Nous pensions que l'air frais lui ferait du bien, mais il ne revient pas à lui.

Angélique s'agenouilla près du blessé. Grâce à cette clarté rose du couchant qui éclairait encore la cale sombre, elle pouvait distinguer ses traits et elle fut effrayée de sa pâleur et de l'expression figée de souffrance qu'il conservait, même dans l'inconscience. Sa respiration était lente et pénible.

«  Il a été frappé en me protégeant », se dit-elle.

Il y avait quelque chose d'émouvant à le voir là, dépouillé à la fois de sa force et de sa respectabilité de gros marchand de La Rochelle, avec ses fortes épaules mises à nu, son torse massif ombré de poils comme celui d'un simple débardeur. Un homme gisant, faible dans le sommeil et la douleur, comme le sont tous les hommes.

Ses compagnons, dans leur impuissance, avaient découpé sa redingote noire imbibée de sang, sa chemise dont ils avaient fait des tampons sur les plaies. À cause de cette apparence inusitée, Angélique aurait pu ne pas le reconnaître. La différence qui existe entre un paisible négociant huguenot, assis à son écritoire devant son livre de comptes, dans le décor de ses magasins bien garnis, et le même homme nu et désarmé, lui apparut aussi profonde qu'un abîme. Dans son étonnement, une pensée saugrenue, et qu'elle jugea inconvenante, traversa son esprit : « Il aurait pu être mon amant... »

Il lui paraissait soudain très proche, lui appartenant un peu, et son inquiétude redoubla tandis qu'elle posait doucement la main sur lui.

– N'a-t-il pas bougé ou parlé, depuis qu'on l'a porté là ?

– Non. Pourtant ses blessures ne nous paraissaient pas graves. Un coup de sabre qui a entamé les chairs de l'épaule et du sein gauche. Les plaies saignent peu.

– Il faut faire quelque chose.

– Mais que faire ? protesta derechef la voix acide du médecin Albert Parry, je n'ai rien à ma disposition, ni purgatif, ni clystère, ni apothicaire à proximité pour y envoyer chercher des plantes.

– Vous auriez pu au moins emporter en voyage votre propre trousse, maître Parry, dit Abigaël, avec une véhémence qu'on ne lui connaissait pas. Ce n'était pas si encombrant.

– Co... comment, suffoqua l'homme de l'art, me reprocher d'avoir laissé mes instruments, alors qu'on m'a tiré du lit sans explications et poussé jusqu'à ce navire, quasiment en chemise et bonnet de nuit, sans que j'aie eu le temps même de me frotter les yeux. Et puis d'ailleurs, dans le cas de Berne, je ne peux pas grand-chose. Je ne suis pas chirurgien après tout.

Laurier supplia, cramponné à Angélique.

– Est-ce que mon père va mourir ?

De partout des mains la serraient, qui étaient peut-être celles de Séverine ou d'Honorine ou de Martial, ou d'autres mères, anxieuses devant leur dénuement.

– Les enfants ont soif, répétait Mme Carrère comme un leitmotiv.

Heureusement, ils n'avaient pas trop faim, le boulanger ayant généreusement distribué sa provision de pain et de brioches, qu'à la différence du docteur il avait eu le sang-froid d'emporter, et que sa course sur la lande ne lui avait pas fait lâcher.

– Si ces forbans ne nous apportent pas de la lumière, le défonce la porte, clama soudain Manigault, debout, quelque part dans l'obscurité.

Comme s'ils n'avaient attendu que cette voix tonitruante pour se manifester, des matelots parurent dans l'éclat de trois grosses lanternes qu'ils allèrent attacher aux deux extrémités et au milieu de la batterie, puis ils revinrent sur le seuil reprendre et transporter un baquet d'où montait une odeur appétissante et un seau rempli de lait. C'étaient les deux hommes d'origine maltaise qui avaient déjà servi d'escorteurs à Angélique. Malgré l'aspect assez sauvage que leur teint olivâtre et leurs yeux de braise pouvaient leur conférer, elle avait compris que c'étaient de braves gens... dans la mesure où n'importe quel membre d'un équipage de pirates pouvait appartenir à une telle catégorie. Ils montrèrent le taquet de soupe aux passagers d'un air fort engageant.

– Et comment voulez-vous que nous la mangions ?... cria Mme Manigault d'une voix aiguë, nous prenez-vous pour des pourceaux à laper tous notre pâtée dans la même auge ?... Nous ne possédons même pas une assiette !...

Elle éclata en sanglots hystériques, tandis qu'elle pensait à ses belles faïences brisées dans le sable des dunes.

– Ah ! tout ça ne fait rien, dit Mme Carrère, bonne femme, on se débrouillera !

Mais elle était elle-même très dépourvue n'ayant à offrir qu'une unique tasse, fourrée par miracle au dernier moment dans son maigre baluchon. Angélique expliqua de son mieux la situation aux matelots en se servant du sabir méditerranéen dont elle se rappelait des bribes. Ils se grattèrent la tête avec embarras. Cette question d'écuelles et d'ustensiles allait poser un problème épineux à l'équipage. Ils partirent en disant toutefois qu'on allait s'arranger. Massés autour du baquet, les passagers épiloguèrent longuement sur son contenu.

– Du ragoût avec des légumes...

– De la nourriture fraîche, en tout cas.

– Nous n'en sommes donc pas encore au biscuit et à la viande salée, si habituels en mer.

– C'est qu'ils ont dû piller tout cela à terre. J'ai entendu grogner des porcs et bêler une chèvre dans la cale au-dessous de nous.

– Non. Ils nous les ont achetées, les bêtes, leur prix de bons écus sonnants et trébuchants. On a fait de bonnes affaires avec eux.

– Qui parle ainsi ? demanda Manigault lorsque cette dernière explication, donnée en patois charentais, parvint à son entendement.

À la lueur nouvelle des lanternes, il découvrit des figures inconnues : deux maigres paysans aux longs cheveux et leurs femmes auxquelles s'accrochaient une demi-douzaine de rejetons dépenaillés.

– Mais d'où sortez-vous, vous autres ?

– Nous sommes des Huguenots du hameau de Saint-Maurice.

– Et qu'est-ce que vous f... ici ?

– Ben dame ! quand tout l'monde a couru vers la falaise, nous on a couru aussi. Et pis après on s'est dit : puisque tout le monde embarque, embarquons. Croyez-vous qu'on avait envie de tomber entre les mains des dragons du Roi ? Probable qu'ils auraient passé leur mauvaise humeur sur nous... Surtout quand ils se seraient aperçus qu'on avait eu commerce avec les pirates. Et qu'est-ce qu'on laissait derrière nous au fond ? Pas grand-chose, puisqu'on leur avait vendu notre dernière chèvre et nos derniers porcs... Alors ?