– Et des belles ?...

– On exagère. Disons que les belles ont fait partie, à l'occasion, de l'une ou l'autre aventure. La terre et la mer, Jason. Deux entités. D'exigeantes maîtresses. Lorsque j'ai donné trop à l'une, l'autre réclame. Voici plus de dix ans, depuis que le Grand Turc m'a chargé de monopoliser le commerce de l'argent, que je n'ai plus quitté le pont d'un bateau. Vous m'avez prêté votre voix pour me permettre de commander aux capricieux éléments, et de la Méditerranée à l'océan, des mers polaires à celle des Caraïbes, nous avons connu d'exaltantes expériences...

– Et maintenant, vous êtes de nouveau possédé du désir de pénétrer les entrailles de la terre ?

– C'est exactement cela !

La phrase tomba comme une masse.

Jason baissa la tête.

Il avait entendu ce qu'il craignait d'entendre. Ses fortes mains aux poils roux se crispèrent sur la rambarde de bois doré.

La pression amicale de Joffrey de Peyrac s'accentua.

– Je vous laisserai le bateau, Jason.

L'autre secoua la tête.

– Ce ne sera plus la même chose. J'avais besoin de votre amitié, pour survivre. Votre passion, votre joie d'exister m'ont toujours surpris. J'avais besoin de cela pour exister moi aussi.

– Bast ! Seriez-vous sentimental, vieux dur à cuire ? Regardez. Il vous reste la mer.

Mais Jason ne leva même pas les yeux sur l'étendue mouvante et glauque.

– Vous ne pouvez pas comprendre, monseigneur. Vous êtes un homme de feu. Moi, je suis de glace.

– Brisez alors les glaces.

– Trop tard.

Jason poussa un long soupir.

– Il aurait fallu que je connaisse plus tôt le secret qui vous permet de jeter, à chaque instant, sur le monde un regard neuf. Quel est-il ?

– Mais il n'y a pas de secrets, dit Joffrey de Peyrac, à moins qu'ils ne soient différents. Chacun possède les siens. Que vous dirais-je ?... Être toujours apte à tout recommencer... Ne pas accepter de n'avoir qu'une seule vie... Mais des vies multiples...

Chapitre 24

Elle continuait, cette navigation interminable, car, en sortant sur le pont dans le matin blanchissant, les passagers ne virent encore que la mer et toujours la mer. Celle-ci avait seulement, une fois de plus, changé de toilette. Elle paraissait un lac presque sans rides. Malgré toutes les voiles dehors, le navire bougeait à peine, ce qui avait fait croire un instant aux occupants de l'entrepont qu'ils se trouvaient à l'ancre. Des voix s'étaient enquises, pleines d'espoir. Sommes-nous arrivés ?

– Priez le Seigneur qu'il n'en soit rien, s'était écrié Manigault. Nous ne sommes pas encore assez au sud pour nous trouver à Saint-Domingue. Cela signifierait donc que nous avons touché les côtes désertiques de la Nouvelle-Écosse, et nul ne peut dire quel sort nous y attend.

C'était avec un mélange de déception et de soulagement qu'ils contemplaient l'étendue morne devant eux. Les toiles pendaient et la seule agitation dans les vergues était celle de l'équipage qui essayait de déployer les plus hautes voiles pour capter un souffle de vent quasi inexistant. La hantise des calmes plats, tant redoutés des marins, surgit. Le temps était d'une relative tiédeur. La journée parut longue. Et lorsque au soir, au cours d'une nouvelle sortie, les passagers purent constater la lamentable tenue des voiles qui pendaient, flasques et ridées malgré les efforts de l'équipage, il y eut de profonds soupirs. Jenny, la fille aînée des Manigault, qui attendait un enfant, éclata en sanglots.

– Si ce bateau n'avance pas, je vais devenir folle. Qu'il arrive ! qu'il arrive, n'importe où, mais que ce voyage finisse !

Elle se précipita vers Angélique, en suppliant :

– Dites-moi... Dites-moi que nous allons arriver bientôt.

Angélique la raccompagna jusqu'à son grabat, en s'efforçant de la réconforter. Les êtres jeunes lui témoignaient une grande confiance, qui lui était un peu à charge, car elle ne se sentait guère en état d'y répondre. Ce n'était pas elle qui pouvait commander aux vents et à la mer, et aux destinées du Gouldsboro. Jamais elle ne s'était trouvée devant un avenir si imprécis et dans l'incapacité de savoir quelle décision prendre. Et l'on semblait toujours attendre d'elle qu'elle dirigeât les événements dans un sens ou dans un autre.

