« Voici, songea-t-elle, le joug après lequel je soupire. Celui de l'amour. Peut-il exister sans liens ? »
Sa dernière réflexion la fit sursauter.
« Mais c'est faux ! Je déteste l'amour. Je ne veux pas de l'amour. »
Sa voie lui parut tracée. Elle resterait seule. Elle resterait veuve. C'était cela son destin : Veuve, liée à un amour passé dont elle garderait, jusqu'à l'heure de sa mort, la nostalgie. Elle vivrait droitement. Elle rendrait heureuse et belle Honorine, son enfant chérie. Elle n'aurait pas le temps de s'ennuyer aux Iles en organisant leur vie nouvelle. Elle serait l'amie de tous, et surtout des enfants, et ainsi elle ne trahirait pas son destin de femme qui est de donner et de faire croître.
Quant au Rescator... Elle ne pouvait compter sans le Rescator. Pendant quelques instants elle avait réussi à écarter son image, mais celle-ci retenait, obsédante. Il était trop proche. Lui n'était plus le mort qu'elle croyait pendant longtemps. Sa présence actuelle était aussi trop vivante pour qu'Angélique ne sût qu'elle aurait à lutter contre des pièges, dont les plus dangereux étaient peut-être en elle-même. Heureusement, elle savait maintenant pourquoi son cœur et son imagination s'exaltaient, prenaient feu. Une ressemblance subtile dans le comportement, les manières, avec celui qu'elle avait tant aimé, l'avait peu à peu entraînée vers un mirage trompeur. Elle ne laisserait pas le maître du Gouldsboro faire d'elle son jouet. Le sommeil venait enfin... « Aucune ressemblance, se répéta-t-elle encore avant de s'endormir, sauf... quoi donc ?... » Elle examinerait attentivement le Rescator la prochaine fois qu'elle se trouveirait en sa présence...
Mais ce n'était pas tout à fait de sa faute, c'était à cause de cette ressemblance et de ses souvenirs qu'elle en était, malgré tout, un peu... amoureuse.
Chapitre 3
Ce fut le lendemain que Maître Gabriel Berne la demanda en mariage. Il avait parfaitement repris connaissance et semblait déjà convalescent. Un bandage maintenait son bras gauche, mais appuyé à un gros oreiller de paille qu'Abigaël et Séverine avaient arraché à la litière des chèvres et des vaches, dans la cale voisine, il avait repris son apparence habituelle, le teint solidement coloré, l'œil tranquille. Il ne cachait pas qu'il mourait de faim. Vers le milieu de la matinée, le Maure, gardien des appartements du Rescator, apporta de Ta part du maître pour le blessé une petite marmite d'argent contenant un excellent ragoût finement épicé, ainsi qu'un flacon de vin vieux et deux petits pains aux graines de sésame.
L'apparition du grand Arabe fit sensation dans la cale. Il avait l'air bon enfant et se prêta, en riant de ses fortes dents blanches, à la curiosité des jeunes qui l'entouraient.
– Chaque fois que l'un de ces lascars pénètre dans notre entrepont, il appartient à une race différente, fit remarquer maître Gabriel, en suivant du regard, sans aménité, le Maure qui s'éloignait, cet équipage me semble plus bariolé qu'un costume d'Arlequin.
– Nous n'avons pas encore vu d'Asiatique, mais par contre j'ai aperçu déjà un Indien, commenta Martial très excité, oui, oui, je suis sûr que c'était bien un Indien. Il était vêtu comme les autres matelots mais il avait des tresses noires et une peau rouge comme la brique.
Angélique disposait le repas apporté, près du blessé.
– Vous êtes traité en hôte de marque.
Le marchand grommela quelque chose d'indistinct et, comme Angélique s'apprêtait à le faire manger, il se mit presque en colère.
– Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas un nouveau-né !
– Vous êtes encore faible.
– Faible ? fit-il en haussant les épaules, ce qui le fit grimacer de douleur.
Angélique se mit à rire. Elle avait toujours aimé sa vigueur tranquille. Il en émanait pour l'entourage une impression de paix et de sécurité. Sa corpulence même ajoutait à son aspect rassurant. Ce n'était pas celle des bons vivants qui tiennent ou du coussin ou du mollusque ballonné. Sa corpulence à lui faisait partie de son tempérament sanguin et il avait dû, très jeune, prendre de l'embonpoint, sans pour cela perdre de sa force. Il paraissait seulement plus que son âge réel et en avait ainsi vite imposé à ses clients et à ses collègues. D'où le respect non feint qu'on continuait à lui témoigner. Angélique le regarda avec indulgence avaler avec appétit le ragoût, en s'aidant d'une seule main, la marmite posée près de lui.
