« Mais pas du mien, en tout cas, rageait Angélique. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il ne s'est pas donné de peine pour me plaire. »

Aussi infailliblement qu'il savait séduire, il avait su la blesser.

« Qu'espère-t-il obtenir en s'attaquant sous mes yeux à Abigaël ? Me rendre jalouse ? Me prouver son détachement ? Me signifier que nous sommes libres chacun de notre côté ? Et pourquoi Abigaël ?... Ah ! il se croit au-dessus des lois humaines et divines, et de celles du mariage en particulier. Eh bien, il apprendra que ces lois existent. Je suis sa femme et je le resterai. Je me cramponnerai... »

*****

– Ne tapez pas si fort avec votre battoir, dit encore Mme Carrère qui partageait son baquet et l'eau parcimonieuse dont il était rempli. Vous allez user le linge. Nous n'en aurons pas de sitôt de rechange.

Croyait-il qu'elle serait sensible à de grossiers calculs et qu'elle le laisserait se venger d'elle ? Elle avait vécu à la Cour, ce nid de vipères. Elle ne s'était pas laissé engluer par les intrigues venimeuses. Ce n'est pas aujourd'hui qu'elle succomberait, bien qu'elle fût atteinte au plus vif d'elle-même car il avait été son éternel amour.

Non, elle ne s'accrocherait pas à lui s'il ne le désirait pas, pas plus qu'elle ne parlerait et n'étalerait ses épreuves à elle, qu'il ne semblait pas soupçonner. On ne retient pas un homme de force et éveiller ses remords pour s'en faire aimer est aussi mesquin que peu habile. À quoi servirait de lui rappeler qu'à cause de lui, elle avait touché le fond dé la déchéance ? En ce temps-là, n'avait-il pas en lui-même à défendre sa propre vie ? Dans quelles conditions affreuses qu'elle ignorait. Lui aussi était seul à savoir ce qu'il avait traversé. Si elle l'aimait vraiment, elle n'ajouterait pas à ses douleurs anciennes.

*****

Ayant ainsi décidé de ne pas devenir folle, Angélique passait son temps à dompter en elle les idées les plus tumultueuses. Elle repoussait l'espérance au même titre que le découragement et la révolte, et ne voulait laisser la place qu'à la patience et la sérénité. Et elle se prenait à aimer, comme un être humain, amical, ce vieux Gouldsboro qui leur permettait encore de ne pas échapper l'un à l'autre. La nacelle craquante, si seule sur l'océan couleur de plomb, les liait, et les préservait des gestes irréparables. Elle aurait voulu que le voyage durât toujours.

*****

Le Rescator avait pris congé d'Abigaël. Il quittait la plate-forme par l'échelle de droite. Mme Carrère poussa du coude Angélique et se pencha vers elle pour lui chuchoter.

– Depuis l'âge de mes seize ans, j'ai rêvé d'un pirate comme celui-ci qui m'enlèverait et m'emporterait sur la mer dans une île merveilleuse.

– Vous ? fit Angélique stupéfaite.

La femme de l'avocat cligna de l'œil jovialement. C'était une noire fourmi active et sans grâce. Sa haute coiffe de la province d'Angoumois, toujours empesée à point, semblait par sa hauteur écraser un corps fluet qui n'en avait pas moins engendré onze enfants. Ses yeux pétillèrent derrière ses bésicles et elle affirma :

– Oui, moi. J'ai toujours été imaginative, que voulez-vous ! J'y pense encore quelquefois à ce pirate de mes rêves. Alors d'en voir un là, à quelques pas de moi, cela me fait un effet ! Regardez la richesse de son habillement. Et puis ce masque, j'en ai le frisson.

– Moi, mes belles, je vous dirai d'où il est, dit Mme Manigault de la voix dont on annonce une nouvelle lourde de conséquence. Et n'en déplaise à dame Angélique, je me demande si je n'en sais pas plus long qu'elle là-dessus.

– Cela m'étonnerait, fit Angélique entre ses dents.

– Eh bien, que savez-vous ? interrogèrent ces dames en se rapprochant. Est-il espagnol ? Italien ? Turc ?...

– Rien de tout cela. Il est de chez nous, laissa tomber triomphalement la commère.

– De chez nous ? La Rochelle ?

– Est-ce que j'ai parlé de La Rochelle ? fit Mme Manigault en haussant ses amples épaules capitonnées, j'ai dit de chez nous, c'est-à-dire de chez moi.

– Angoulême ! crièrent à la fois les Rochelaises indignées et sceptiques.

