Même Sarah Manigault qui avait l'habitude de recevoir le voisinage de La Rochelle dans ses salons, fut incapable de répondre le moindre mot à ces paroles du monde. L'apparence de celui qui les prononçait, le timbre inusité de la voix qui leur donnait on ne sait quel sens de moquerie et de menace, pétrifiaient toutes les femmes. Elles le regardaient avec une sorte d'horreur. Et lorsque le Rescator, après avoir adressé encore un ou deux saluts à la ronde, passa entre elles pour se diriger vers la porte, suivi de la silhouette fantôme du vieux médecin arabe, un enfant hurla de frayeur en se jetant dans les jupes de sa mère. C'est alors que la timide Abigaël, rassemblant tout son courage, osa parler. Elle dit d'une voix étranglée :
– Merci de vos souhaits, monseigneur, et merci plus encore de nous avoir sauvé la vie en ce jour dont nous ne manquerons pas désormais de bénir l'anniversaire.
Le Rescator fit demi-tour. La pénombre qui l'avait déjà englouti restitua son personnage ténébreux et insolite. Il marcha vers Abigaël qui pâlit, et l'ayant considérée, il posa la main sur sa joue pour tourner son visage d'un mouvement doux mais inflexible vers la lumière. Il souriait. Dans la lueur crue de la lanterne proche, il examinait ce pur visage de madone flamande, ces grands yeux pâles et sages, dilatés encore par l'étonnement et l'incertitude. Il dit enfin :
– La race des Iles d'Amérique va se trouver fort bien d'un tel apport de belles filles. Mais le Nouveau-Monde saura-t-il apprécier les richesses de sentiment que vous lui apportez, ma mie ? Je l'espère. En attendant, dormez en paix et cessez de vous torturer le cœur pour ce blessé qui est là...
D'un geste un peu méprisant, il désignait maître Gabriel.
– ... Je vous garantis qu'il n'est pas en danger et que vous n'aurez pas la douleur de le perdre.
La porte de l'entrepont s'était déjà refermée sur le souffle amer du vent, que les témoins de cette scène n'arrivaient pas à se remettre.
– M'est avis, dit l'horloger d'une voix lugubre, que ce pirate-là, c'est Satan en personne.
– Comment avez-vous eu l'audace de lui adresser la parole, Abigaël ? fit le pasteur Beaucaire suffoqué. Susciter l'attention d'un homme de cette espèce est dangereux, ma fille !
– Et cette allusion qu'il a faite sur la race des Iles qui bénéficierait de... quelle indécence ! protesta le papetier Mercelot en regardant sa fille Berthe avec l'espoir qu'elle n'avait pas compris.
Abigaël tenait à deux mains ses joues en feu. De sa longue vie de fille vertueuse et qui ne se savait pas belle, aucun homme n'avait eu pour elle un geste aussi osé.
– Il me... Il m'a semblé que nous devions le remercier, balbutia-t-elle...Quel qu'il soit, il a quand même risqué son bateau, sa vie, son équipage...pour nous...
Ses yeux égarés allaient du fond obscur de la batterie par où avait disparu le Rescator à maître Berne étendu.
– Mais pourquoi a-t-il dit cela ? s'écria-t-elle, pourquoi a-t-il dit cela ?...
Elle plongea son visage dans ses mains et éclata en sanglots hystériques. Aveuglée, titubante, elle écarta ceux qui faisaient cercle autour d'elle pour aller se jeter dans un coin contre l'affût d'un canon et y pleurer désespérément, à bout de nerfs.
Cet écroulement de la sereine Abigaël fut le signal, parmi les femmes, d'un moment de dépression. Leur chagrin longtemps contenu éclata. Les terreurs éprouvées au moment de leur fuite et de l'embarquement les avaient profondément secouées. Comme il est fréquent en ces cas-là, le danger passé, cris et larmes les soulageaient. La jeune femme enceinte se cognait la tête contre un des bat-flanc, en répétant :
– Je veux retourner à La Rochelle... Mon enfant va mourir...
Son mari ne savait comment l'apaiser. Manigault prit la situation en main, à la fois énergique et débonnaire.
– Allons, femmes, un peu de retenue... Satan ou pas, cet homme a raison : nous sommes las et il nous faut dormir... Cessez de crier. Je vous préviens que celle qui se taira la dernière recevra un baquet d'eau de mer à la figure.
Le calme revint subitement, général.
– Et maintenant prions, dit le pasteur Beaucaire car, faibles mortels, nous n'avons jusqu'ici songé qu'à nous lamenter, non à remercier le Seigneur de nous avoir sauvés.
