– Madame, je vous serais également obligé de bien vouloir nous accompagner, ainsi que vous, madame, ajouta-t-il tourné vers la femme du papetier.
Ce choix et ce cérémonial spécial n'étaient pas sans troubler les plus courageuses.
– C'est bon, je viens, se décida Mme Manigault en se drapant dans son châle noir. Mais je voudrais bien savoir ce que vous nous réservez.
– Rien d'agréable, madame, je vous le confirme, et j'en suis le premier marri, mais il faut que vous soyez présente.
Il s'arrêta encore devant tante Anna et devant Abigaël, les invitant d'un geste à aller se ranger près du groupe des hommes qui attendaient encadrés par les matelots en armes. Puis il marcha jusqu'à Angélique, muette d'appréhension. Il affecta une révérence plus profonde et un sourire plus ironique.
– Madame, vous aussi, ayez l'obligeance de me suivre.
– Que se passe-t-il ?
– Accompagnez-moi et votre curiosité sera satisfaite.
Elle se tourna vers Honorine pour la prendre dans ses bras, mais il s'interposa.
– Non. Pas d'enfants sur le pont. Croyez-moi. Le spectacle n'est pas pour eux.
Honorine se mit à hurler en donnant toute sa voix. Alors, le Rescator eut un geste inattendu. Il plongea la main dans l'aumônière de cuir, pendue à sa ceinture, et en retira un saphir bleu, gros comme une noisette et qui jetait des feux surprenants. Il le tendit à l'enfant. Honorine se tut, subjuguée. Elle s'empara du saphir et ne vit plus rien autour d'elle.
– Quant à vous, reprit-il en s'adressant de nouveau à Angélique, venez et ne vous imaginez pas que votre dernière heure est arrivée. Vous serez de retour, près de votre fille, sous peu.
Sur le pont du gaillard d'avant, l'équipage était rassemblé. Parmi le bariolage des vêtements dont le choix était laissé à la fantaisie de chacun, on distinguait nettement les Méridionaux aux ceintures et aux foulards vifs, les Anglo-Saxons en bonnets de laine et dont beaucoup portaient des gilets de fourrure. Deux Noirs, un Arabe tranchaient près des visages rousselés aux cheveux pâles des Anglais. Cependant, le quartier-maître et ceux qui avaient la responsabilité de chaque équipe de gabiers étaient vêtus, ce matin-là, de redingotes rouges soutachés de galons d'or, dont l'uniforme soulignait leur rôle de sous-officiers à bord. L'Indien au teint de cuivre, près de Nicolas Perrot barbu et poilu, achevait de compléter un tableau des races humaines qui ne manquait pas de pittoresque. Angélique ne les aurait pas crus si nombreux. Le plus souvent dispersés dans les vergues et les haubans, on s'habituait à ne connaître d'eux que des silhouettes simiesques et agiles, perdues dans la haute forêt des bois et des voiles, leur domaine, dont les éclats de rire, les appels et les chants passaient au-dessus des têtes.
Redescendus aujourd'hui de leurs hauteurs, ils semblaient mal à l'aise sur le plancher, pourtant mouvant, du pont. Ils perdaient la légèreté stupéfiante et acrobatique de « ceux des voiles », redevenaient soudain gauches et empruntés. On voyait qu'ils avaient tous des faces profondément marquées, plutôt graves que riantes et leurs yeux à tous, clairs ou sombres, avaient ce feu particulier des regards habitués à sonder l'horizon, à se méfier, tandis que l'arcade sourcilière s'avance et les abrite de l'éclat du soleil. Angélique devina que ses compagnes étaient, comme elle, péniblement impressionnées. C'est une chose que de voir de joyeux marins déambulant sur les quais de La Rochelle, c'en est une autre que de les découvrir sous le ciel de leur solitude, séparés de toutes les douceurs de la terre et, par cela même, plus âprement hommes que tous ceux qui, chaque jour, côtoient dans les rues des femmes et des enfants, et s'asseyent le soir à leur foyer. Elles éprouvaient, à les voir ainsi face à face, de la pitié et de l'effroi. C'étaient des gens d'une autre espèce humaine. Pour eux, seul le métier de mer comptait, les terriers leur étaient complètement étrangers.
Le vent s'engouffrait dans le grand manteau sombre du Rescator. Il s'était placé un peu en avant. Elle pensa qu'il était le maître de ces hommes étranges et étrangers, qu'il réussissait à faire plier les fortes têtes, à se faire entendre des plus ténébreux esprits enfermés dans ces corps grossiers.
