La série
01 : Angélique, marquise des anges 1
02 : Angélique, marquise des anges 2
03 : Le chemin de Versailles 1
04 : Le chemin de Versailles 2
05 : Angélique et le roi 1
06 : Angélique et le roi 2
07 : Indomptable Angélique 1
08 : Indomptable Angélique 2
09 : Angélique se révolte 1
10 : Angélique se révolte 2
11 : Angélique et son amour 1
12 : Angélique et son amour 2
13 : Angélique et le Nouveau Monde 1
14 : Angélique et le Nouveau Monde 2
15 : La tentation d'Angélique 1
16 : La tentation d'Angélique 2
17 : Angélique et la démone 1
18 : Angélique et la démone 2
19 : Angélique et le complot des ombres
20 : Angélique à Québec 1
21 : Angélique à Québec 2
22 : Angélique à Québec 3
23 : La route de l'espoir 1
24 : La route de l'espoir 2
25 : La victoire d'Angélique 1
26 : La victoire d'Angélique 2
Deuxième partie
La mutinerie
Chapitre 1
En percevant les coups de feu, Angélique eut l'impression de revivre des scènes passées : la police du Roi surgissant, les dragons. Tout se brouilla.
L'œil dilaté, elle regardait Joffrey de Peyrac qui avait bondi et qui s'habillait promptement, sanglant sa casaque de cuir noir, ses hautes bottes.
– Levez-vous ! jeta-t-il, vite !...
– Qu'est-ce ?
Elle pensa tout à coup qu'un navire pirate attaquait le Gouldsboro.
Retrouvant son sang-froid, elle se précipita sur les vêtements que son mari avait jetés à son chevet. Jamais femme ne se vêtit avec moins de souci de son apparence. Elle achevait d'agrafer le plastron du corsage, lorsqu'un coup sourd ébranla la porte vitrée de l'appartement.
– Ouvrez, râla une voix au-dehors.
Joffrey de Peyrac tira les loquets et un corps pesant s'abattit contre lui, puis roula tout d'une masse sur le tapis. Entre les deux épaules de l'homme qui venait de tomber là une énorme tache rouge sombre s'élargissait.
La main du Rescator le retourna.
– Jason !
Le capitaine ouvrit les yeux.
– Les passagers, murmura-t-il, ils m'ont attaqué... par surprise... dans ce brouillard... Ils sont maîtres du tillac.
Par la porte béante la brume épaisse s'introduisait en volutes lourdes et blanchâtres. Angélique vit s'y profiler une silhouette connue. Gabriel Berne apparut sur le seuil, tenant en main un pistolet fumant.
D'un même geste, sa main armée et celle du Rescator se levèrent.
« Non », voulut crier Angélique.
Le cri ne franchit pas ses lèvres, mais d'un élan elle s'était portée en avant et retenait le bras de son mari. Le canon de l'arme qui visait le marchand protestant fut détourné et la balle alla se perdre dans le lambris de bois doré au-dessus de la porte.
– Sotte ! fit le Rescator entre ses dents.
Mais il ne chercha pas à l'écarter. Il savait que son pistolet ne contenait qu'un seul coup et qu'il ne pouvait le recharger. Angélique lui faisait un bouclier de son corps. Moins prompt que son adversaire, maître Berne n'avait pas eu le temps de tirer. Il hésitait, les traits convulsés. Maintenant, il n'aurait pu abattre celui qu'il haïssait sans blesser et peut-être tuer la femme qu'il aimait.
Manigault entra, puis Carrère, Mercelot et quelques matelots espagnols de leurs complices.
– Eh ! bien, monseigneur, dit l'armateur avec ironie, à nous de jouer, maintenant ! Avouez que vous n'attendiez pas un tel mauvais tour de ces misérables émigrants, tout juste bons à être vendus par un aventurier rapace. Veillez et priez, car vous ne connaissez ni le jour ni l'heure, est-il dit dans les Écritures. Vous avez laissé Dalila endormir votre vigilance et nous avons mis à profit cette défaillance que nous guettions depuis longtemps. Monseigneur, veuillez me remettre vos armes.
Angélique demeurait figée entre eux comme une statue de pierre. Joffrey de Peyrac l'écarta alors et tendit son pistolet à Manigault, qui le passa à sa ceinture. Le Rochelais était armé jusqu'aux dents ainsi que ses compagnons. L'avantage était pour eux et le chef du Gouldsboro avait compris qu'il ne gagnerait rien à manifester une résistance où il laisserait sa vie aussitôt. Très calme, il finit de nouer le jabot et les poignets de dentelles de sa chemise.
