– Nous étions bien assez nombreux comme cela, dit Manigault furieux. Encore des bouches inutiles à nourrir.

– Pour l'instant, mon cher monsieur, dit Angélique, je vous ferai remarquer que ce n'est pas à vous que ce souci incombe et, même, indirectement, que c'est bien à ces paysans que vous devez votre soupe du soir puisque c'est sans doute les morceaux d'un de leurs porcs qui ont servi à sa confection.

– Mais quand nous serons aux Iles...

Le pasteur Beaucaire intervint :

– Des paysans qui savent retourner la terre et s'occuper des bêtes ne sont jamais à charge dans une colonie d'émigrants. Mes frères, soyez les bien venus parmi nous.

L'incident fut clos et le cercle s'ouvrit pour faire place aux pauvres gens. Pour chacun, cette première soirée sur un navire inconnu, qui les emmenait vers leur destinée, avait quelque chose d'irréel. Hier encore, ils s'endormaient dans leur demeure, riche pour les uns, misérable pour les autres. L'angoisse de leur sort faisait alors trêve car les projets de départ les avaient apaisés. Le sacrifice consenti, ils mettraient tout en œuvre pour qu'il fût accompli avec le maximum de sécurité et de confort. Et voici, maintenant, qu'ils se retrouvaient ballottés dans la nuit de l'océan, coupés de toutes leurs attaches, presque anonymes comme les âmes des damnés dans la barque de Caron. Cette comparaison venait à l'esprit des hommes, car ils étaient pour la plupart fort lettrés et c'est pourquoi ils regardaient d'un air lugubre la soupe clapoter doucement dans le baquet, aux mouvements du roulis. Les femmes avaient autre chose à faire que de s'attarder aux réminiscences du poème de Dante. En l'absence d'écuelles individuelles, elles se repassaient l'unique tasse de Mme Carrère et faisaient boire le lait aux enfants à tour de rôle. L'opération n'allait pas sans mal, à cause du balancement du navire qui s'accentuait avec la nuit venue. Les enfants riaient de se voir éclaboussés mais les mères grondaient. Elles n'avaient guère de vêtements de rechange et où pourrait-on faire des lessives sur ce bateau ? Chaque instant apportait son cortège de renoncements et de douleurs. Au cœur des ménagères saignait le regret de leurs belles provisions de cendre et de pains de savons dans les buanderies abandonnées, de leurs brosses de toutes tailles – comment laver sans brosse ? – La boulangère se dérida en se souvenant qu'elle avait emporté la sienne. Elle promena un regard triomphant sur ses voisines déprimées.

Angélique était retournée s'agenouiller près de maître Gabriel. Un regard l'avait rassurée sur le sort d'Honorine qui avait trouvé le moyen de se faire servir l'une des premières en lait et qui maintenant pêchait subrepticement quelques morceaux de viande dans la soupe. Honorine saurait toujours se défendre !...

L'état du marchand dominait les soucis d'Angélique. À son anxiété s'ajoutaient le remords et la reconnaissance.

« Sans lui, c'est moi qui aurais reçu ce coup de sabre, ou Honorine... »

L'immobilité du visage de Gabriel Berne et sa longue inconscience ne lui paraissaient pas normales. Maintenant qu'on avait apporté de la lumière, elle voyait bien que son teint était cireux.

Lorsque les deux hommes d'équipage revinrent avec une dizaine de bols qu'on se distribua, elle vint en tirer un par la manche et l'amena devant le blessé, en lui faisant comprendre qu'ils n'avaient rien pour le soigner. Il parut assez indifférent, haussant les épaules et leva les yeux en disant :

– Madona !

Il y avait eu aussi des blessés parmi les matelots et comme sur tout navire pirate on ne devait guère les soigner qu'avec les deux remèdes miracles : le rhum et la poudre à fusil pour désinfecter ou brûler les plaies. Plus des prières à la Vierge, comme il paraissait le recommander.

Angélique soupira. Que pouvait-elle faire ? Elle se remémorait toutes les recettes que sa vie de maîtresse de maison et de mère de famille lui avait enseignées et, même, celles de la sorcière qu'elle avait appliquées aux blessés dans les bois, lors de la révolte du Poitou. Mais elle n'avait rien, vraiment rien de tout cela sous la main. Les petits sachets d'herbes médicinales étaient dans le fond de son bahut à La Rochelle et n'avaient guère effleuré sa pensée à l'heure du départ.

– J'aurais dû pourtant m'en préoccuper, se gour-manda-t-elle. Ce n'était pas grand-chose que de les glisser dans mes poches.

