– C'est tout de même mieux et moins humide. Mais on ne peut pas donner le même confort à tous. Nous n'avons pas à bord ce qu'il faut pour tant de monde. Pas prévu une fichue cargaison pareille. Mais quand nous serons dans la zone des glaces, on vous fera porter des braseros.
– Remerciez, de ma part, monseigneur le Rescator.
Il cligna de l'œil d'un air entendu et s'éloigna en tanguant sur ses grosses bottes de peau de phoque.
Des ronflements s'élevaient dans la cale. On avait éteint la deuxième lanterne, ne conservant la lumière que dans la zone où se trouvait le blessé. Mais, par là aussi, tout semblait calme.
Angélique s'enveloppa dans la couverture somptueuse.
Au matin, ses compagnes ne manqueraient pas de remarquer la faveur insigne dont elle était l'objet. Le Rescator n'aurait-il pas pu lui faire porter une couverture moins voyante ? Non, il l'avait fait exprès. Cela l'amusait tellement de mettre les gens à l'envers, d'éveiller leur surprise, leur jalousie, leurs réactions basses ou violentes. Cette couverture c'était aussi une insulte au dénuement des autres. Mais, après tout, peut-être qu'il n'en avait pas d'autres à sa disposition ? Le Rescator s'entourait de choses de prix. Il ne savait pas faire un présent ordinaire. Ç'aurait été indigne de lui. Il avait la grandeur dans le sang, comme...
« Il n'a pas d'épée, il porte un sabre, mais c'est un gentilhomme, j'en jurerais... le salut qu'il adressait aux dames ce tantôt, ce n'était ni comédie, ni affectation. Il ne peut saluer autrement qu'avec noblesse. Et je n'ai jamais rencontré un homme qui sût porter le manteau comme lui sauf... »
Son esprit butait sur une comparaison qui, obstinément la fuyait. Il y avait dans son souvenir un homme que lui rappelait le Rescator...
« Il ressemble à quelqu'un que j'ai connu. C'est peut-être pour cela qu'il me semble parfois familier et que je me conduis à son égard comme s'il était l'un de mes anciens amis... Le même genre d'homme évidemment, car dire qu'il « ressemble » c'est une métaphore, puisque je n'ai jamais vu son visage... Mais cette désinvolture, cette façon naturelle de dominer les autres et de s'en moquer... oui, cela m'est familier... Et d'ailleurs... l'Autre aussi portait un masque... »
Son cœur se mettait à battre à petits coups irréguliers. Elle avait soudain très chaud et puis très froid. Elle s'assit et porta la main à sa gorge comme pour écarter la peur inexplicable qui l'étreignait.
« Il portait un masque... Mais, parfois, il l'ôtait et alors... »
Elle étouffa un cri. Brusquement, le déclic s'était fait. Elle se souvenait.
Puis elle se mit à rire nerveusement.
« Mais oui, c'est cela... Je sais maintenant à qui il ressemble... Il ressemble à Joffrey de Peyrac, mon premier mari... C'est cela dont j'essayais de me souvenir, en vain. »
Mais une fièvre extraordinaire continuait à la brûler. Sa tête était toute pleine d'éclairs multicolores qui éclataient successivement comme les fusées dans la nuit de Candie...
« Il lui ressemble !... Il masque son visage... et il régnait en Méditerranée. Et si c'était... Lui ! »
Une marée étouffante emplissait sa poitrine. Il lui semblait que son cœur allait éclater, sous la poussée d'un cri d'agonie et de joie.
« Lui... Et je ne l'aurais pas su ! »...
Puis, brusquement, elle retrouvait le souffle... Mélange de soulagement et de déception !
« Que je suis sotte !... Quelle idée folle ! C'est ridicule ! »
Sur le décor enchanté de Toulouse, elle venait de revoir celui qui s'était avancé vers la jeune épousée. Évocation presque oubliée. Si elle ne pouvait recréer le visage aux traits un peu estompés dans sa mémoire, elle revoyait nettement l'ample chevelure noire qui l'avait tant surprise quand elle s'était aperçue que ce n'était pas une perruque. Et puis, surtout, la démarche claudicante qui l'avait tant effrayée, de celui qu'on appelait alors : le grand boiteux du Languedoc.
*****
« Que je suis sotte ! Comment ai-je pu une seconde m'imaginer cela ?... »
Elle reconnut, après réflexion, que certaines particularités pouvaient l'induire en erreur et enflammer son imagination. Une forme d'esprit caustique, désinvolte. Mais le Rescator, lui, possédait une tête d'oiseau de proie, bien spéciale, qui semblait petite, posée sur de grands cols raides à l'espagnole. Il avait aussi une démarche particulière et sûre, des épaules robustes...
