« Viens ! entre vite. Parle... »

L'homme lui avait remis une lettre du père Antoine. L'ecclésiastique y relatait brièvement, dans un style volontairement impersonnel, les résultats de son enquête à Paris. Il avait appris par l'avocat Desgrez que l'ex-comtesse de Peyrac, veuve d'un gentilhomme que tout le monde croyait mort brûlé en place de Grève, s'était remariée avec un sien cousin, le marquis du Plessis-Bellière, qu'elle en avait eu un fils et qu'elle vivait à la Cour, à Versailles où elle occupait d'honorables charges.

*****

Il avait froissé le papier dans sa main.

Ne pas y croire d'abord ! Impossible !... Puis l'évidence qui s'imposait peu à peu tandis qu'il découvrait, comme un rideau se déchire, combien il était naïf de sa part de ne pas avoir imaginé plutôt un pareil dénouement. Quoi de plus naturel, en vérité ! Une veuve d'une beauté et d'une jeunesse éclatantes allait-elle s'enterrer dans un vieux château de province et faire de la tapisserie comme Pénélope ?

Recherchée, courtisée, épousée, paradant à la Cour du roi de France, tel devait être son sort. Pourquoi n'y avait-il pas songé plus tôt ? Pourquoi ne s'était-il pas préparé à ce choc ? Pourquoi souffrait-il tant ?

L'amour rend stupide. L'amour rend aveugle. Et c'était le savant comte de Peyrac qui seul l'ignorait.

Parce qu'il l'avait façonnée à son goût, était-ce une raison pour qu'elle n'échappât jamais à son emprise ? La vie et les femmes sont fluctuantes. Il aurait dû le savoir. Il avait péché par présomption.

Qu'elle fût son épouse par surcroît ajoutait au sentiment dont elle avait su le convaincre, qu'elle n'existait que par lui et pour lui. Il s'était laissé prendre au piège des plus subtiles jouissances que lui tendait l'esprit riche et gai de la jeune femme, prompt et courant comme l'eau des gaves. À peine goûtait-il la saveur de la sentir liée à lui par des fibres éternelles, que le sort les avait séparés. Homme rejeté, et désormais sans pouvoir, pourquoi réclamait-il la fidélité du souvenir ? La femme qu'il aimait, sa femme, son œuvre, son trésor, s'était offerte à d'autres.

Quoi de plus naturel, se répétait-il. L'avait-elle aveuglé au point qu'il n'ait jamais soupçonné chez elle les autres tendances en germe ? Une femme qui a tant reçu de la nature n est pas douée pour la fidélité. Ne connaissait-il pas, pour l'avoir éprouvée lui-même, la puissance de son attrait, subtile auréole qui environnait sa démarche, ses moindres gestes, et qui était comme l'essence de son charme ? Plus rares qu'on ne croit sont les femmes nées pour captiver l'homme. Non pas un seul homme élu, mais tous ceux qui les approchent. Angélique était de cette espèce. Avec inconscience, avec innocence... Du moins l'avait-il cru ! À quels calculs ne se livrait-elle pas déjà lorsqu'il l'avait conduite au mariage du Roi ? Si jeune encore, à peine sortie de l'adolescence, il n'ignorait pas qu'elle possédait des qualités d'autant plus fascinantes que dangereuses : un caractère d'acier, une intelligence intuitive, de la ruse. Tout cela mis au service de l'ambition, jusqu'où pouvait-elle monter ? Hé ! jusqu'au beau marquis du Plessis, favori de Monsieur, frère du Roi. Jusqu'au Roi lui-même, pourquoi pas ?

Comme il avait eu raison de ne pas s'inquiéter pour elle !...

*****

Le messager devant les yeux fulgurants de son maître s'était prosterné, pétrifié de crainte, Joffrey de Peyrac serrait la lettre dans son poing, comme s'il avait voulu refermer ses doigts crispés sur le cou blanc d'Angélique.

Puis il avait éclaté de rire. Mais son rire lui restait dans la gorge et il étouffait. Car il ne pouvait plus rire aisément depuis que sa voix s'était brisée. À cela, les soins d'Abd-el-Mechrat n'avaient pu remédier. Il lui avait seulement rendu l'usage d'une parole audible. Ne plus rire. Ne plus chanter. Il avait l'impression d'être emprisonné dans un carcan de fer. Le chant libère la douleur de l'âme. Aujourd'hui encore, des années plus tard, sa poitrine s'emplissait de cris qui ne pouvaient plus jaillir. Il s'était habitué à cette mutilation, mais aux heures de détresse, il la supportait mal. Des heures de détresse qu'il ne devait qu'à Angélique !

