Gabriel Berne conservait son sang-froid. Il avait passé un bras autour des épaules d'Angélique et elle ne s'en était même pas aperçue.
Il rectifia sèchement :
– Des albatros, Le Gall... tout simplement, des albatros polaires.
Les trois énormes oiseaux continuaient à suivre le sillage du navire, tantôt volant en larges cercles, tantôt se posant sur l'eau sombre et clapotante.
– Signe de malheur, dit Le Gall. Qu'une tempête nous prenne et nous sommes perdus.
Brusquement, Manigault éclata en imprécations :
– Suis-je fou ? Est-ce que je rêve ? Est-ce le jour ? Est-ce la nuit ? Qui est-ce qui prétend que nous hommes au large des Açores ? Damnation ! Nous suivons une autre route...
– C'est ce que je dis, monsieur Manigault.
– Tu ne pouvais pas le dire plus tôt, andouille ! Le Gall se fâcha.
– Et qu'est-ce que ça aurait changé ? Ce n'est pas vous qui êtes le maître à bord, monsieur Manigault.
– C'est ce qu'on verra !
Ils se turent, parce que la nuit venait de retomber sur eux. L'étrange aurore s'était effacée. Des lanternes s'allumèrent aussitôt sur le navire. L'une d'elles s'avança vers le groupe formé par Angélique et les quatre hommes, sur le gaillard d'avant. Dans le halo, se découvrait la face burinée du vieux médecin arabe Abd-el-Mechrat. Le froid jaunissait son visage bien qu'il fût emmitouflé jusqu'à ses bésicles.
Il s'inclina, à plusieurs reprises, devant Angélique.
– Le maître vous prie de vous rendre chez lui.
Il souhaiterait que vous y passiez la nuit.
Débitée sur le ton le plus courtois, la phrase, dite en français, était fort claire. Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour, ce qui la réchauffa. Elle ouvrit la bouche pour décliner une demande jugée par elle offensante, lorsque Gabriel Berne la devança.
– Sale punaise, s'exclama-t-il la voix tremblante de fureur, où vous croyez-vous pour transmettre d'aussi insultantes propositions... sur le marché d'Alger, peut-être ?
Il levait le poing. Le geste rouvrit sa blessure et il dut s'arrêter, en retenant avec peine un gémissement de douleur, Angélique s'étant interposée.
– Vous êtes fou ! Oh ne parle pas sur ce ton à un effendi.
– Effendi ou pas, il vous insulte. Admettez-vous, dame Angélique, qu'on vous prenne pour une femme... une femme qui...
– Ces hommes se croient-ils des droits sur nos femmes et nos filles ? intervint le papetier. C'est le comble.
– Calmez-vous, supplia Angélique. Après tout, il n'y a pas de quoi fouetter un chat et je suis seule en cause. Son Excellence le grand médecin Abd-el-Mechrat n'a fait que me transmettre une... invitation que, sous d'autres cieux, en Méditerranée, par exemple, on pourrait considérer comme un honneur.
– Effrayant, dit Manigault en regardant autour de lui d'un air impuissant. En fait, nous sommes tombés aux mains des Barbaresques, ni plus ni moins ! Une partie de l'équipage est composée de cette vermine et je parierais que le maître lui-même n'est pas dénué de sang d'infidèle, malgré ses airs espagnols. Un Maure andalou ou un bâtard de Maure, voilà ce qu'il est...
– Non, non, protesta Angélique, avec véhémence, je me porte garante qu'il n'appartient pas à l'Islam. Nous sommes sur un navire chrétien.
– Chrétien !
– Ha ! Ha ! Voilà la meilleure ! Un navire chrétien ! Dame Angélique, vous perdez la raison. Il y a de quoi, d'ailleurs.
Le médecin arabe attendait, impassible et dédaigneux, drapé dans ses lainages. Sa dignité et l'intelligence remarquable de ses yeux sombres rappelaient à Angélique Osman Ferradji, et elle éprouvait un peu de pitié à le voir grelotter dans cette nuit du bout du monde.
– Noble effendi, pardonnez mes hésitations et soyez remercié de votre message. Je dénie la demande que vous m'adressez et qui est inacceptable pour une femme de ma religion, mais je suis prête à vous suivre afin de porter moi-même ma réponse à votre maître.
– Le maître de ce navire n'est pas mon maître, répondit le vieil homme avec douceur, ce n'est que mon ami. Je l'ai sauvé de la mort, il m'a sauvé de la mort et nous avons fait ensemble le pacte de l'esprit.
– J'espère que vous n'avez pas l'intention de répondre à la proposition insolente qui vous est faîte, intervint Gabriel Berne.
