– Je ne vous le fais pas dire. Cri du cœur s'il en fut.

Il continuait d'ironiser. Il supportait avec légèreté ce qui, elle, la ravageait comme une tempête. Il avait eu le temps de s'y habituer puisqu'il savait qui elle était depuis Candie. Et puis cela devait lui être un peu indifférent. On voit les faits avec tant de simplicité quand on n'aime plus.

Si ambiguë et dramatique que fût leur situation actuelle, il devait même s'en amuser au fond !...

En cela aussi elle le reconnaissait. N'avait-il pas ri, dans la salle du Tribunal, alors même qu'on allait le condamner au bûcher ?...

– Je crois que je vais devenir folle, gémit-elle en se tordant les mains.

– Certainement non !

Il affecta une nonchalance rassurante.

– Vous n'allez pas devenir folle pour si peu. Voyons, vous en avez connu d'autres ! Une femme qui a tenu tête à Moulay Ismaël... Et la seule captive chrétienne qui ait jamais réussi à s'évader d'un harem et du royaume de Marocco... Il est vrai que vous y avez été aidée par un vaillant compagnon... ce roi des esclaves à la réputation légendaire... comment se nommait-il au fait ? Ah ! oui : Colin Paturel.

Il répéta en la fixant songeusement :

– Colin Paturel...

Le nom et le ton étrange sur lequel il était prononcé pénétra le brouillard dans lequel se débattait l'esprit d'Angélique.

– Pourquoi me parlez-vous tout à coup de Colin Paturel ?

– Pour rafraîchir votre mémoire.

Le regard noir et brillant prenait le sien. Il avait une puissance attractive insurmontable et, pendant quelques instants, Angélique fut incapable de s'en dégager, comme l'oiseau fasciné par le serpent. À cette lumière, une pensée se détacha clairement, en lettres de feu, devant elle.

« Il sait donc que Colin Paturel m'a aimée... et que je l'ai aimé... »

Elle avait peur et elle avait mal. Toute sa vie lui apparaissait comme une suite d'erreurs irréparables et qu'il lui faudrait payer très cher.

« Moi aussi, j'ai connu d'autres amours... Mais cela ne compte pas », avait-elle envie de crier avec la superbe inconscience des femmes.

Comment lui expliquer cela ? Toutes ses paroles étaient maladroites. Ses épaules ployaient. La vie pesait sur elle son poids de pierre. Accablée elle laissa tomber son visage entre ses mains.

– Vous voyez bien, ma chère, que les protestations ne servent à rien, murmura-t-il de sa voix assourdie qui continuait à lui sembler étrangère, je vous le répète, je ne tiens pas à une comédie trompeuse, comme vous autres femmes vous excellez à en jouer. Je préfère de beaucoup vous voir sans scrupules comme je le suis moi-même. Et pour vous rassurer tout à fait, j'irai même jusqu'à vous dire que je comprends votre bouleversement. Ce n'est pas à l'heure où l'on s'apprête à convoler en justes noces avec un nouvel élu de son cœur, qu'il est agréable de voir surgir un époux bel et bien oublié, et qui, par-dessus le marché, semble vous demander des comptes. Or il n'en est rien, rassurez-vous. Ai-je dit que je mettrais obstacle à vos projets matrimoniaux... s'ils vous tiennent tant à cœur ?

Une pareille manifestation d'indulgence était la pire insulte qu'elle pût recevoir. Qu'il pût envisager de la voir mariée à un autre, c'était exprimer, on ne peut plus clairement, qu'il ne tenait plus à elle, mais aussi qu'il envisageait, le cœur léger, une véritable hérésie. Il était devenu un pécheur endurci et inconscient. C'était inconcevable ! Il perdait la raison ou bien c'était elle !

Sous l'humiliation, elle perdit son attitude égarée. Elle se redressa et lui jeta un regard plein de hauteur étreignant machinalement la main à laquelle jadis elle avait porté son anneau de mariage.

– Monsieur, vos paroles sont, pour moi, dénuées de sens. Quinze années ont pu s'écouler, mais, puisque vous êtes vivant, il n'en demeure pas moins que je reste votre femme aux yeux de Dieu, sinon des hommes.

Une fugitive émotion crispa les traits du Rescator. Sous les traits de la femme qu'il se refusait à reconnaître comme sienne, il avait vu reparaître la jeune fille de noble race, raidie, qu'il avait accueillie dans son palais de Toulouse.