« Mon mari était boiteux... Et cette disgrâce, il savait si bien s'en accommoder qu'on l'oubliait... Son esprit étincelant ravissait mais il n'y avait pas de méchanceté en lui comme chez cet aventurier des mers... »
Elle s'aperçut qu'elle était inondée de sueur comme après un accès de fièvre. En ramenant sur elle la couverture soyeuse, elle la caressa d'un doigt méditatif.
« Méchanceté ?... Est-ce bien le mot ?... Joffrey de Peyrac aurait eu aussi peut-être des gestes semblables, chevaleresques... Mais comment oserais-je les comparer ! Joffrey de Peyrac était le plus noble des Toulousains, un grand seigneur, un presque roi. Le Rescator, lui, bien qu'il se fasse appeler avec suffisance : Monseigneur, n'est, après tout, qu'un aventurier vivant de rapines et de commerces illicites. Un jour prodigieusement riche, un autre plus misérable qu'un gueux, traqué comme un gibier de potence. Ces corsaires se figurent toujours qu'ils peuvent garder leur fortune. Rien n'est plus instable, surtout pour eux... Fortune aussi vite détruite qu'amassée... »
Elle évoqua le marquis d'Escrainville devant son navire en feu.
« Des joueurs qui n'ont que le seul tort d'être dangereux, puisque leur coup de dés repose sur le sacrifice de vies humaines. Joffrey de Peyrac, lui, était par contre un épicurien. Il dédaignait la violence. L'existence d'un Rescator repose sur des cadavres. Il a les mains tachées de sang... »
Elle pensa à Cantor, aux galères coulées sous les canons du pirate. Elle-même avait vu de ses yeux la barge traversière de l'escadre royale disparaître dans un maelström avec ses forçats, tandis que le chébec du Rescator manœuvrait autour d'eux comme un vautour.
« Et c'est pourtant par ce même homme que je suis attirée... car je suis attirée, je ne saurais le nier moi-même. »
Il fallait regarder les choses en face. Angélique se retournait sur le bat-flanc de bois. Elle aurait été incapable de fermer l'œil. C'était bien à ce même homme qu'elle était venue demander secours. C'était entre ses mains qu'elle s'était remise avec confiance, avec un manque de prudence totale.
Qu'avait-il voulu dire en lui faisant remarquer qu'« il acceptait retard sur le paiement de ses dettes » ; de quelle façon comptait-il lui faire payer le service qu'il avait consenti à lui rendre, aussi bien que le mauvais tour qu'elle lui avait joué jadis ?
« Voilà en quoi il diffère foncièrement de mon ancien époux. Il ne doit pas savoir rendre service sans compensation, accomplir un geste gratuit, ce qui est l'apanage des vrais nobles. Joffrey de Peyrac, lui, était un vrai chevalier. »
Elle devait se forcer avant de prononcer le nom qui, si longtemps, avait habité son cœur. Joffrey de Peyrac !
Depuis combien de temps s'était-elle interdit de ranimer en elle ce souvenir ? Depuis combien de temps avait-elle cessé d'espérer le retrouver vivant en ce monde ?
Quoi qu'il en fût, elle s'était crue résignée. Or, à l'émotion qui l'avait secouée tout à l'heure, elle s'apercevait soudain que son illusion, malgré tout, demeurait vivace. La vie n'avait pu effacer en elle le souvenir d'une époque où elle avait connu un merveilleux bonheur. Et pourtant, combien peu ressemblait-elle aujourd'hui à celle qui avait été la petite comtesse de Peyrac ?
« Alors, je ne savais rien. J'étais pourtant absolument persuadée que je savais tout. Je trouvais tout naturel qu'il m'aimât. »
L'image du couple qu'elle avait formé avec le comte de Peyrac la faisait sourire. Cela était devenu vraiment une image et elle pouvait maintenant la contempler sans trop de tristesse, ainsi que le portrait de deux étrangers. La splendeur de leur fortune, la cour raffinée dont ils s'entouraient, la place que tenait dans le royaume le Seigneur d'Aquitaine, combien tout cela semblait tellement sans rapport avec un navire mystérieux, chargé d'émigrants et de forbans, voguant vers une terre étrangère. Et quinze années s'étaient écoulées !