Angélique posa une main apaisante sur le poignet du marchand.
– Laissez-moi une bonne fois m'expliquer avec un tel homme. Puisqu'il a choisi l'heure, acceptons-la. En vérité, je ne sais ni ce qu'il veut, ni quelles sont ses intentions.
– Je ne le sais que trop, moi, gronda le Roche-lais.
– Ce n'est pas certain. Un être aussi bizarre...
– Vous en parlez avec une familiarité indulgente, comme si vous le connaissiez depuis longtemps...
– Je le connais, en effet, assez pour savoir que je n'ai pas à craindre de lui... ce que vous craignez.
Elle poursuivit sur un léger rire, un peu provocant :
– Croyez-moi, maître Berne, je sais me défendre. J'en ai affronté de plus redoutables que lui.
– Ce ne sont pas ses violences que je crains, dit Berne à mi-voix, mais la faiblesse de votre cœur.
Angélique ne répondit pas. Ils échangeaient ces paroles sans se voir, s'étant attardés tandis que le matelot, porteur de lanterne, commençait à s'éloigner, suivi du médecin arabe, de l'armateur et du papetier. Ils se retrouvèrent tous devant l'écoutille qui menait à l'entrepont. Berne se décida.
– Si vous vous rendez chez lui, je vous accompagne.
– Je crois que ce serait une grave erreur, dit Angélique nerveuse. Vous éveillerez inutilement sa colère.
– Dame Angélique a raison, intervint Manigault. Elle a prouvé à maintes reprises qu'elle avait bec et ongles. Et je serais assez partisan, moi aussi, que dame Angélique aille s'expliquer avec cet individu. Il nous embarque, c'est bien. Mais, tout à coup, il se rend invisible, après quoi nous nous retrouvons dans les eaux polaires. Qu'est-ce que cela signifie, au juste ?
– La façon dont le médecin arabe a présenté sa requête ne laissait pas penser que monseigneur le Rescator souhaitait parler longitudes et latitudes avec dame Angélique.
– Elle saura bien l'y forcer, dit Manigault confiant. Souviens-toi de la façon dont elle a tenu Bardagne en laisse. Que diable ! Berne ! Qu'as-tu à craindre d'un grand escogriffe qui n'a pour tout moyen de séduction qu'un masque de cuir ? Je ne crois pas que ce soit très inspirant pour les dames, hein ?
– C'est ce qu'il y a sous ce masque que je crains, dit Berne du bout des lèvres.
Il n'aurait tenu qu'à lui d'user de sa force pour empêcher Angélique d'obéir au Rescator. Car il était profondément indigné qu'elle veuille répondre à une invite formulée en des termes aussi indécents. Mais se souvenant qu'elle redoutait, en devenant sa femme, d'être contrainte et de ne plus pouvoir agir à sa guise, il s'obligea à se montrer libéral et domina sa propre nature soupçonneuse.
– Allez donc ! Mais si vous n'êtes pas de retour dans une heure, j'interviendrai !
*****
Les pensées d'Angélique, tandis qu'elle franchissait les échelons du château-arrière, étaient aussi chaotiques que la mer. Comme les vagues devenues soudain échevelées et désordonnées, ses sentiments se heurtaient et elle eût été incapable même de les définir : colère, appréhension, joie, espoir, et puis, tout à coup, une fugitive terreur qui lui tombait sur les épaules comme une chape de plomb.
Il allait se passer quelque chose ! Et c'était quelque chose de terrible, d'écrasant, dont elle ne se relèverait pas.
Elle crut qu'on l'avait fait entrer dans le salon du Rescator et ce ne fut qu'au moment où la porte se refermait derrière elle qu'elle se vit dans une étroite cabine vitrée, qu'éclairait une lanterne suspendue à un double cadre qui l'empêchait de se balancer. Il n'y avait personne dans la cabine. En y regardant de plus près. Angélique pensa que la pièce devait être attenante aux appartements du capitaine, car bien qu'étroite et basse elle s'ornait vers le fond d'une haute fenêtre comme celles garnissant le château-arrière. Sous la tenture recouvrant les murs, Angélique découvrit une porte. Ceci confirma son impression qu'elle communiquait certainement avec les salons où elle avait déjà été reçue. La jeune femme tourna le loquet pour s'en assurer, niais la porte résista. Elle était fermée à clé. Haussant les épaules avec un mélange d'agacement et de fatalisme, Angélique revint s'asseoir sur le divan qui garnissait presque toute la pièce. Plus elle y réfléchissait, plus elle devenait persuadée que cette cabine était la chambre de repos du Rescator, Il devait s'y trouver dissimulé lorsque le soir du départ, elle était revenue à elle sur le divan oriental et qu'elle avait senti le poids d'un regard invisible la guettant.