Mais plus encore, l'image qu'elle venait de lui offrir dans une sorte de vision fulgurante, c'était celle de la grande dame qu'elle avait dû être... à Versailles. « La plus belle de toutes les dames, lui avait-on dit, plus reine que la Reine elle-même. »

En un éclair, il la dépouillait de ses vêtements lourds et grossiers et l'imaginait dans sa splendeur, avec son dos de neige sous la lumière des lustres, ses épaules parfaites supportant le poids des bijoux, tandis qu'elle se redressait de ce même mouvement souple et invincible.

*****

Et cela c'était insoutenable.

Il se leva car, malgré sa volonté de demeurer impassible, la tension de la scène l'atteignait dans toutes ses fibres.

Ce fut pourtant la même expression dure et indéchiffrable qu'il tourna vers Angélique après un long silence.

– C'est exact, concéda-t-il. Vous êtes bien, en effet, la seule femme que j'aie jamais épousée. En quoi certes vous ne m'avez guère imité, si j'en crois mes renseignements, j'ai été très vite remplacé.

– Je vous croyais mort.

– Plessis-Bellière, fit-il, comme s'il cherchait à se souvenir. Pour ma part, j'ai toujours assez bonne mémoire, et je me souviens que vous m'aviez entretenu de ce petit cousin, d'une beauté réputée, dont vous étiez tant soit peu amoureuse déjà. Quelle excellente occasion donc, une fois débarrassée de ce mari imposé par votre père, bancal et malchanceux par surcroît, de réaliser un rêve longtemps caressé en secret !

Angélique porta ses deux mains jointes contre sa bouche en un geste incrédule.

– Est-ce là tout ce que vous avez cru du sentiment d'amour que je vous ai voué, fit-elle douloureusement.

– Vous étiez très jeune... Je vous ai distraite, pendant un temps. Et je reconnais qu'on ne pouvait trouver plus charmante épouse. Mais je n'ai jamais songé, même en ce temps-là, que vous étiez faite pour la fidélité... Laissons cela... Analyser le passé me semble bien inutile. Essayer de le faire revivre, une tâche bien vaine. Cependant, ainsi que vous venez de me le faire remarquer, vous demeurez encore ma femme et à ce titre j'aurai des questions à vous poser qui intéressent encore d'autres que nous et dont l'importance dépasse la nôtre propre...

Les noirs sourcils se rapprochèrent, assombrissant les yeux qui pouvaient paraître presque dorés lorsque la gaieté, même feinte, les éclairait. Mais la colère ou le soupçon les rendait ténébreux et perçants.

D'instant en instant, Angélique reconnaissait les jeux d'une physionomie qui l'avait tant fascinée jadis. « Ah ! c'est lui ! c'est bien lui », se disait-elle, défaillante sous la révélation et ne sachant si c'était de désespoir ou de joie.

– Qu'avez-vous fait de mes fils ? Et où sont-ils donc ?

Elle répéta, comme si elle tombait des nues :

– Vos fils ?

– Je me suis exprimé pourtant clairement, il me semble. Oui, mes fils. Les vôtres aussi ! Ceux dont je suis le père évidemment. L'aîné, Florimond, qui est né à Toulouse, au Palais du Gai-Savoir. Le second, que je n'ai pas connu mais dont j'ai appris l'existence : Cantor. Où sont-ils ? Où les avez-vous laissés ? Je ne sais pourquoi, je m'imaginais vaguement que je les trouverais parmi ces gens pourchassés que vous me demandiez d'embarquer. Une mère essayant de soustraire ses fils à un injuste sort, voici un rôle dont je vous aurais certainement su quelque gré. Mais aucun des jeunes garçons embarqués ne peut être l'un d'eux. Et d'ailleurs, vous ne semblez préoccupée que de votre fille. Où sont-ils ? Pourquoi ne les avez-vous pas emmenés avec vous ? À qui les avez-vous laissés ? Qui se préoccupe d'eux ?...

Chapitre 9

Répondre était crucifiant. Les mots ratifieraient l'absence des deux joyeux petits garçons à jamais disparus. C'est pour eux qu'elle avait peiné, qu'elle avait souffert. Elle les avait voulus à l'abri du besoin, réhabilités. Elle les avait rêvés grands, beaux, assurés, brillants. Elle ne les verrait jamais grandir. Eux aussi l'avaient quittée. Elle dit avec difficulté :

– Florimond est parti il y a longtemps... Il avait treize ans alors. Je n'ai jamais su ce qu'il était devenu. Cantor... est mort, à l'âge de neuf ans.

Sa voix sans inflexions pouvait paraître indifférente.