Le reste, il se l'était répété cent fois, ne l'avait pas atteint : tortures de la chair, exil, ruine, il se serait accommodé de tout. Mais il y avait eu elle.

Elle avait été sa seule faiblesse. La seule femme qui l'ait fait souffrir. Et il lui en voulait aussi de cela.

Est-ce qu'on souffre pour un amour ? Est-ce qu'on souffre pour une femme ?

Chapitre 20

Et maintenant que, loin de tout ce qui avait été leur passé, le Gouldsboro les avait réunis, et les entraînait tous deux, dans une nuit incertaine, et maintenant qu'il n'était plus que le Rescator, un corsaire brûlé par le sel des océans et d'âpres aventures, des combats, des intrigues, des haines d'hommes luttant pour la puissance, par le fer, le feu, l'or ou l'argent, et qu'Angélique était devenue une femme si différente de celle qui l'avait fait souffrir, allait-il retomber dans les pièges anciens des tourments et des regrets dont il se croyait libéré ? Il se mit à arpenter avec colère le tapis de sa cabine.

Près d'un coffre il s'arrêta, l'ouvrit et, soulevant les feutres et les soies qui l'enveloppaient soigneusement, il en sortit une guitare. Acquise à Crémone, au temps où il espérait encore retrouver sa voix, elle était demeurée, comme lui, bien souvent muette. Il en avait gratté les cordes parfois, pour complaire à des compagnes de passage, mais l'accompagnement sans le chant le décevait. Il avait pourtant gardé sa maestria d'antan. Il jouait d'une façon plus qu'aisée : envoûtante, dégagée et détendue. Mais venait toujours l'instant où, entraîné par la musique, il sentait l'air gonfler ses poumons et la puissance du chant le porter sur ses ailes poétiques.

Cette fois encore, il essaya. Sa voix cassée, rauque et malhabile, brisant la mélodie, l'arrêta. Il secoua la tête. « Enfantillages ! » Ah ! le vieil homme n'acceptera jamais de se raboter aux pierres du chemin. Plus il va, plus il voudrait tout conserver, tout embrasser. La loi n'est-elle pas qu'une acquisition en remplace une autre ? Peut-on à la fois connaître la joie d'aimer et la liberté du cœur ?

Et, soudain, mû par un pressentiment, il traversa la pièce, ouvrit brusquement la porte qui donnait sur le balcon.

Elle était là, fantôme de l'autre femme, et son blanc visage émergeant de la nuit, hiératique dans sa mante noire, rappelait sans le ressusciter celui qu'il venait d'évoquer. Il fut pris d'une absurde confusion à la pensée qu'elle venait de surprendre ses essais malhabiles. La rancœur lui donna un ton particulièrement discourtois.

– Que faites-vous ici ? Vous ne pouvez donc respecter la discipline du bord ? Les passagers ne doivent encombrer le pont qu'aux heures prescrites. Il n'y a que vous pour vous permettre d'aller et venir à votre guise. De quel droit ?

Stupéfaite de la mercuriale, Angélique se mordit les lèvres. Tout à l'heure, comme elle s'approchait des appartements de son mari, elle avait été bouleversée en entendant les accents de la guitare. Mais d'autres préoccupations la poussaient en ces lieux. Elle dit, en se contraignant au calme.

– J'ai des raisons sérieuses de rompre la discipline du bord, monsieur. Je venais m'informer d'Abdullah, votre serviteur. Est-il chez vous ?

– Abdullah ! Pourquoi ?

Il tourna la tête, chercha la silhouette du Maure, drapé dans sa djellabah et ne l'aperçut point. Elle distingua son mouvement de surprise et de contrariété et insista, pleine d'anxiété.

– N'est-il pas là ?

– Non... Pourquoi ? Que se passe-t-il ?

– Une des jeunes filles a disparu... et je crains pour elle... à cause de ce Maure.

Chapitre 21

Séverine et Rachel s'étaient glissées jusqu'à Angélique.

– Dame Angélique, Bertille n'est pas là.

Elle ne comprenait pas où les petites voulaient en venir. Rachel lui raconta qu'au moment où ils devaient réintégrer la batterie de l'entrepont, qui leur servait à tous de logement, Bertille avait décidé de rester encore au-dehors.

– Pourquoi ?

– Oh ! elle est un peu folie en ce moment, dit Rachel. Elle prétendait qu'elle en avait assez d'être entassée dans une étable et qu'elle souhaitait un peu de solitude. À La Rochelle, elle avait sa chambre pour elle toute seule, ajouta la fille aînée des Carrère avec une admiration envieuse, alors vous comprenez...