– Quand allons-nous débarquer ? suppliait Jenny qui se calmait difficilement.

– Je ne puis vous le dire, ma chérie.

– Ah ! pourquoi alors ne sommes-nous pas restés à La Rochelle ? Regardez notre misère... Là-bas, nous avions de si beaux draps, venus tout exprès de Hollande pour mon trousseau de mariage.

– En ce moment, les chevaux des dragons du Roi couchent dans vos draps de Hollande, Jenny. Déjà je les ai vus faire cela dans les demeures des Huguenots, en Poitou. Ils lavaient les sabots de leurs montures dans le vin de vos caves, et les bouchonnaient avec vos dentelles de Malines. Votre enfant était destiné à naître dans une prison, et à vous être enlevé aussitôt. Maintenant, par contre, il naîtra libre. Tout se gagne, tout se paie :...

– Oui, je le sais, fit la jeune femme en retenant ses larmes, mais je voudrais tant que nous soyons déjà sur la terre ferme... Ce mouvement perpétuel de la mer me rend malade. Et puis tout va si mal sur ce bateau. Le sang va finir par couler, je le sais. Et peut-être que mon mari sera parmi les morts... Malheur !

– Vous divaguez, Jenny. Pourquoi ces craintes ?

Jenny parut effrayée et regarda autour d'elle avec anxiété. Elle continuait à se cramponner à Angélique.

– Dame Angélique, chuchota-t-elle, vous qui connaissez le Rescator, vous veillerez sur nous, n'est-ce pas ? Vous ferez en sorte que rien de terrible n'arrive ?...

– Que craignez-vous ? répéta Angélique désemparée.

À ce moment, une main se posa sur son épaule, et elle vit tante Anna qui lui faisait un signe.

– Venez, ma chère, dit la vieille demoiselle, je crois comprendre ce qui tourmente Jenny.

Angélique la suivit, tandis qu'elle se dirigeait vers le fond de la batterie. Elle poussa une porte vermoulue derrière laquelle, au début du voyage, on avait entendu bêler des chèvres et grogner des porcs. Depuis belle lurette, chèvres et porcs avaient disparu, mais le réduit conservait une odeur d'étable qui faisait rêver.

Ecartant des haillons jetés dans un coin, et quelques bottes de paille, Mme Anna découvrit une dizaine de mousquets empilés, ainsi que des sacs de petit plomb et un baril de poudre.

– Qu'en pensez-vous ?

– Ce sont des mousquets...

Angélique regardait les armes avec malaise.

– À qui appartiennent-ils ?

– Je ne sais. Mais je pense que ce n'est pas un endroit pour ranger des armes sur un navire où la discipline me semble assez stricte.

Angélique avait peur de comprendre.

– Mon neveu m'inquiète, reprit tante Anna, sautant apparemment à un autre sujet. Vous n'êtes pas étrangère, dame Angélique, à l'altération de son caractère. Mais il ne faudrait pas que sa déception le porte à des actes déraisonnables.

– Voulez-vous dire que ce serait maître Berne qui aurait déposé ces armes ici ? Dans quel but ? Et comment aurait-il pu se les procurer ?

– Je n'en sais rien, dit la vieille demoiselle en hochant la tête. Mais j'entendais l'autre jour M. Manigault déclarer : Piller un pillard n'est pas péché.

– Est-ce possible ? murmura Angélique. Nos amis envisageraient-ils de porter préjudice à celui qui les a sauvés ?

– Ils le soupçonnent fort de leur vouloir du mal.

– Qu'ils attendent au moins d'en être sûrs.

– Ils disent qu'après, il sera trop tard.

– Quels sont leurs projets ?

La sensation d'être observées les fit s'interrompre. Derrière elles, deux matelots, surgis comme par miracle de l'ombre du réduit, les surveillaient avec méfiance. Ils n'avaient pas l'air contents. Ils se rapprochèrent en parlant avec volubilité en espagnol. Angélique comprenait suffisamment leur langue.

Elle battit en retraite avec tante Anna en lui chuchotant :

– Ils disent que ces armes sont à eux et que nous n'avons pas à nous en occuper, et que les femmes bavardes on leur tranche la langue...

Elle ajouta, un peu soulagée.

– Vous voyez ! Vos impressions étaient fausses. Il s'agit des armes de l'équipage.

