Un ramassis d'épaves humaines en auraient dit, avec dédain, les grands bourgeois rochelais !...
Oui-da. Mais il les connaissait tous, ces êtres épars. Il savait les drames qui les avaient jetés comme lui-même sur les routes du Monde. Il n'avait gardé que ceux qu'il ne pouvait renvoyer, ceux qui se seraient couchés à ses pieds plutôt que d'accepter de se retrouver seuls sur un quai, avec leur maigre baluchon, parmi les hommes hostiles. Parce qu'ils ne savaient où aller. Peur de l'esclavage musulman, ou de celui des galères chrétiennes, peur de tomber sur un nouveau capitaine, brutal et âpre au gain, de se faire voler, de perdre la tête et de commettre des bêtises qu'ils paieraient encore trop cher.
Joffrey de Peyrac avait le respect de ces âmes ténébreuses, de ces volontés mortes, de ces cœurs dolents sous la rudesse des mœurs qu'ils affichaient. Il les tenait sévèrement mais ne les trompait jamais, et savait éveiller leur intérêt pour leurs tâches ou les buts de ses voyages. Il ne leur cacha pas, en quittant la Méditerranée, qu'ils cessaient d'appartenir à un maître tout-puissant. Car tout était à recommencer pour lui. Ils acceptèrent l'aventure. Et d'ailleurs, très vite, il put récompenser leur dévouement par des primes substantielles. Il avait emmené avec lui toute une équipe de plongeurs maltais et grecs. Les dotant d'un matériel perfectionné, il entreprit de croiser dans la mer des Caraïbes et d'y rechercher en plongées les trésors des galions espagnols coulés dans ces parages par les flibustiers et boucaniers qui y sévissaient depuis plus d'un siècle. Son activité, mal connue, et qu'il était seul à pouvoir pratiquer, ne tarda pas à l'enrichir considérablement. Il avait passé des accords avec les grands chefs pirates de l'île de la Tortue, et les Espagnols ou Anglais, comme le capitaine Phipps, qu'il n'attaquait pas et auxquels il avait fait don de quelques-unes des plus belles pièces récupérées au fond des mers, le laissaient en paix. Son nouveau gagne-pain ? Découvrir sous leurs chevelures d'algues, quelques chefs-d'œuvre de l'art inca ou aztèque, et cela comblait aussi son sens de la beauté et contentait son goût de la recherche.
Il parvint, peu à peu, à surmonter la hantise dont, quelque temps, il se sentit atteint jusqu'au fond de l'être : Angélique... Morte, et qu'il ne reverrait jamais. Il ne lui en voulait plus d'avoir vécu follement, et peut-être étourdiment. Sa mort complétait sa légende. Elle avait risqué un exploit qu'aucune captive chrétienne n'avait jamais osé. Il ne pouvait oublier qu'elle s'était refusée à Moulay Ismaël ! et avait affronté fièrement le supplice. Folie ! On ne demande pas aux femmes d'être héroïques, se disait-il désespérément. Qu'elle se fût conservée vivante, qu'il pût encore la serrer dans ses bras, sentir son corps tiède contre le sien, reprendre possession de ses yeux, comme à Candie, et il aurait oublié les traces sur elle des infidélités, il aurait tout pardonné !... Mais l'avoir vivante, goûter le grain de sa peau, la posséder dans un présent voluptueux qui ne se soucierait ni du passé, ni du lendemain, et ne plus avoir à imaginer ce beau corps desséché dans les sables, agonisant, lèvres grises, sans recours à la face du ciel.
– Ma chérie, comme je t'aimais...
*****
Le hurlement de la tempête monta, ébranlant les châssis des vitres. Arc-bouté pour résister aux violents soubresauts du plancher pris de folie, Joffrey de Peyrac restait attentif au cri intérieur de jadis qui avait jailli en lui.
– Ma chérie, je t'aimais, je te pleurais... Et voici que je t'ai retrouvée vivante et que je ne t'ai pas ouvert les bras.
L'homme est ainsi fait. Il souffre, puis il guérit. Il oublie alors la lucidité et la sagesse que confère la douleur. Débordant de vie, il se hâte de reprendre son bagage d'illusions, de petites craintes, de rancunes destructives. Loin de lui ouvrir les bras, à elle qu'il avait tant cherchée, il avait pensé à l'enfant que lui avait donné un autre, au Roi, aux années perdues, aux lèvres qui avaient baisé les siennes... Il lui en avait voulu d'être une inconnue. Mais c'était pourtant bien cette inconnue qu'il aimait aujourd'hui.