*****
Les Protestants regardaient avec mépris autour d'eux le luxueux salon, cet homme dépravé et le désordre éloquent du divan oriental. Angélique n'avait cure de leur jugement sur sa moralité. Ce qui venait d'arriver dépassait ses pires appréhensions, il s'en était fallu de peu qu'elle eût vu le comte de Peyrac et maître Berne s'entretuer sous ses yeux. Et l'action félonne de ses compagnons contre son mari l'atterrait.
– Qu'avez-vous fait, murmura-t-elle, oh ! mes amis.
Les Protestants s'attendaient à sa colère et s'étaient défendus à l'avance contre l'obstacle qui n'était pas le moins redoutable des reproches véhéments de dame Angélique. Soutenus par leur conscience, ils étaient décidés à y faire face, mais sous son regard ils doutèrent un instant de leur bon droit en cette aventure. Quelque chose leur échappait vraiment. En ce couple qu'ils avaient devant eux – l'homme au visage inconnu et étrange, car c'était la première fois qu'ils le voyaient sans masque, et la femme, inconnue elle aussi, dans sa robe nouvelle – ils pressentaient un lien indéfectible, autre que celui de la chair, dont ils les accusaient.
Angélique, avec ses épaules dégagées par un col au point de Venise, sur lequel retombaient ses cheveux lunaires, n'était plus l'amie qu'ils connaissaient, mais cette grande dame que Gabriel Berne, dans son intuition, avait devinée sous le déguisement de sa servante. Elle se tenait près du Rescator, comme près de son seigneur. Fiers, méprisants, ils étaient d'une autre essence, d'une autre race, et les Protestants eurent la brève sensation de s'égarer, d'être sur le point de commettre une erreur de jugement qu'ils paieraient cruellement. Les paroles lapidaires que Manigault aurait voulu prononcer le fuyaient. Il s'était réjoui à l'avance de voir l'énigmatique et méprisant Rescator à sa merci. Mais devant eux, sa jubilation tombait. Pourtant il se ressaisit le premier.
– Nous nous défendons, fit-il avec force. C'était notre devoir, monsieur, de tout mettre en ordre pour échapper au sort néfaste auquel vous nous destiniez. Et dame Angélique nous y a aidés en endormant votre vigilance.
– N'ironisez pas, monsieur Manigault, dit-elle gravement. Vous regretterez d'avoir jugé d'après les apparences, le jour où vous connaîtrez la vérité. Mais aujourd'hui, vous n'êtes pas en état de l'entendre. J'espère cependant que la raison va bientôt vous revenir et que vous allez comprendre la folie de vos agissements.
Seuls le calme et la dignité pouvaient tenir en respect ces hommes exaspérés. Elle sentait leur besoin de tuer et d'assurer leur domination encore précaire. Un geste, une parole, et l'irréparable pourrait s'accomplir.
Elle continuait à se tenir devant Joffrey de Peyrac. Ils n'oseraient tout de même pas tirer sur elle. Elle qui les avait guidés sur le chemin de la falaise...
Et, en effet, ils hésitaient.
– Écartez-vous, dame Angélique, dit enfin l'armateur, toute résistance est inutile, vous le constatez. C'est moi désormais qui suis le maître à bord et non plus cet homme qu'inexplicablement vous voulez défendre contre nous que vous appeliez tantôt vos amis.
– Qu'allez-vous faire de lui ?
– Nous assurer de sa personne.
– Vous n'avez pas le droit de le tuer, sans jugement, sans avoir prouvé ses torts envers vous. Ce serait la dernière des infamies. Dieu vous punirait.
– Nous n'avons pas l'intention de le tuer, dit Manigault, après une hésitation.
Mais elle savait qu'ils étaient tous venus précisément avec ce désir de le supprimer d'abord lui et que, sans elle, il serait étendu là, près de Jason. Elle se sentit baignée d'une sueur froide.
Les minutes s'écoulaient lentement.
Elle devait éviter de trembler. Elle se tourna vers son mari pour guetter sa réaction devant ces événements humiliants et dangereux et elle tressaillit. La bouche du noble aventurier s'étirait dans ce sourire énigmatique qu'il avait toujours opposé aux chiens hurlants, aux meutes réunies pour le perdre.