Il lui parut qu'un frémissement imperceptible avait crispé les traits de Gabriel Berne et elle se pencha plus attentivement. Il avait bougé, ses lèvres closes et serrées s'entrouvraient, cherchant son souffle. Il avait l'air de souffrir et elle ne pouvait rien pour lui.

« S'il allait mourir », se dit-elle.

Elle éprouva un grand froid en elle.

Le voyage commencerait-il sous un signe de malédiction ? Par sa faute, les enfants qu'elle aimait perdraient-ils leur seul soutien ? Et elle-même ? Elle était habituée à le savoir là, à s'appuyer sur lui. Au moment où se brisaient à nouveau toutes sortes de liens, elle ne voulait pas qu'il s'en aille. Pas lui ! C'était un ami sûr car elle savait qu'il l'aimait. Elle posa la main sur la poitrine robuste, mais mouillée d'une mauvaise sueur. Par ce contact, elle cherchait éperdument à le ramener à la vie, à lui communiquer sa propre force, qu'elle avait puisée tout à l'heure en se découvrant libre sur la mer. Il tressaillit. La douceur inhabituelle de cette main féminine sur sa chair devait pénétrer son inconscience.

Il remua et ses paupières s'ouvrirent vaguement. Angélique guettait avidement ce premier regard. Serait-ce celui d'un agonisant ou celui d'un homme qui revient à la vie ? Elle fut rassurée. Déjà, les yeux ouverts, maître Gabriel quittait son apparente faiblesse et ce qu'il y avait de bouleversant dans le spectacle de cet homme vigoureux, abattu, s'estompait.

Malgré les brumes de son long coma, le regard conservait son expression profonde et avisée. Il erra un instant sur la voûte basse et mal éclairée de l'entrepont, puis se fixa sur le visage d'Angélique, tout proche du sien.

Alors, elle vit bien que le blessé n'avait pas encore retrouvé sa maîtrise, car jamais elle ne lui avait connu cette expression dévorante et extasiée, même ce jour tragique où, après avoir étranglé les sbires de la police, il l'avait prise dans ses bras. D'un seul coup, il lui avouait ce qu'il ne s'était peut-être jamais avoué à lui-même. La soif de tout son être pour elle ! Enfermé dans sa dure carapace de morale, de sagesse, de méfiance, la source violente d'un tel amour ne pouvait se faire jour qu'en un moment semblable, alors qu'il était affaibli, indifférent au monde extérieur.

– Dame Angélique, souffla-t-il.

– Je suis là.

« Heureusement, songea-t-elle, les autres sont occupés ailleurs. Ils n'ont rien vu. »

Sauf, peut-être Abigaël, agenouillée elle aussi, un peu en retrait, et qui priait. Gabriel Berne eut un mouvement vers Angélique. Aussitôt il gémit et ses paupières se fermèrent à nouveau.

– Il a bougé, murmura Abigaël.

– Il a même ouvert les yeux.

– Oui, j'ai vu.

Les lèvres du marchand remuèrent péniblement.

– Dame Angélique... Où... sommes-nous ?

– En mer... Vous avez été blessé...

Quand il fermait les yeux, il ne l'intimidait plus. Elle se sentait seulement responsable de lui comme lorsqu'elle lui portait le soir, à La Rochelle, quand il s'attardait devant ses registres, une tasse de bouillon ou de vin chaud en lui prédisant qu'il allait se miner la santé par manque de sommeil.

Elle caressa le front large. Elle avait eu souvent envie de faire ce geste, à La Rochelle, quand elle le voyait soucieux et accablé d'inquiétudes, qu'il dissimulait sous son air serein. Geste maternel, geste d'amie. Aujourd'hui, elle pouvait se le permettre.

– Je suis là, mon cher ami... Ne bougez pas.

Sous ses doigts, elle sentait la chevelure agglutinée et elle retira sa main poissée de sang. Ah ! il avait donc été aussi blessé à la tête ! Cette blessure et, surtout, le coup pouvaient expliquer l'évanouissement prolongé. Maintenant il fallait le soigner énergiquement, le réchauffer, le panser et il s'en tirerait à coup sûr. Elle avait vu tant de blessés, qu'elle pouvait faire son diagnostic.