– Les armes de l'équipage n'ont pas à traîner sous des bottes de paille, répéta tante Anna péremptoire, je sais aussi ce que j'avance. Nos ancêtres étaient corsaires. Et pourquoi ces malotrus parleraient-ils de nous couper la langue s'ils avaient bonne conscience ? Dame Angélique, à l'occasion, ne pourriez-vous parler à monseigneur le Rescator de ce que je vous ai montré aujourd'hui ?

– Me croyez-vous tellement dans ses bonnes grâces pour oser aller lui donner des conseils à propos des agissements de ses hommes ? Je serais bien reçue. Il est bien trop orgueilleux et dédaigneux pour écouter une femme quelle qu'elle soit !

Son amertume perçait. Chaque fois qu'on s'adressait à elle comme à l'éminence grise du pouvoir, elle mesurait à quel point celui auprès duquel elle aurait dû recommencer à vivre cœur à cœur la tenait, en réalité, hors de son existence.

– J'aurais cru... dit Mme Anna pensivement. Il y a pourtant entre vous et cet homme quelque chose qui vous rapproche. Votre passé, n'est-ce pas... ? Vous êtes à sa ressemblance. J'ai compris dès que je l'ai vu que mon pauvre Gabriel n'avait plus aucune chance auprès de vous. Je reconnais par contre que votre commandant inspire quelques craintes à nos coreligionnaires, et qu'il ne se donne pas de peine pour les dissiper. Mais j'accorderais cependant confiance à ses initiatives. C'est curieux. Je suis persuadée que ce sont celles d'un homme sage et qui cherche le bien. Et puis... c'est un grand savant.

Ses joues rosirent comme si elle se reprochait un enthousiasme suspect.

– Et il m'a prêté des livres exceptionnels.

D'une écharpe de soie où elle les avait pieusement emmaillotés, elle tira deux volumes à tranches rouges, reliés de cuir.

– Ce sont des exemplaires rarissimes : « Principes de géométrie analytique » de Descartes, de « De revolutinibus orbium caelestrum » de Copernic. J'avais toujours rêvé d'en faire la lecture en France. Je n'ai jamais pu les trouver même à La Rochelle. Et c'est le Rescator qui me les prête en plein océan. Curieux !

Mme Anna s'installait à terre, sur sa mante pliée, sa maigre échine appuyée aux parois inconfortables.

– Je n'irai pas à la promenade ce soir. J'ai hâte d'avoir terminé ces traités. Il m'a promis de m'en prêter d'autres...

Angélique comprit que la docile demoiselle avait rarement été aussi heureuse.

« Joffrey a toujours su se concilier les femmes, se dit-elle. En cela, je le reconnais bien. »

Elle reconnaissait aussi son talent à bouleverser les gens, à faire d'un homme calme comme maître Berne, un enragé, et d'une mégère comme Mme Manigault, une femme presque indulgente.

Tout était changé et positivement à l'envers. À terre, Angélique avait toujours eu les hommes pour elle, alors que les femmes lui faisaient plutôt grise mine. Voici que les femmes paraissaient se rapprocher d'elle alors que les regards des hommes la traitaient en ennemie. Un vieil instinct, sans doute très enfoui, les avertissait qu'un ravisseur – et précisément d'une autre espèce que la leur – s'était interposé entre elle et eux ; jusqu'où cette rancune sur laquelle se greffaient de la méfiance et des doutes plus matériels, les conduirait-elle ?...

*****

La petite Honorine éclatait d'orgueil caché. Elle avait enfin découvert un protecteur masculin et puissant à bord de ce bateau de malheur qui non seulement la jetait par terre en tous sens – elle avait des bosses sur le nez, sur le front – mais où tout le monde, y compris sa mère, se désintéressait soudain d'elle.

Pour fuir ce monde pis que méchant, car indifférent, elle avait sauté dans la mer où les vagues la porteraient dans un pays où elle trouverait des garçons grands et forts qui seraient ses frères et un homme encore plus grand et plus fort qui serait son père. Mais la mer aussi l'avait trahie et s'était enfoncée sous ses pas confiants. La mer, qui continuait à porter les glaces et les oiseaux, n'avait pas voulu la porter, elle. Les oiseaux étaient devenus méchants et avaient cherché à lui arracher les yeux. Mais alors avait surgi des flots un ami au visage de hérisson. C'était « Cosse de Châtaigne ». Il avait chassé l'oiseau de mer et l'avait prise dans ses bras au moment où toute la mauvaise eau salée lui entrait dans la bouche.