– Mais cela fait plus de deux heures et elle n'est pas rentrée, insista Séverine alarmée. Une vague l'a peut-être enlevée ?

Angélique se leva et alla trouver Mme Mercelot qui tricotait dans son coin avec deux voisines. On avait pris des habitudes, on se recevait d'un coin à l'autre. Mme Mercelot parut surprise. Elle croyait Bertille avec ses amies. Tout le monde fut aussitôt alerté et l'on dut se rendre à l'évidence : la jeune fille n'était pas là. Maître Mercelot se précipita avec fureur au-dehors. Bertille en prenait trop à son aise depuis quelques jours. Elle allait apprendre à ses dépens qu'une fille doit rester soumise à ses parents sous toutes les latitudes et en toutes circonstances.

Il revint peu après, soucieux. Il ne la trouvait pas. On n'y voyait goutte sur ce maudit navire et les matelots qu'il avait abordés le regardaient d'un air hébété, comme des brutes qu'ils étaient.

– Dame Angélique, veuillez m'aider. Vous connaissez la langue de ces gens-là. Il faut qu'ils nous assistent dans nos recherches. Bertille est peut-être tombée dans une écoutille ou s'est brisée un membre.

– La mer est haute, dit l'avocat Carrère. La jeune fille a pu être enlevée par une lame comme l'autre jour la petite Honorine.

– Seigneur ! souffla Mme Mercelot en s'effondrant à genoux.

La nervosité des passagers éclata. Ils avaient tous des visages blêmes et tirés sous les lampes. C'était la troisième semaine de traversée, celle où, dans les difficultés, la résistance morale faiblit, qu'il arrivât quelque chose à l'un d'entre eux et leur calme apparent se briserait. Angélique n'avait aucune envie de suivre le papetier sur le pont. Bertille, lunatique comme toutes les filles de son âge, devait prolonger une vague rêverie, dans quelque coin d'ombre, sans imaginer un seul instant qu'on s'inquiétait à son sujet. Son désir de solitude était, après tout, fort compréhensible. Chacun l'éprouvait. Pourtant Angélique, se sentant vaguement responsable, demanda à Abigaël de bien vouloir veiller sur Honorine, pendant son absence. Elle rejoignit au-dehors Mercelot, Berne et Manigault et les trouva en discussion avec le bosco qui leur enjoignait par gestes de réintégrer leur domicile. Il refusait toute explication. Il fit signe à ses hommes qui saisirent les trois Protestants sous les aisselles.

– Ne me touchez pas, bandits, hurla Manigault, ou je vous assomme.

Il était deux fois plus solide que les Maltais olivâtres qui prétendaient lui faire entendre raison, mais ceux-ci avaient des couteaux. Ils s'empressèrent d'ailleurs de les faire jaillir de leurs ceintures. La scène était d'autant plus confuse que mal éclairée. Une fois encore, l'intervention pacifique du Canadien Nicolas Perrot arrêta l'effusion de sang en perspective. Angélique le mit au courant. Il traduisit ses paroles à l'intraitable Erikson, mais celui-ci avait des ordres. Pas de passagers sur le pont, à la nuit tombée. Toutefois il voulut bien hocher la tête avec perplexité en apprenant qu'une des passagères avait disparu.

De temps en temps, Mercelot appelait, les mains en porte-voix « Bertille, où es-tu ? ». Rien ne répondait que le vent et ce craquement permanent du navire balancé sur les flots noirs. La voix du papetier s'étranglait.

Erikson finit par autoriser la présence du père. Les autres, disait-il, devaient réintégrer l'entrepont et on les y barricada sans ménagement.

Angélique était restée près de Nicolas Perrot.

– J'ai peur, lui confia-t-elle, à mi-voix. Je vous avouerai que j'ai moins peur de la mer que des hommes. Est-ce que l'un d'eux, découvrant la jeune fille seule, n'aurait pas cherché à l'entraîner ?

Le Canadien parla en anglais au quartier-maître. Celui-ci grommela, mais après s'être dandiné avec humeur, il s'éloigna en jetant quelques mots par-dessus l'épaule.

– Il dit qu'il va faire l'appel de tous les membres de l'équipage, depuis ceux qui sont dans la hune, jusqu'à ceux qui sont au repos. Pendant ce temps, nous allons fouiller le pont.

Ce fut encore lui qui leur procura des lanternes. Le moindre tas de cordages fut examiné et Nicolas Perrot alla jusqu'à explorer l'intérieur de la chaloupe et du caïque de secours. Ils se retrouvèrent devant le poste d'équipage, sous le gaillard d'arrière, d'où le bosco les hélait.