Le royaume était loin, le Roi ne retrouverait jamais Angélique du Plessis-Bellière, ex-comtesse de Peyrac. Lui, le Roi, au moins demeurait debout, toujours parmi ses marionnettes, au cœur de la châsse monumentale et miroitante : Versailles.
Oui, elle avait été cette femme vêtue d'or, favorite d'un monde grandiose, d'un pays conquérant, qui faisait trembler une partie de l'univers.
*****
Mais plus l'esquif s'éloignait au gré de l'océan, plus le mirage de Versailles perdait de sa force. Il se figeait, revêtait l'apparence fausse et clinquante des décors de théâtre.
« C'est maintenant que je vis réellement, se dit-elle, c'est maintenant que je suis devenue vraiment moi-même... ou sur le point de le devenir. Car j'ai toujours souffert, même à la Cour, de me sentir incomplète, hors de mon chemin ».
Il fallut qu'elle se levât pour regarder la travée obscure, vaguement éclairée, où dormait une humanité écrasée de peines et de fatigue.
La faculté de renouvellement qu'elle découvrait en elle, subitement, effrayait presque Angélique. On ne renie pas ainsi, totalement, son passé, on ne se décharge pas ainsi d'un coup d'épaule de ce qui vous a formé, marqué, de ses amours... et de ses haines. C'est monstrueux !...
Pourtant c'était ainsi. Pauvre, elle se sentait, par surcroît, privée même de son passé. Elle arrivait à ce point de sa vie où la seule richesse que l'on possède et qui ne puisse vous être enlevée, c'est vous-même. Les personnages divers qu'elle avait assumés et qui s étaient longuement combattus en elle – femme fidèle ou volage, ambitieuse ou généreuse, révoltée ou docile – avaient fini à son insu par faire la paix en elle.
« Comme si je n'avais vécu tout cela que pour le seul but de me retrouver un jour sur un navire inconnu, parmi des inconnus, voguant vers un but inconnu ! »
Mais fallait-il oublier aussi Joffrey de Peyrac ? L'abandonner au passé ? Le regret lancinant de ce qu'aurait pu être leur amour à tous deux, la traversa comme un coup de poignard. L'auraient-ils détruit, au cours des années, comme tant de couples qu'elle avait rencontrés ? Ou bien auraient-ils su le vivre parmi les embûches de la vie ? Tâche difficile. « Je le connaissais peu... »
Pour la première fois, elle s'avouait que Joffrey de Peyrac, bien qu'elle fût sa femme, ne lui avait pas été entièrement accessible. Les courtes années de vie commune où, pour elle,
Angélique, la découverte de l'amour et de ses délices, auxquels s'entendait si bien à l'initier le grand seigneur toulousain, de douze ans son aîné, avait beaucoup plus compté que la recherche d'une entente plus profonde, ne lui avaient pas laissé le temps de mesurer ses forces morales, à elle, et chez Joffrey de Peyrac les bases réelles et immuables d'un caractère plein de fantaisie apparente, déconcertant aux yeux des autres et qui se voulait tel. Elle n'avait appris à se connaître elle-même que dans le combat féroce que lui avait imposé l'existence et qu'elle avait dû mener seule.
Seule, elle le demeurait toujours.
Bien que par deux fois mariée, bien que mère, le jeu des circonstances avait voulu que son destin fût celui d'une femme seule.
Seule pour orienter sa vie, choisir d'aller ici ou là, seule pour accepter ou refuser de suivre un chemin plutôt qu'un autre. Jamais une épaule pour s'y reposer les yeux fermés, en songeant « Qu'importe ! Conduis-moi ! Car je suis ta femme et ce que tu veux, je le veux aussi ». Contrainte par la solitude, ses actes n'avaient cessé d'être déterminés par sa seule volonté. Et elle s'apercevait qu'elle en était lasse, car ceci n'est pas dans la nature féminine.
*****
Parvenue à ce point de ses réflexions, Angélique réagit avec vigueur. Qu'avait-elle ce soir à s'appesantir sur sa solitude ? Rien n'avait prouvé jusqu'ici qu'elle était créée pour la docilité. Accepterait-elle aujourd'hui de se laisser conduire ? Après tout, elle savait beaucoup mieux que la plupart des hommes ce qu'elle avait à faire. Le joug marital l'aurait agacée. Maître Berne ne tarderait pas à la demander en mariage. Pour l'instant, il était blessé. Cela gagnait du temps. Mais s'il l'aimait, il lui demanderait de l'épouser, et que répondrait-elle ? Un oui ou un non lui semblaient également impossibles car elle avait besoin de se sentir aimée.
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