Chapitre 2
Angélique avait profité du désarroi général pour se glisser au-dehors. Ayant gravi la petite échelle, elle s'arrêta, cramponnée à une balustrade proche. Le froid de la nuit, imprégné d'humidité salée, la pénétrait, mais elle n'en avait cure. L'indignation et la rage suffisaient à la réchauffer.
Les lanternes accrochées aux mâts et aux rambardes dissipaient mal l'obscurité profonde. Mais derrière l'obstacle représenté par la base du grand mât, elle pouvait distinguer les vitraux rouges de l'appartement du Rescator. C'est dans cette direction qu'elle s'avança et, d'un pas assuré, car elle retrouvait d'instinct l'habitude acquise en Méditerranée de traverser le pont mouvant d'un navire.
En chemin, elle se heurta à quelqu'un et elle faillit crier d'épouvante en sentant comme une serre brûlante se refermer sur son poignet. Au contact, elle réalisa que c'était une main d'homme et comme elle s'évertuait à la desserrer, le diamant d'une bague l'écorcha.
– Où courez-vous ainsi, dame Angélique ? demanda la voix du Rescator, et pourquoi vous débattez-vous de la sorte ?
C'était exaspérant de devoir toujours s'adresser à un masque. Il jouait de sa face de. cuir comme un démon. Elle n'avait pu le distinguer dans ces ténèbres et, lorsqu'elle levait le visage vers sa voix, c'était comme si elle s'adressait à la nuit.
– Où vous rendiez-vous ? Aurais-je l'insigne chance d'apprendre que c'était vers la dunette, pour m'y demander.
– Parfaitement ! éclata-t-elle. Car je voulais vous avertir que je n'admettrai pas vos allusions à mon passé devant mes compagnons. Je vous interdis, entendez-vous, je vous interdis de leur apprendre que j'ai été esclave en Méditerranée et que vous m'avez achetée à Candie, ou que j'ai fait partie du harem de Moulay Ismaël, ni rien de ce qui me concerne. Comment avez-vous osé leur déclarer cela ? C'était manquer de la plus élémentaire courtoisie envers une femme.
– Il y a des femmes qui inspirent la courtoisie, d'autres non.
– Je vous défends de m'insulter par surcroît. Vous êtes un homme grossier, sans galanterie... Un vulgaire pirate.
Elle jetait cette dernière injure en y rassemblant tout ce qu'elle pouvait de mépris. Elle avait renoncé à se dégager car, maintenant, il lui tenait les deux poignets. Les mains du Rescator étaient chaudes comme celles d'un homme bien portant et accoutumé à affronter les intempéries et les climats les plus divers et cette chaleur rayonnait en elle, qui frissonnait de malaise et d'exaspération.
Après l'avoir irritée, le contact de ces mains lui était bienfaisant. Mais elle n'était pas en état de le reconnaître. Pour l'instant, le Rescator lui semblait un être haïssable et elle avait envie de l'exterminer.
– Vous n'admettrez pas... vous m'interdisez... répéta-t-il. Ma parole, vous perdez la tête, petite mégère ! Oubliez-vous que je suis le seul maître à bord et que je peux vous faire pendre, vous jeter à la mer ou vous donner en jouet à mon équipage, si je le juge bon.
« C'est sans doute sur ce ton que vous parliez à mon bon ami d'Escrainville ? La façon dont il vous a dressée ne vous a-t-elle pas guérie de votre manie de tenir tête aux pirates ? En l'écoutant évoquer d'Escrainville, des images lui revenaient. Depuis la veille, elle vivait écartelée entre ses aventures passées, son âme présente. C'était sur ce navire, en présence de cet homme, le Rescator, qu'elle allait se trouver au confluent de toutes ses existences.
« Ah ! qu'il me lâche donc, supplia-t-elle en elle-même, sinon que deviendrai-je, son esclave, sa chose... Il me prend ma force. Pourquoi ? »
– Vous croyez-vous encore à la cour du Roi-Soleil, madame du Plessis-Bellière ? demanda le Rescator à voix basse, pour vous montrer si arrogante ? Prenez garde, vous n'avez plus derrière vous la protection de votre royal amant...
Elle céda soudain avec cette souplesse, non dénuée de coquetterie, mais aussi de franchise, qui avait souvent apaisé des fureurs plus dangereuses, éveillées contre elle.
– Monseigneur le Rescator, pardonnez mes paroles inconsidérées. Je suis folle. Il est vrai que je n'ai plus derrière moi que l'estime de mes compagnons. Quel avantage gagneriez-vous à me séparer de mes derniers amis ?...