– Vous auriez pu être un fin gourmet, maître Berne, si vous n'aviez pas été Huguenot.
– J'aurais pu être bien autre chose encore, répliqua-t-il en lui jetant un regard énigmatique. Un homme porte en lui son envers et son endroit.
Il ajouta, en hésitant à porter une nouvelle cuillerée à sa bouche :
– Je vois ce que vous voulez dire, mais j'avoue qu'aujourd'hui, j'ai une faim de loup et...
– Mangez donc. Je vous taquinais, dit-elle affectueusement. En souvenir de toutes les fois où vous m'avez grondée d'avoir trop bien soigné votre table, à La Rochelle, et d'incliner vos enfants au péché de gourmandise.
– C'est de bonne guerre, reconnut-il avec un sourire. Nous sommes hélas loin, désormais, de tout cela...
Le pasteur Beaucaire rassemblait ses ouailles. Le quartier-maître venait de l'avertir que tous les passagers devaient monter sur le pont pour une courte promenade. Le temps était beau et c'était l'heure où ils risquaient le moins de gêner la manœuvre. Angélique resta seule avec maître Berne. Elle voulait profiter de ce moment pour lui dire sa reconnaissance.
– Je n'ai pu encore vous remercier, maître Berne, mais une fois de plus je vous dois beaucoup. Vous avez été blessé en me sauvant la vie.
Il leva les yeux sur elle et la contempla longuement. Elle baissa les paupières. Son regard, qu'il pouvait rendre impavide et froid, avait à ce moment la même éloquence qu'hier au soir lorsque, en s'éveillant de son coma, il n'avait vu qu'elle.
– Comment n'aurais-je pas pu vous sauver, dit-il enfin. Vous êtes ma propre vie.
Et comme elle ébauchait un geste de protestation :
– Dame Angélique, voulez-vous être ma femme ?
Angélique se troubla. Le moment était donc venu.
Elle n'en éprouvait pas de panique. Et même il fallait l'avouer, une certaine douceur. Il l'aimait au point de la vouloir sa compagne devant Dieu, malgré tout ce qu'il savait... ou ne savait pas de son passé. Pour un homme de son intransigeance morale c'était bien donner la mesure de son amour. Mais elle se sentait incapable de formuler une réponse nette. Elle croisa ses deux mains et les serra fortement dans un mouvement de perplexité. Gabriel Berne ne quittait pas des yeux ce profil pur et harmonieux dont la vue l'emplissait d'un sentiment déchirant et presque douloureux. Depuis qu'il avait cédé à la tentation de la regarder en femme, chaque regard lui découvrait d'autres perfections. Il aimait jusqu'à la pâleur de fatigue qui marquait ses traits, au lendemain du jour dramatique où elle les avait portés tous, comme à bout de bras, pour les arracher à leur impitoyable destin. Il revoyait son beau regard enflammé, il entendait sa voix impérative leur criant de se hâter. Elle courait à travers la lande, les cheveux arrachés par le vent, portant les enfants menacés, soulevée par cette force prodigieuse des femmes quand leur instinct de vie est en jeu. Il n'oublierait jamais cette vision.
La même femme était là, agenouillée près de lui, et elle paraissait faible. Elle mordait ses lèvres et il pouvait deviner les battements précipités de son cœur. Sa poitrine se soulevait convulsivement.
Elle répondit enfin :
– Je suis très honorée, maître Berne, de la proposition que vous venez de me faire, mais... je ne suis pas une femme digne de vous.
Il fronça les sourcils. Sa mâchoire se crispa et il eut peine à ne pas éclater. Il lui fallut un bon moment pour se reprendre et comme, surprise de son silence, elle osait le regarder, elle vit qu'il avait pâli de fureur :
– J'ai horreur quand vous vous conduisez en hypocrite, déclara-t-il sans ambages. C'est moi qui ne suis pas digne de vous. Ne croyez pas qu'on me berne si facilement. Mon nom est là pour me garder d'être naïf... Or je sais... j'ai la conviction, sinon la certitude que vous appartenez à un autre monde que le mien. Oui, madame. Je sais qu'en face de vous je ne suis qu'un simple marchand, madame.
Elle le regarda, saisie, avec un tel effroi de se sentir devinée, qu'il lui prit la main.