Elle se redressa et s'aperçut alors du silence étrange qui régnait dans la cale. Les discussions autour du baquet de soupe avaient cessé et, même les enfants se taisaient. Elle leva les yeux et distingua, avec un choc au cœur, le Rescator debout, aux pieds du blessé. Depuis combien d'instants était-il là ? Partout où le Rescator paraissait, il commençait par inspirer le silence. Silence hostile ou simplement méfiant que provoquait la vue du masque noir hermétique. Une fois de plus, Angélique pensa, en effet, qu'il était vraiment un être à part. Elle n'expliquait pas autrement le trouble et l'espèce de peur qu'elle-même ressentait à le découvrir là. Elle ne l'avait pas entendu venir et les autres non plus, sans doute, car dans la lumière des lanternes, les visages des Protestants révélaient une sorte de stupeur inquiète tandis qu'ils examinaient le maître du navire parmi eux, comme l'apparition du diable. Apparition d'autant plus troublante que le Rescator était accompagné d'un personnage bizarre, un long et maigre individu, vêtu d'une robe blanche sous un manteau long et brodé. Son visage buriné, comme par le couteau d'un tailleur de bois, était tout en ossature qu'on aurait dite couverte d'un vieux cuir sombre, avec un nez immense, sur lequel miroitaient les carreaux de grosses bésicles à monture d'écaille.

Au terme d'une journée fertile en émotions, sa vue confinait au cauchemar. Et celle du Rescator, dans le clair-obscur des lanternes, ne rassurait pas plus.

– Je vous ai amené mon médecin arabe, dit le Rescator de sa voix sourde.

Il s'adressait peut-être à Manigault qui s'était avancé. Mais Angélique eut l'impression qu'il ne s'adressait qu'à elle.

– Je vous remercie, répondit-elle.

Albert Parry grommela.

– Un médecin arabe ! Il ne manquait plus que ça...

– Vous pouvez lui faire confiance, protesta Angélique, choquée, la science des médecins arabes est la plus ancienne et la plus complète du monde.

– Je vous remercie, madame, répondit le vieil homme non sans une imperceptible ironie à l'adresse de son collègue rochelais.

Il parlait un français très pur. Il s'agenouilla et de ses mains habiles et légères – des bâtonnets de buis qui semblaient à peine effleurer les choses – il examina les blessures de son patient. Celui-ci s'agitait. Brusquement, alors qu'on s'y attendait le moins, maître Berne s'assit sur son séant et dit d'une voix furieuse.

– Qu'on me laisse en paix ! Je n'ai jamais été malade et je n'ai pas l'intention de commencer aujourd'hui.

– Vous n'êtes pas malade, vous êtes blessé, dit Angélique patiemment.

Avec douceur elle mit un bras autour de ses épaules afin de le soutenir. Le médecin s'adressait en arabe au Rescator. Les blessures, disait-il, quoique profondes n'étaient pas graves. Seul le choc du sabre sur la boîte crânienne méritait une plus longue observation. Apparemment, puisque le blessé avait repris conscience, ce choc n'aurait d'autre suite qu'une fatigue de quelques jours.

Angélique se pencha vers maître Gabriel pour lui traduire la bonne nouvelle.

– Il dit que, si vous vous tenez tranquille, vous serez bientôt sur pied.

Le marchand ouvrit un œil soupçonneux.

– Vous comprenez l'arabe, dame Angélique ?

– Certes, dame Angélique comprend l'arabe, répondit le Rescator. Ignoriez-vous, monsieur, qu'elle fut en son temps une des plus célèbres captives de la Méditerranée ?

Cette explication désinvolte donna à Angélique l'impression d'un coup lâchement frappé. Elle ne réagit pas sur-le-champ parce que cela lui parut tellement odieux qu'elle ne fut pas sûre d'avoir bien entendu.

Elle ramena sur maître Gabriel son propre manteau, n'ayant d'autres couvertures à lui offrir.

– Le médecin va vous faire porter des médicaments qui apaiseront vos souffrances. Vous pourrez dormir.

Elle parlait d'une voix calme, mais frémissait intérieurement de colère. Le Rescator était de grande taille. Il dominait l'ensemble du groupe qui se pressait autour de lui, dans un silence médusé. Lorsqu'il tourna vers eux sa face noire, bardée de cuir, les Protestants eurent un mouvement de recul. Il dédaigna les hommes et chercha du regard les coiffes et les bonnets blancs des femmes.

Alors, ôtant le feutre à plumes qu'il portait sur un foulard de satin noir, il les salua avec beaucoup de grâce.

– Mesdames, je profite de l'occasion pour vous souhaiter la bienvenue sur mon navire. Je regrette de ne pouvoir mettre à votre disposition plus de confort. Hélas, vous n'étiez pas attendues. J'espère cependant que cette traversée ne sera pas pour vous d'un trop grand désagrément. Sur ce, je vous souhaite une bonne nuit, mesdames.