– Votre passé vous cause-t-il si grande honte que vous trembliez ainsi à la pensée qu'ils le connaissent ?
Elle répondit et les paroles franchissaient ses lèvres sans qu'elle en eût conscience.
– Quand on arrive au mi-temps de sa vie et que l'on a beaucoup vécu, quel être humain digne de ce nom n'a, dans ses souvenirs, quelques hontes à cacher ?
– Voici qu'après la colère, vous revenez à la pure philosophie.
« Voici, songea-t-elle, qu'à nouveau je redeviens étrangement proche de cet homme. Pourquoi ? »
– Il faut que vous compreniez, reprit-elle comme si elle parlait à un ami, que la mentalité de ces Huguenots est très éloignée de la nôtre. Ils sont différents de gens comme vous ou de ceux qui composent votre équipage. Vous avez affreusement choqué cette pauvre Abigaël en lui parlant avec une pareille familiarité et s'ils découvraient que j'ai pu adopter, serait-ce malgré moi, un mode de vie aussi scandaleux...
*****
Tout à coup, il arrivait ce qu'inconsciemment elle souhaitait depuis un moment. Il l'attirait contre lui et la serrait à la briser. La tenant ainsi, il lui fit faire quelques pas et elle se trouva contre la rambarde du navire. Un mouvement du roulis lui envoya en plein visage l'éclaboussement d'une vague. Elle apercevait au-dessous d'elle le pâle échevellement de l'écume. Une lueur assourdie, celle de la lune, cachée par une couche épaisse de nuages, mais qui, par instants, filtrait à travers eux, posait sur la mer un reflet d'argent terni.
– Vraiment ? dit le Rescator. Il y a tant de différences entre ces Huguenots et mes hommes d'équipage ? Entre cet honorable pasteur à cheveux blancs que j'ai entr'aperçu et moi-même, cruel pirate de toutes les mers du monde ?... Entre la sage et pudique Abigaël et une abominable pécheresse de votre acabit ?... Tant de différences ?... Quelles différences, ma chère ?... Regardez donc autour de nous...
Un nouvel éclatement d'embruns contre la coque du navire vint mouiller le visage d'Angélique et, effrayée par le gouffre obscur sur lequel il la forçait à se pencher, elle se cramponna d'une main nerveuse à son pourpoint de velours.
– Non, fit-il, nous ne sommes pas différents. Nous ne sommes que quelques humains, tous embarqués sur le même navire, au sein de l'océan !
Ces lèvres qui lui parlaient lui semblaient dangereusement proches des siennes. Tant qu'il ne l'avait pas touchée, elle pouvait encore lui tenir tête. Mais maintenant elle s'affolait de se sentir à sa merci. Elle ne savait plus quel nom donner au singulier trouble qui la ravageait. Il y a trop longtemps qu'elle ne l'avait éprouvé. Elle se disait : peur, et c'était, désir. La pensée qu'il usait d'un pouvoir magique pour l'asservir et l'entraîner dans une situation impossible la fit se raidir.
« Si nous en sommes là ce soir, pensa-t-elle, nous deviendrons tous fous et nous nous entre-tuerons tous avant la fin du voyage. »
Et elle se détourna si bien que les lèvres du pirate effleurèrent à peine sa tempe. Elle sentit seulement le choc dur de son masque de cuir, et s'arrachant à cette étreinte oppressante, elle s'éloigna de lui, cherchant à tâtons un appui.
Elle entendit encore sa voix ironique.
– Pourquoi fuyez-vous ? J'avais seulement l'intention de vous inviter à souper. Vous pourrez vous délecter si vous êtes gourmande car j'ai un excellent cuisinier.
– Comment osez-vous me proposer cela ? fit-elle indignée. À vous écouter, on se croirait aux environs du Palais-Royal ! Je dois partager le sort de mes amis. Et maître Berne est blessé.
– Maître Berne ? Ce blessé sur lequel vous vous penchiez avec une si tendre préoccupation ?...
– C'est mon ami le meilleur. Ce qu'il a fait pour moi et pour mon enfant...
– Eh bien, à votre guise, je veux bien accepter retard sur paiement de vos dettes, mais vous avez tort de préférer votre entrepont humide à mon appartement car vous me semblez d'un naturel frileux. À propos, qu'avez-vous fait encore du manteau que vous m'aviez emprunté la nuit dernière ?
– Je ne sais plus, dit Angélique se sentant prise en faute.
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