– Dame Angélique, je suis votre ami. J'ignore ce qui a pu vous séparer des vôtres et quel drame vous a conduite jusqu'à la misère où je vous ai trouvée... Ce que je sais, par contre, c'est qu'ils vous ont chassée, qu'ils vous ont reniée, comme les loups écartent du troupeau celui ou celle qui ne veut pas hurler avec eux. Vous avez trouvé refuge parmi nous et vous y avez été heureuse.
– Certes, j'y ai été heureuse, fit-elle, tout bas.
Il tenait toujours sa main et l'élevant, elle posa sa joue contre la sienne, dans un mouvement humble et tendre qui le fit tressaillir.
– À La Rochelle, je n'osais pas vous parler, fit-il d'une voix étouffée, à cause de cet écart énorme que je sentais entre nous. Mais aujourd'hui il me semble que nous nous retrouvons tellement... égaux dans le dénuement. Nous allons vers le Nouveau-Monde. Et vous avez besoin de protection, n'est-ce pas ?
Elle hocha la tête affirmativement plusieurs fois. Il aurait été si simple de répondre : « Oui, j'accepte » et de s'abandonner à un destin modeste dont elle connaissait déjà la saveur.
– J'aime vos enfants, dit-elle, j'aime vous servir, maître Berne, mais...
– Mais...
– Le rôle d'épouse comporte certains devoirs !
Il la regarda fixement. Il tenait toujours sa main et elle sentit ses doigts trembler autour des siens.
– Êtes-vous femme à les redouter ?... demanda-t-il avec douceur. (De la surprise vibrait dans sa voix.) À moins que ma personne ne vous soit par trop antipathique ?
– Ce n'est pas cela, protesta-t-elle, sincère.
Brusquement, elle se mit à lui faire, pêle-mêle, le récit tragique qui n'avait jamais pu franchir ses lèvres : son château en flammes, les enfants sur les piques, les dragons l'humiliant, la forçant tandis qu'on égorgeait son fils. À mesure qu'elle parlait, elle se sentait soulagée. Les images avaient perdu de leur force et elle s'apercevait qu'elle parvenait à les évoquer sans défaillir. La seule blessure à laquelle elle ne pouvait toucher sans douleur, c'était celle du souvenir de Charles-Henri, endormi, mort dans ses bras.
Des larmes roulèrent sur ses joues.
Maître Berne l'écoutait avec une attention extrême sans manifester ni horreur, ni pitié. Il réfléchit longtemps.
Son esprit chassait impitoyablement l'image d'un beau corps offensé, comme il avait résolu de ne jamais se tourner vers le passé de celle qu'on appelait dame Angélique faute de savoir son nom. Il ne voulait s'adresser qu'à celle qui était devant lui et qu'il aimait, et non à la femme inconnue dont la vie tourmentée affleurait parfois dans ces prunelles changeantes, couleur de mer. S'il s'attardait à la deviner, à découvrir ce qu'elle avait été, il deviendrait fou, obsédé. Il dit avec fermeté :
– Je crois que vous vous laissez aller à quelques manières en vous imaginant que ce drame passé vous empêche de vivre à nouveau une vie de femme saine dans les bras d'un époux qui vous aimera pour le meilleur et pour le pire. Encore si vous aviez été fille neuve quand cela est arrivé, vous auriez pu en être marquée assez durement. Mais vous étiez femme, et si j'en crois les allusions que faisait hier ce perfide individu qui nous mène, le Rescator, une femme qui ne s'était pas toujours montrée timide avec les hommes. Le temps a passé. Il y a belle lurette que ni votre cœur, ni votre corps ne sont plus ceux qui ont subi ces misères. Les femmes ont cette faculté de renouvellement comme la lune, comme les saisons. Vous êtes maintenant autre. Pourquoi s'appesantir dans la meurtrissure des souvenirs, vous abîmer, vous, dont la beauté semble créée d'hier à peine.
Angélique l'écoutait avec surprise ; ce rude bon sens, non dénué de finesse, la réconfortait. Pourquoi, en effet, son esprit à elle n'aurait-il pu bénéficier de la vitalité qu'elle sentait renaître dans son corps ? Pourquoi ne pas le laver des souvenirs impurs ? Recommencer tout, même l'expérience, toujours mystérieuse, de l'amour ?
– Vous avez sans doute raison, fit-elle, j'aurais dû balayer ces événements de ma pensée et il se peut que je n'y attache encore de l'importance que parce qu'ils sont liés à la mort d'un fils. Cela je ne peux l'effacer !...
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