Quel ascendant ne fallait-il pas posséder sur la vie, les éléments et sur soi-même, pour s'imposer à ces cœurs errants, ces cervelles brûlées, ces insociables, ennemis de toute la terre ?
Le vent et sa grande symphonie dans les cordages étaient les seuls bruits à régner sur le navire. Les hommes, immobiles et les yeux baissés, paraissaient pétrifiés par un inexplicable sentiment commun à eux seuls. Leur accablement finissait par gagner même les Protestants, les terriens, rassemblés à l'autre bout du pont, près de la balustrade. Ce fut vers eux que se tourna le Rescator, lorsqu'il parla.
– Monsieur Mercelot, hier soir vous réclamiez justice pour l'outrage dont votre fille avait été victime. Soyez satisfait. Justice est faite.
Il eut un geste qui leur fit à tous lever les yeux. Un murmure d'horreur leur vint aux lèvres. Au-dessus d'eux, pendu à la vergue du mât de misaine, à trente pieds, un corps se balançait doucement.
Abigaël voila son visage de ses mains. Sur un signe, la corde qui retenait le condamné se déroula vivement. Le cadavre atterrit au milieu du pont, et resta là, étendu, sans vie. Les lèvres tuméfiées du Maure Abdullah découvraient en s'entrouvrant l'éclat de ses dents blanches. La même clarté, morte et nacrée, filtrait sous ses paupières à demi closes. Ses membres puissants avaient l'abandon du sommeil, mais sa chair avait pris une teinte grisâtre et la vue de sa nudité faisait frissonner tous les spectateurs sous le vent glacial du matin. Angélique revoyait l'homme nu, prosterné dans sa misère, et elle entendait sa voix rauque lorsqu'il avait murmuré en arabe, aux pieds de son maître.
« J'ai porté la main sur toi, mais c'est ta main qui me punira. Allah soit loué ! »
Les deux Noirs s'avancèrent en murmurant un chœur aux répons nostalgiques et rapides. Ils soulevèrent le corps de leur frère, lui ôtèrent la corde infamante et, le portant, s'éloignèrent en direction du beaupré. La haie des matelots se referma sur eux. Le Rescator demeurait tourné vers les Protestants.
– Maintenant, il faut que vous sachiez une chose, et une fois pour toutes. J'ai fait pendre cet homme, non pas parce qu'il avait attenté à la vertu de votre fille, monsieur Marcelot, mais parce qu'il m'avait désobéi. Lorsque vous êtes montés à mon bord vous, vos femmes et vos enfants, j'ai donné un ordre formel à mon équipage. Aucun de mes hommes ne devait s'approcher des femmes et des filles et leur manquer de respect... sous peine de mort. En passant outre, Abdullah savait donc ce qu'il risquait. Maintenant, il a payé.
Il s'avançait vers eux, se plantait devant Manigault et examinait tour à tour, Berne, Mercelot, le pasteur Beaucaire, que l'attitude générale de leurs compagnons semblait désigner comme les chefs de la communauté. Dans l'entrebâillement de son manteau rejeté par le vent, l'on apercevait ses mains gantées se crisper sur les crosses des deux pistolets passés à sa ceinture.
– Je veux ajouter ceci, continua-t-il du même ton lourd de menace, afin que vous en fassiez votre profit.
« Messieurs, vous êtes rochelais, vous connaissez les lois de la mer. Vous n'ignorez pas que sur le Gouldsboro, je suis le seul maître après Dieu. Tous à bord, officiers, hommes d'équipage, passagers me doivent obéissance. J'ai pendu ce Maure, mon fidèle serviteur, parce qu'il avait contrevenu à mes ordres... Et si vous y contrevenez, un jour, sachez que vous aussi je vous pendrai...
Chapitre 23
Elle le regardait éperdument, elle le dévorait des yeux. Comme il était seul !
Seul dans le vent. Ainsi qu'elle l'avait vu seul sur la lande. Seul comme le sont les hommes qui ne ressemblent pas aux autres. Et, pourtant, il portait sa solitude avec la même aisance que son grand manteau noir dont il savait si bien faire flotter les lourds plis dans le vent. Toutes les charges de la vie, il les avait portées ainsi sur ses épaules d'homme et, pauvre ou riche, puissant ou banni, malade ou vigoureux, c'était ainsi qu'il avait mené son existence sans fléchir ni se plaindre à quiconque, et elle savait que c'était en cela que résidait sa noblesse. Il resterait toujours un grand seigneur.