Toutes les questions que se pose un homme sur le point de faire sienne, pour la première fois, une femme qui l'a séduit et qu'il désire, il se les posait aujourd'hui.
« Comment répondront ses lèvres quand je les chercherai ? Comment réagira-t-elle quand j'essayerai de la prendre dans mes bras ? Le secret de sa chair, comme celui de sa pensée, je l'ignore. Qui es-tu ? Qu'ont-ils fait de toi, beau corps, si jalousement dissimulé, désormais... »
Il rêvait de sa chevelure croulant sur ses épaules, de sa défaillance contre lui, de la lueur humide de ses yeux verts dans les siens.
Il parviendrait à la fléchir. « Tu es mienne et je saurai bien te le faire entendre ». Mais il fallait qu'il l'admette à sa juste mesure. Il n'est pas facile de découvrir chez une femme, en pleine maturité, forgée à un tel feu, le défaut de la cuirasse. Mais il y parviendrait ! Il la dépouillerait de sa défense. Il écarterait ses mystères, un à un, comme il écarterait ses vêtements.
*****
Il dut mettre toute sa force contre le vent pour repousser la porte. Dehors dans la nuit sauvage, flagellée d'embruns, il s'arrêta un instant, cramponné à la balustrade du balcon, qui déjà grinçait et gémissait comme un vieux bois prêt à se fendre.
« Qui es-tu donc, comte de Peyrac, pour abandonner ainsi ta femme à un autre et encore, sans même combattre ? Mordious ! Qu'on me laisse mettre au pas cette garce de tempête, et ensuite... nous allons changer de tactique, Mme de Peyrac ! »
Chapitre 28
Dans l'effroyable désordre où la tempête jetait les passagers, un cri domina :
– L'entrepont s'effondre !
Cela tenait du cauchemar. Les craquements sinistres des bois, au-dessus de leurs têtes, couvraient maintenant tous les autres bruits : fracas des vagues, sifflements du vent, cris de terreur des malheureux, lancés pêle-mêle les uns contre les autres dans une obscurité totale. Angélique glissa tout au long du plancher soudain dressé comme une muraille. Elle se retrouva contre le dur affût d'un canon et, repartie en sens inverse, fut horrifiée à la pensée que le petit corps d'Honorine était soumis à cette affreuse sarabande. Où la retrouver, où l'entendre ? Appels, plaintes s'entrecroisaient. Le plafond continuait à craquer pesamment. Une giclée d'eau salée s'engouffra. Une voix de femme cria : « Seigneur, sauvez-nous... Nous périssons ! »
La main d'Angélique s'écorcha sur un objet dur et brûlant : une des lanternes éteintes, qu'un choc avait projetée au sol. Mais elle n'était pas brisée.
« Il faut y voir clair », se dit la jeune femme en se cramponnant. Accroupie au sol, résistant de toutes ses forces au balancement infernal du navire, elle tâtonnait, trouvait l'ouverture de la boîte, la chandelle encore assez haute, et dans le tiroir, le briquet à pierre, en réserve. Elle réussit à faire jaillir la lumière. L'auréole rougeâtre s'épanouit, révélant un amoncellement indescriptible de vêtements, de corps et d'objets, entraînés de droite à gauche, d'avant en arrière, selon la folie furieuse du tangage.
Et, surtout, là-haut, l'apparition d'une brèche béante, hérissée, qui vomissait, par intermittence, une eau écumeuse.
– Par ici, cria-t-elle. C'est le support du mât de misaine qui défonce notre abri.
Le premier, Manigault surgit de l'ombre. Avec une vigueur de Goliath, il se plaça sous les poutres à demi brisées. Berne, Mercelot et trois des plus vigoureux parmi les hommes le rejoignirent et l'imitèrent. Tels des titans soutenant le poids du monde, ils s'arc-boutaient pour réduire la traction d'effondrement. L'eau giclait moins déjà. La sueur ruisselait sur les visages tendus des hommes.
– Il faudrait... des charpentiers, haleta Manigault. Qu'ils viennent... avec des bois et des outils... Si l'on peut étayer le mât... la brèche ne s'agrandira pas.
Pataugeant dans l'eau qui clapotait, Angélique avait réussi à retrouver Honorine. Par miracle, la petite était toujours dans son hamac, solidement arrimé, et qui épousait, sans trop de violence, les mouvements démentiels dans lesquels la tempête jetait le Gouldsboro. Bien qu'éveillée, l'enfant ne semblait pas particulièrement effrayée. Angélique reporta l'éclat de sa lanterne vers le tableau dantesque des Manigault et ses compagnons, soutenant de leurs épaules de chair les énormes madriers. Combien de temps pourraient-ils tenir ? Les yeux injectés de sang, Manigault lui cria encore :
– Les charpentiers !... Allez les chercher...