– Pas tout à fait, plus au sud. Tarbes... ou Toulouse, ce serait même plutôt Toulouse, ajouta-t-elle à regret, mais quand même c'est bien un seigneur d'Aquitaine, un Gascon, murmura-t-elle avec une fierté qui fit briller ses yeux noirs enfouis dans la graisse.

Angélique sentit sa gorge se serrer. Elle aurait embrassé la grosse femme. Elle se gourmanda en se disant qu'elle était absurde d'être sensible pour des choses qui n'en valaient plus la peine. Que valaient, en effet, de ces réminiscences aux confins de la mer des Ténèbres où, dans les soirs glacés, on voyait luire des aurores de nacre. Mais c'était comme des fleurs séchées que chacun emportait contre son cœur avec, au bout des racines, un peu de la poussière natale.

– Comment j'ai su cela ? continuait la femme de l'armateur. Manière de s'y prendre, mes mignonnes. Il m'a dit un jour, en me croisant sur le pont : « Dame Manigault, vous avez l'accent d'Angoulême ! » De là à parler du pays...

Mme Mercelot, la femme du papetier, sa curiosité satisfaite, ne voulut pas avoir l'air trop enthousiaste.

– Ce qu'il ne vous a pas dit, ma mie, c'est pourquoi il porte un masque, pourquoi il n'aime pas les rencontres, et pourquoi il est parti se promener si loin de chez lui depuis bon nombre d'années.

– Tout le monde ne peut pas rester au pays. L'esprit d'aventure souffle où il veut.

– L'esprit de pillage, oui-da.

Elles regardaient Angélique du coin de l'œil. L'obstination de celle-ci à ne pas les renseigner plus abondamment sur le Gouldsboro et son capitaine, leur devenait chaque jour plus suspecte. Embarquées de force sur un navire sans pavillon et sans but avoué, elles estimaient qu'elles avaient droit à des explications.

Angélique demeura hermétique et fit comme si elle n'avait rien entendu. Ces dames finirent par s'éloigner pour aller étendre sur des cordages le fruit de leur labeur. Il fallait profiter des dernières heures de ce soleil magnifique auquel succéderait en quelques instants le froid de la nuit nordique qui transformerait la moindre chemise mouillée en armure d'acier. Mais, durant le jour, la sécheresse exceptionnelle de l'air procurait, lorsque le ciel était sans nuages, des heures de réconfort.

– Qu'il fait chaud ! s'écria la jeune Bertille Mercelot en ôtant son corsage.

Et, comme son bonnet s'était déplacé, elle l'arracha aussi et secoua sa chevelure blonde.

– C'est parce que nous sommes au bout de la terre que le soleil est tout près et qu'il chauffe tant ! Il va nous rôtir !

Elle eut un rire perçant. Sa chemise à manches courtes laissait deviner ses jolis seins hauts et pointus et des épaules encore frêles, mais rondes et fermes. Angélique, à quelques pas, plongée dans ses pensées, leva les yeux sur la jeune fille.

« Je devais lui ressembler quand j'avais dix-sept ans », se dit-elle. Une des compagnes de Bertille l'imita brusquement, arrachant elle aussi son corsage et la casaque de laine qu'elle portait dessous. Elle n'avait pas la beauté de la fille des Mercelot, mais elle était potelée et déjà femme dans ses formes. Sa chemise très ouverte glissait sur sa poitrine.

– J'ai froid, cria-t-elle. Oh ! cela me pique et en même temps le soleil me caresse. Que c'est bon !

Les autres adolescentes rirent aussi d'une façon un peu forcée, qui masquait leur gêne et leur envie.

Angélique croisa le regard de Séverine demandant du secours. Plus jeune que les autres la petite Berne était profondément choquée des manières déplacées de ses aînées. Dans un réflexe de protestation, elle serrait farouchement contre elle son fichu noir.

Angélique comprit qu'il se passait quelque chose d'insolite. En se détournant, elle aperçut le Maure.

Abdullah, appuyé sur son mousquet d'argent, regardait les jeunes filles avec une expression des plus éloquentes pour toute personne avertie. Il n'y avait d'ailleurs pas que lui à se laisser attirer par un si charmant tableau.

Des hommes d'équipage au teint bistré et aux mines patibulaires commençaient à se glisser le long des haubans et à se rapprocher avec une feinte indifférence. Un coup de sifflet du bosco les renvoya à leur poste. Le nain jeta un regard de haine vers les femmes et s'éloigna après avoir craché dans leur direction. Abdullah resta triomphalement seul mâle en la place. Sa face d'idole africaine se tournait impérativement vers le fruit de ses désirs, la vierge blonde qu'il s'était mis à convoiter depuis plusieurs jours d'un désir longtemps frustré par les servitudes de la mer. Angélique comprit qu'il n'y avait plus qu'elle comme adulte, parmi ces jeunes oiselles écervelées et elle prit l'affaire en main :

– Vous devriez vous rhabiller, Bertille, fit-elle sèchement, et vous aussi Rachel. Vous êtes folles d'oser vous dévêtir ainsi sur le pont.