– J'attendais votre réponse. Je m'en doutais. C'est cela que je ne vous pardonnerai jamais, dit le Rescator, la mâchoire serrée de fureur, votre indifférence à l'égard de mes fils. Ils vous rappelaient une période que vous désiriez oublier. Vous les écartiez. Vous couriez à vos plaisirs, vos amours. Et maintenant vous avouez sans émoi que de celui même qui est probablement de meure vivant, vous ne savez rien ? Je vous aurais peut-être beaucoup pardonné mais cela, non. Jamais !

Angélique demeura comme assommée puis elle bondit devant lui, dressée, blême. De toutes les accusations qu'il avait portées contre elle, celle-ci était de loin la plus odieuse, la plus injuste. Il lui avait reproché de l'avoir oublié et c'était faux, de l'avoir trahi, et c'était hélas, en partie vrai. De ne l'avoir jamais aimé, et c'était monstrueux. Mais elle ne supporterait pas de passer pour une mauvaise mère alors qu'elle avait eu parfois l'impression de donner son sang pour ses fils. Elle n'avait peut-être pas été une mère très affectueuse et toujours présente, mais Florimond et Cantor étaient sans cesse demeurés au centre de son cœur... Avec lui... Lui qui, aujourd'hui, osait lui lancer des reproches à la tête, alors que pendant des années il s'était promené sur les mers sans se soucier ni d'elle, ni de ses enfants dont il paraissait si subitement anxieux. Était-ce lui qui les avait tirés de la misère où sa chute avait précipité les innocents ? Elle allait lui demander par la faute de qui le fier petit Florimond avait toujours été un enfant sans nom, sans titres, plus déclassé qu'un bâtard ? Elle allait lui dire dans quelles circonstances Cantor était mort. Par sa faute à lui ! Oui, par sa faute. Car c'était son navire de pirate qui avait coulé la galère française sur laquelle était embarqué le jeune page du duc de Vivonne.

Elle suffoquait de révolte et de souffrance. Comme elle ouvrait la bouche pour parler, une lame plus longue soulevant le navire la fit trébucher. Elle se retint à la table. Elle n'avait pas le pied aussi solide que le Rescator qui, lui, semblait rivé au plancher.

Ce court moment de répit avait suffi à Angélique pour retenir les mots irrémédiables qui allaient jaillir. Pouvait-elle annoncer à un père qu'il était responsable de la mort de son enfant ? Le sort ne s'était-il pas déjà acharné sur Joffrey de Peyrac ? On avait voulu le tuer, on l'avait dépouillé de ses biens, on l'avait banni, on en avait fait un errant, sans autres droits que ceux qu'il pouvait conquérir par son épée.

Qu'il fût, à la fin, devenu un autre homme, forgé par l'implacable loi de ceux qui doivent tuer pour ne pas être tués, comment s'en indigner aujourd'hui ? C'était elle, Angélique, qui était d'une naïveté à pleurer d'avoir pu rêver le contraire. La dure réalité obéissait à d'autres exigences. Dans ce désastre, à quoi servirait donc d'y ajouter encore, en lui révélant qu'il avait fait périr leur enfant ?

Non, elle ne lui dirait pas cela. Non, jamais ! Mais elle lui révélerait pêle-mêle ce qu'il semblait vouloir ignorer. Ses larmes, ses terreurs de très jeune femme, jetée sans expérience au grand vent de la misère et de l'abandon. Elle ne lui dirait pas comment Cantor était mort, mais comment il était né : au soir du bûcher de la Place de Grève et comment elle avait été une malheureuse, poussant dans les rues glacées de Paris une brouette d'où surgissaient, bleuis de froid, les petits visages ronds de ses fils.

Alors, peut-être qu'il comprendrait. Il la jugeait mais c'était parce qu'il ignorait sa vie. Quand il saurait, est-ce qu'il pourrait demeurer insensible ? Les mots ne pourraient-ils ranimer l'étincelle qui couvait peut-être sous les cendres d'un cœur où s'étaient accumulées trop de ruines. Un cœur ravagé comme le sien.

Mais elle, au moins, demeurait capable d'amour. Alors elle tomberait à ses genoux, elle le supplierait. Elle lui dirait tous ces mots qui se pressaient sur ses lèvres. Qu'elle l'avait toujours aimé... Que, sans lui, elle n'avait été qu'attente, insatisfaction... N'était-elle pas partie follement à sa recherche, contre la volonté du Roi, ce qui l'avait entraînée dans des périls sans nom.

Alors elle vit que l'attention du Rescator s'était détournée d'elle. D'un air intrigué il surveillait la porte du salon qui s'entrouvrait doucement, doucement... C'était inaccoutumé. Le Maure faisait bonne garde. Qui pouvait se permettre d'entrer, sans être annoncé, dans les appartements du grand maître ? Le vent ou la brume ?