– La porte est fermée !...
– Ah ! les maudits ! Ils nous enferment et ils nous laissent périr comme des rats dans un trou... Passez... par le réduit, haleta-t-il. Il y a une trappe.
Angélique eut la grâce de comprendre. Elle sut qu'il s'agissait de la trappe par laquelle les matelots espagnols avaient surgi derrière elle et tante Anna, l'autre jour. Elle fourra sa lanterne dans le poing de Martial qui se trouvait près d'elle.
– Tiens-la bien et cramponne-toi, recommanda-t-elle. Tant qu'il y aura de la lumière, ils tiendront. Je vais essayer de prévenir le capitaine.
Elle rampa sur les genoux, trouva le loquet de la trappe et se laissa couler dans le trou obscur. Elle descendit les barreaux d'une échelle, suivit un couloir dont les parois se la renvoyaient comme une balle. Tous ses os lui faisaient mal. Elle gagna le pont. C'était pire !
Comment des êtres humains pouvaient-ils encore demeurer sur le tillac, sans cesse balayé par de monstrueuses lames ? Comment pouvaient-ils subsister encore, accrochés dans les vergues et les haubans, comme les fruits d'un arbre prêts à être arrachés et emportés au loin par le vent ?
Et, pourtant, la lueur des éclairs lui découvrait des silhouettes humaines allant et venant, s'évertuant à réparer, au fur et à mesure, les dégâts mortels causés par l'assaut des vagues. Elle se mit à ramper, s'accrochant aux cordages qui couraient le long de la coursive. Elle savait maintenant que Joffrey était là-bas sur la dunette, tenant la roue du gouvernail et qu'elle devait, à tout prix, parvenir jusqu'à lui. C'était la seule pensée de tout son être. Elle traversait les ténèbres, ruisselante, agrippée, accrochée de toutes ses forces, comme elle avait traversé le long tunnel des années qui l'avaient ramenée jusqu'à lui.
« Mourir près de lui. Au moins, obtenir cela du destin. » Elle l'aperçut enfin, si mêlé à la nuit, incorporé à la tempête, qu'il ressemblait plutôt à une incarnation de l'esprit des eaux. Son immobilité était étonnante parmi une telle agitation.
« Il est mort, se dit-elle, il est mort debout, foudroyé à la barre ! »
Est-ce qu'il ne se rendait pas compte qu'ils allaient tous périr ? Aucune force d'homme ne pouvait prétendre s'imposer à la fureur de l'océan. Une lame encore, deux... et ce serait la fin. Elle se traîna jusqu'à lui, toucha le pied botté qui paraissait rivé au sol. Alors, d'un effort elle se redressa, s'agrippant des deux mains à sa haute ceinture de cuir. Il ne bougeait pas plus qu'une statue de pierre. Mais, dans une nouvelle lueur fulgurante de l'orage, elle le vit bouger la tête et baisser les yeux afin de découvrir qui s'accrochait à lui. Il tressaillit et elle devina plus qu'elle n'entendit sa question.
– Que faites-vous ici ?
Elle cria :
– Les charpentiers ! Vite !... L'entrepont s'effondre !...
Avait-il seulement entendu, compris ?... Il ne pouvait lâcher la barre. Il se courba sous le choc d'une lame, qui avec des caracolements de bête furieuse, avait réussi à franchir la haute rambarde de la dunette. Lorsque Angélique eut réussi à reprendre souffle, la bouche amère de l'eau salée qui l'avait frappée en pleine face, elle vit que le capitaine Jason était près du Rescator. Peu après il s'approcha de la balustrade d'où il lança des ordres, son porte-voix contre la bouche.
Un autre éclair montra à Angélique le visage de son mari penché à nouveau sur le sien... et il souriait :
– Tout va bien... Encore un peu de patience et c'est la fin.
– La fin ?
– La fin de la tempête...
Elle leva les yeux vers l'obscurité démente. Tout là-haut se dessinait un phénomène étrange. Une guirlande neigeuse qui, peu à peu, s'étirait en longueur, comme sous l'effet d'une floraison spontanée et diabolique. Elle s'étalait à travers le ciel, la nuit entière. Angélique se mit debout.
– Là ! Là ! hurla-t-elle.
Joffrey de Peyrac avait vu aussi. Il sut que ce barrage blanc, suspendu dans les airs, n'était autre que la crête d'écume d'une vague monstrueuse, d'une vague aveugle qui déferlait sur eux.
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