Qu'y avait-il en cet homme surprenant qui dresserait toujours contre lui d'autres hommes décidés à l'abattre. Elle s'évertuait en vain à le défendre, à le suivre. Il n'avait besoin de personne et peut-être même lui était-il indifférent de mourir, de la quitter, elle a peine retrouvée.
– Ne voyez-vous pas ce qu'ils ont fait ? dit-elle presque avec colère. Ils se sont emparés de votre navire !
– Rien n'est moins prouvé encore, dit-il d'un air amusé.
– Sachez, monsieur, le renseigna Manigault, que la plus grande partie de votre équipage se trouve enfermée dans les cales et dans l'impossibilité d'en sortir pour vous défendre. Mes hommes armés surveillent chaque issue, chaque écoutille... et tous ceux qui chercheront à mettre le nez dehors seront abattus sans pitié. Quant aux autres qui veillaient sur le pont, la plupart désireux d'échapper à un maître tyrannique et rapace, nous avaient déjà, depuis longtemps, promis leur complicité.
– Enchanté de l'apprendre, dit le Rescator.
Son regard chercha les matelots espagnols qui s'étaient mis à rôder comme des loups à travers le salon dont ils découvraient pour la première fois les richesses et qui commençaient à faire main basse sur les bibelots d'or excitant leur convoitise.
– Jason m'avait prévenu, dit-il. Nous avons commis l'erreur d'un enrôlement précipité. Et, voyez-vous, une erreur se paie toujours plus cher qu'un crime...
Il regarda le corps, devenu rigide, du capitaine Jason, dont le sang se répandait à travers la haute laine et les fleurs du tapis. Ses traits se durcirent et ses paupières voilèrent l'éclat de ses yeux noirs.
– Vous avez tué mon second... mon ami de dix années...
– Nous avons tué ceux qui nous opposaient résistance. Mais, je vous l'ai dit, ils étaient peu nombreux et les autres nous étaient acquis.
– Je vous souhaite de n'avoir pas trop de difficultés avec ces brillantes recrues, ramassées parmi la pire racaille de Cadix et de Lisbonne, ricana Joffrey de Peyrac. Manuelo ! cria-t-il d'une voix dure.
L'un des mutins sursauta et le Rescator lui jeta un ordre en espagnol. L'autre s'empressa d'un air terrifié de lui amener son manteau.
Le comte le jeta sur ses épaules et marcha d'un pas décidé vers la porte. Les Protestants l'entourèrent aussitôt, impressionnés de sentir l'ascendant qu'il conservait, malgré tout, sur les membres de son équipage.
Manigault lui posa son pistolet entre les omoplates.
– N'essayez pas de nous intimider, monsieur. Bien que nous n'ayons pas encore statué sur le sort que nous vous réservons, vous êtes entre nos mains et vous ne nous échapperez pas.
– Je ne suis pas assez sot pour l'ignorer présentement. Je veux seulement juger la situation de visu.
Il s'avança sur le balcon, guetté de près par les canons des mousquets et des pistolets et s'appuya sur la rambarde de bois sculpté. Une partie de cette balustrade avait été arrachée durant la nuit par la tempête.
Au-dessous de lui, Joffrey de Peyrac put découvrir la dévastation de son navire. Des voiles déchirées pendaient. Au bout de certaines vergues les cordages emmêlés offraient d'inextricables et monstrueuses pelotes qui se balançaient, menaçant de faucher quiconque sur le passage de leur trajectoire. Sur le gaillard d'avant, le tronçon du mât de misaine abattu avec voiles, vergues et haubans, donnait au vaillant Gouldsboro un aspect d'épave à jamais malmenée par les flots.
À toutes les déprédations causées par la tempête étaient venues s'ajouter celles de la bataille qui avait été brève mais violente. Des cadavres jonchaient le pont, que les matelots, aujourd'hui mutinés, commençaient à basculer, sans autre forme de procès, par-dessus bord.
– Je vois, dit le Rescator du bout des lèvres.
Il leva les yeux. Parmi les vergues des deux mâts restant, le nouvel équipage, très réduit, mais assez actif, s'efforçait de maintenir et de réparer la voilure, de débrouiller les cordages et d'en mettre en place de nouveaux. Quelques adolescents protestants faisaient là leurs premières armes de gabiers. Le travail n'était pas rapide, mais la mer, devenue clémente et douce comme une chatte, paraissait disposée à laisser le temps à ses novices d'apprendre leur métier.
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