L'avoir amenée directement dans cette pièce, ce soir-là, était déjà assez cavalier. Mais elle allait mettre les choses au point ! Elle attendit en perdant, peu à peu, patience. Puis, ayant décidé que cela devenait intolérable et qu'il se moquait d'elle, elle se leva pour s'en aller.
Elle eut la désagréable surprise de trouver la porte par laquelle on l'avait introduite, elle aussi, close. Cela lui rappela, de façon insoutenable, les procédés d'Escrainville et elle se mit à frapper le panneau de bois en appelant. Sa voix fut couverte par le sifflement du vent et le fracas de la mer. L'agitation des vagues s'était accentuée depuis la nouvelle tombée de la nuit. Y aurait-il une tempête comme Le Gall l'avait annoncé ?
Elle pensa aux rencontres possibles des énormes blocs de glace et eut soudain peur. En s'appuyant à la cloison elle gagna la fenêtre qu'éclairait faiblement le grand fanal arrière. La verrerie épaisse était constamment inondée par le ruissellement des lames qui y laissaient traîner une écume neigeuse, lente à se dissiper.
Pourtant, au sein d'une accalmie subite, Angélique, jetant un coup d'œil dehors, vit se balancer au ras de l'eau, tout proche, un oiseau blanc qui paraissait la fixer cruellement. Elle se rejeta en arrière, bouleversée.
« C'est peut-être l'âme d'un noyé ? Tant de navires ont dû sombrer dans ces parages... Mais pourquoi me laisse-ton enfermée, seule ? »
Une secousse la détacha de la paroi, et après avoir cherché en vain à se rattraper, elle se retrouva, sur le lit, violemment assise.
Il était recouvert d'une fourrure blanche, épaisse, et d'une taille respectable. Angélique y enfonça machinalement ses mains glacées. On racontait qu'il y avait, dans le Nord, des ours aussi blancs que la neige. La couverture avait dû être taillée dans l'une de ces peaux.
« Où nous mène-t-on ? »
Au-dessus d'elle dansait le singulier dispositif de la lanterne qui l'agaça, car au centre, le récipient à huile demeurait incompréhensiblement immobile. La lanterne elle-même était un curieux objet d'or. Jamais en France, ni en Islam, Angélique n'en avait observé de pareil. En forme de boule ou de calice, des motifs entrecroisés laissaient filtrer la lueur jaune de la mèche.
Heureusement, la tempête ne semblait pas augmenter. Par intermittence, Angélique entendait l'écho de voix se répondant. Au début, elle n'arrivait pas à situer d'où venaient ces voix ; l'une était sourde, l'autre forte et basse et, par instants, on pouvait distinguer certains mots prononcés. Des ordres fusaient :
– Déferle partout ! Hissez misaine et brigantin, toute la barre au travers !...
C'était la voix du capitaine Jason traduisant, sans doute, les indications que lui donnait le Rescator.
Les croyant dans la chambre voisine, Angélique alla de nouveau tambouriner à la porte de communication. Puis elle comprit aussitôt qu'ils se trouvaient au-dessus d'elle, sur la dunette, au poste de commandement.
Le mauvais temps justifiait l'attention de deux capitaines. L'équipage devait être en état d'alerte. Mais pourquoi le Rescator avait-il fait venir Angélique pour une entrevue – galante ou non ? – alors qu'il pouvait fort bien prévoir, quand il lui avait envoyé son message, que la marche du navire le retiendrait sur la dunette ?
« J'espère qu'Abigaël ou Séverine va s'occuper d'Honorine !... D'ailleurs maître Gabriel a dit qu'il viendrait faire scandale si je n'étais pas de retour dans une heure parmi eux », se tranquillisait-elle. Mais il y avait beaucoup plus d'une heure qu'elle était là. Le temps passait et personne ne se présentait pour la délivrer. De guerre lasse, elle finit par s'étendre puis par s'enrouler dans la peau d'ours blanc dont la chaleur l'engourdit. Elle tomba dans un sommeil agité, coupé de réveils brusques où le glissement de la mer sur les carreaux de la fenêtre lui donnait l'impression d'être engloutie au fond des eaux en quelque palais sous-marin, où le murmure de deux voix orchestrant la tempête se confondait, pour elle, avec la pensée des fantômes désolés errant parmi les glaces d'un paysage proche des limbes. Comme elle rouvrait les yeux, la lumière de la chandelle lui parut plus atténuée. Le jour venait. Elle se dressa sur son séant.
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