– Mais il fait si chaud, cria Bertille en écarquillant ses yeux d'azur avec candeur. Nous avons eu assez froid auparavant pour ne pas profiter de l'occasion.

– Il ne s'agit pas de cela. Vous attirez l'attention des hommes et c'est imprudent.

– Les hommes ? Mais quels hommes, protesta l'adolescente de cette voix aiguë qui lui venait tout à coup. Oh ! lui, fit-elle comme si elle découvrait seulement Abdullah. Oh ! ce n'est pas lui...

Elle éclata d'un rire argentin qui s'égrena comme une clochette.

– Je sais qu'il m'admire. Il vient tous les soirs quand nous nous réunissons sur le pont et chaque fois qu'il le peut, il s'approche de moi. Il m'a donné des petits présents : des colliers de verroterie, une piécette d'argent. Je crois qu'il me prend pour une déesse. J'aime assez cela.

– Vous avez tort. Il vous prend pour ce que vous êtes, c'est-à-dire...

Elle s'interrompit pour ne pas inquiéter Séverine et les autres fillettes plus jeunes. Elles étaient si naïves, ces gamines, nourries de Bible et protégées jusqu'alors par les murs épais de leurs demeures protestantes.

– Rhabillez-vous, Bertille, insista-t-elle avec gentillesse. Croyez-moi, lorsque vous aurez plus d'expérience, vous comprendrez le sens de cette admiration qui vous flatte et vous rougirez de votre conduite.

Bertille n'attendit pas d'avoir plus d'expérience pour rougir jusqu'à la racine des cheveux. Son gracieux visage se transforma, sous la vexation, et elle dit avec une moue méchante.

– Vous parlez ainsi parce que vous êtes jalouse... Parce que c'est moi qu'il regarde et non pas vous... Pour une fois, vous n'êtes pas la plus belle... Dame Angélique, bientôt ce sera moi qui serai la plus belle, même aux yeux des autres hommes qui vous admirent aujourd'hui... Tenez, voyez ce que je fais de vos conseils.

Elle se tourna d'un mouvement vif vers Abdullah et lui dédia un sourire éclatant de ses jolies dents de perles.

Le Maure frémit de tout son être. Ses yeux étincelèrent, tandis que ses lèvres s'étiraient mystérieusement, répondant à ce sourire.

– Oh ! quelle petite sotte ! s'exclama Angélique énervée.

Bertille, cessez immédiatement votre manigance, sinon je vous promets que j'en parlerai à votre père. La menace fit son effet. Maître Mercelot ne plaisantait pas sur le chapitre de la bienséance et il était très pointilleux en ce qui concernait sa fille unique et adorée. Elle prit donc de mauvaise grâce son corsage. Rachel s'était promptement revêtue, dès les premières recommandations d'Angélique car elle avait, comme tous les jeunes de la petite communauté, une profonde confiance en la servante de maître Berne. L'insolence soudaine de Bertille à son égard atterrait les fillettes comme un sacrilège. Mais Bertille ruminant une jalousie de longue date ne voulait pas s'avouer vaincue.

– Ah ! je vois d'où vient votre aigreur, reprit-elle. Le maître du navire n'a pas daigné vous accorder un regard... Et pourtant on sait que vous passez des nuits dans sa cabine... Mais aujourd'hui, il a préféré faire sa cour à Abigaël.

Elle éclata de son rire nerveux.

– Il n'a pas grand goût !... Cette vieille fille des séchée ! Que lui trouve-t-il ?...

Deux ou trois de ses amies pouffèrent servilement. Angélique eut un soupir résigné.

– Mes pauvres enfants, la bêtise de votre âge dépasse l'imagination. Vous ne comprenez rien à ce qui se passe autour de vous et vous vous mêlez d'en discourir. Apprenez au moins, si vous n'êtes pas capables d'en juger par vous-même, qu'Abigaël est une femme belle et attirante. Savez-vous que lorsqu'elle les déploie, ses cheveux lui tombent jusqu'aux reins ? Vous n'en aurez jamais d'aussi beaux, même vous, Bertille. Et, de plus, elle possède les qualités du cœur et de l'esprit, tandis que votre sottise risque de lasser bien des amoureux attirés par votre jeunesse.