Et elle avait envie de courir vers cette force inaltérable pour qu'il la soutînt dans sa propre faiblesse, et aussi de l'attirer à elle, pour qu'il se reposât enfin. Un coup de sifflet avait dispersé l'équipage. Les hommes s'égaillaient dans la mâture. De la dunette, le capitaine Jason criait ses ordres dans son porte-voix de cuivre. Les vergues se couvraient de toiles. Le tableau reprenait vie. Sans un mot, les Protestants avaient quitté le pont. Angélique ne les avait pas suivis. En cet instant, il n'y avait plus qu'elle et lui et l'horizon sans fin autour d'eux. Lorsqu'il se retourna, Joffrey de Peyrac la vit.
– Banale aventure en mer que celle d'une exécution d'exemple pour maintien de la discipline générale, dit-il. Il n'y a pas de quoi s'émouvoir, madame. Vous qui avez navigué en Méditerranée, aux mains des pirates et des marchands d'esclaves vous devriez le savoir.
– Je le sais.
– Le pouvoir a des servitudes. La discipline est une œuvre rude à forger, puis à tenir.
– Je sais cela aussi, dit-elle.
Et elle se rappela avec étonnement qu'elle avait été chef de guerre et qu'elle avait mené des hommes au combat.
– Le Noir aussi le savait, reprit-elle songeuse. J'ai compris ce qu'il vous disait hier soir, lorsque nous l'avons surpris.
Et, soudain, l'impudeur de la scène qui leur était apparue et son atmosphère ardente et insolite se recomposaient devant elle et amenaient une coloration vive et troublée à ses joues. Elle se rappelait tout à coup qu'elle avait tendu la main et serré le bras de celui qui était à ses côtés. Elle ressentait encore au creux de la paume la sensation de la chair musclée, dure comme le bois, sous l'étoffe du pourpoint. Son amour !
Il était là ! Les lèvres auxquelles elle avait rêvé gardaient, sous la rigidité du masque, leur modelé chaleureux et vivant.
Elle n'avait plus à poursuivre désespérément l'image fuyante d'un souvenir. Il était là !
Tout ce qui les séparait n'était que vétilles. Cela tomberait de soi. La certitude d'une réalité trop longtemps poursuivie en rêve la pénétrait d'un bonheur intense. Elle se tenait devant lui, sans oser bouger, aveugle à tout ce qui n'était pas lui. À l'autre bout du navire on jetterait ce soir aux flots le corps du supplicié. L'amour... la mort. Le temps continuait de tisser sa toile, d'enchevêtrer dans les fils des destinées ce qui crée la vie et ce qui la détruit.
– Je crois qu'il serait bon que vous regagniez votre logis, dit enfin Joffrey de Peyrac.
Elle baissa les yeux, montrant d'un signe qu'elle avait compris et qu'elle était docile. Certes, tous les obstacles n'étaient pas encore tombés entre eux. Mais ce n'était que minuscules détails. Déjà étaient tombées les murailles les plus infranchissables, celles derrière lesquelles elle n'avait cessé de l'appeler en se tordant les mains : celles de la mort et de l'absence.
Qu'importait le reste. Un jour, leur amour ressusciterait, lui aussi. Mme Manigault se tourna brusquement vers Bertille et la gifla à bout portant.
– Sale petite punaise ! Vous voilà satisfaite maintenant. Vous avez la mort d'un homme sur la conscience.
Ce fut un beau tapage. Malgré la considération qu'elle devait à la femme de l'armateur, Mme Marcelot prit fait et cause pour sa progéniture.
– Vous avez toujours été jalouse de la beauté de ma fille, alors que les vôtres...
– Si belle qu'elle soit, votre Bertille, elle n'avait pas à faire des effets de corsage devant un Nègre. C'est à croire que vous n'avez jamais vécu, ma commère !...
On les sépara, non sans peine.
– Tenez-vous tranquilles, les femmes ! Gronda Manigault. Ce n'est pas en vous arrachant vos coiffes que vous nous aiderez à sortir de ce guêpier.
Il ajouta, tourné vers ses amis :
– J'ai cru ce matin, quand il s'est présenté, qu'il avait découvert ce que nous préparions. Heureusement, il n'en est rien.
Il n'en soupçonne pas moins quelque chose, grommela l'avocat soucieux. Ils se turent parce qu'Angélique paraissait. Les portes se refermèrent derrière elle, et l'on entendit le bruit des chaînes qui les cadenassaient.
– Aucune illusion à se faire. Nous sommes de vulgaires prisonniers ! dit encore Manigault. Gabriel Berne était absent. Deux matelots l'avaient retenu au-dehors, chargés de le conduire, très respectueusement, mais sûrement, devant monseigneur le Rescator.
"Angélique et son amour Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et son amour Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et son amour Part 1" друзьям в соцсетях.