Angélique n'éprouva pour eux aucune pitié. Elle leur en voulait trop, bien qu'elle eût souhaité que la reprise en main des événements par son mari n'entraînât pas une trop grande effusion de sang.

Au fond d'elle-même, elle avait toujours senti qu'il finirait par dominer ses adversaires, résolus et courageux certes, rusés peut-être, mais inexpérimentés. Il n'avait accepté en apparence sa défaite que pour mieux attendre. Avec sa connaissance de la mer et des parages où il les avait entraînés, il les avait mystifiés sans peine. Terré dans les entrailles de son navire, il avait suivi la marche folle du Gouldsboro, dans le courant de Floride, puis le moment venu avait envoyé Erikson et Nicolas Perrot. Ceux-ci feignant d'ignorer où ils abordaient avaient fait pénétrer le bâtiment dans le piège ouvert, le repaire du pirate. À terre, les hommes de la chaloupe avaient retrouvé et prévenu d'anciens compagnons et alerté les Indiens des tribus amies.

Prisonniers de ce désert de brumes inconnu d'eux, les Protestants étaient à leur merci. Les lanternes allumées sur le navire avaient guidé jusqu'à eux, dans la baie, les légers canots en écorce de bouleau portant armes et guerriers peaux-rouges, trappeurs et matelots, gentilshommes corsaires, habitants bigarrés de ces rives sauvages, tous hommes du Rescator. Voici qu'il paraissait, émergeant à son tour, sombre, du brouillard. Il semblait plus grand que les autres, même à côté des Indiens de haute taille, et ceux-ci le saluaient et se prosternaient avec de souples gestes de félins, qu'accentuaient leurs manteaux de somptueuses fourrures drapées sur l'échine, et ces queues de chat rayé qui, partant du sommet de leur crânes rasés, se balançaient sur leurs épaules. Le Rescator leur parla dans leur langage. Là encore, en ce pays du bout du monde il était chez lui.

Il ne parut pas voir Angélique et s'arrêta seulement devant les prisonniers. Il les considéra longuement, puis eut une sorte de soupir.

– L'aventure est terminée, messieurs les Huguenots, dit-il. Je regrette pour vous que votre valeur n'ait pu se manifester en des tâches plus utiles pour nous tous. Vous savez mal choisir vos ennemis et ne savez même pas reconnaître vos amis. Ce sont des erreurs coutumières à vos semblables et qui se payent très cher.

– Qu'allez-vous faire de nous ? demanda Manigault.

– Ce que vous auriez fait de moi si vous aviez triomphé. Vous m'avez cité naguère des paroles de l'Écriture. À mon tour de vous donner à méditer une des lois du Grand Livre : « œil pour œil, dent pour dent ! ».

Chapitre 7

– Dame Angélique, savez-vous ce qu'il va taire d'eux ?

Angélique tressaillit et leva les yeux sur Abigaël. La jeune fille, dans le matin blafard, avait les traits ravagés. Pour la première fois elle se montrait négligée. L'inquiétude ne laissait pas de place en elle pour la coquetterie. Elle n'avait pas retiré son tablier sali par les nuits de veille passées à charger et nettoyer les mousquets des Protestants, ni coiffé son bonnet blanc, et ses longs cheveux de lin pendaient sur ses épaules lui donnant un air de jeunesse et d'égarement inusité. Angélique la considéra sans bien la reconnaître. Les yeux meurtris d'Abigaël et leur expression d'angoisse l'étonnaient d'autant plus que la fille du pasteur Beaucaire n'avait pas à craindre les représailles pour son père ni pour son cousin dont l'attitude pendant la rébellion avait été mesurée. Elle n'avait ni fils ni époux parmi ceux dont le sort demeurait encore incertain.

« Eux » c'était les chefs de la mutinerie : Manigault, Berne, Mercelot, Le Gall et les trois hommes qui s'étaient engagés dans l'équipage du Rescator pour mieux l'espionner. On ne les avait pas revus depuis la veille. Les autres étaient revenus parmi leurs femmes et leurs enfants. La tête basse, lassés et amers, ils avaient goûté du bout des lèvres les fruits et les légumes étranges accompagnés d'outres d'eau douce qu'on leur avait amplement distribués.

– Je commence à me demander si nous n'avons pas agi comme des imbéciles, avait dit le médecin Darry en se laissant choir sur une botte de paille. Avant d'écouter Manigault et Berne, nous aurions pu au moins parlementer avec ce pirate qui, après tout, avait accepté de nous prendre à son bord alors que nous étions en mauvaise posture. L'avocat Carrère grommelait aussi : toujours maladroit, il s'était blessé avec un mousquet et sa main douloureuse accentuait sa mauvaise humeur.

– Au fond que m'importait d'aller ici ou là, aux Iles plutôt qu'ailleurs...

Mais Manigault avait peur de perdre son argent et Berne avait peur de perdre l'amour de certaine personne qui lui avait tourné la tête et les sens...

Marmonnant entre ses dents de rongeur, l'avocat jetait un regard noir vers Angélique.

– Nous nous sommes laissé manœuvrer par ces deux fous... Maintenant me voici dans de beaux draps... avec onze enfants...

L'accablement pesait sur les Protestants silencieux et même les enfants, effrayés par les derniers événements et les Peaux-Rouges, n'avaient pas encore retrouvé leur insouciance et se tenaient cois, interrogeant du regard les visages soucieux et tristes de leurs parents. Le doux balancement du navire à l'ancre, le silence extérieur où l'on sentait peser l'étreinte du continuel brouillard épais et blanchâtre qui emprisonnait le Gouldsboro, ajoutaient, après ces jours de tempête et de combat, à l'impression de songe éveillé qu'ils éprouvaient tous. Abigaël avait senti la menace du matin au point qu'elle s'était éveillée, le cœur battant follement. Encore sous l'horrible vision d'un cauchemar qu'elle venait d'avoir durant son sommeil, elle s'était levée impulsive et avait marché vers Angélique.

Celle-ci n'avait pas fermé l'œil non plus, si tourmentée que l'hostilité qu'elle sentait parmi ses anciens compagnons de La Rochelle ne l'atteignait pas. Elle restait parmi eux plutôt pour les défendre que pour y chercher refuge. Sa pensée allait de Joffrey de Peyrac à ceux envers qui elle ne pouvait s'empêcher de se sentir responsable. Penchée au-dessus du visage pâli de Laurier, elle l'avait bordé en cherchant à le rassurer, mais les lèvres closes de l'enfant ne laissaient passer aucune question, ni celles de Séverine et de Martial. De nouveau entraînés dans les conflits inextricables des adultes, les enfants souffraient.

– Ne les aurais-je arrachés aux prisons du Roi que pour qu'ils deviennent doublement orphelins... au bout du monde ? Non, c'est impossible !...

Abigaël en surgissant devant elle cristallisait ses peurs. Angélique se leva et défroissa posément sa robe. La crise approchait. Elle devait faire face et rassembler ses forces pour dominer le désespoir qui allait déferler.

Derrière Abigaël, d'autres femmes s'étaient levées. Celles de Bréage, de Le Gall, des matelots, timides et poussées quand même par leur anxiété, n'osant se mêler aux autres, les grandes bourgeoises de La Rochelle. Mme Mercelot, Mme Manigault et ses filles, qui tout à coup semblaient se décider, fonçaient vers Angélique, le visage dur. Elles ne parlèrent pas tout de suite, mais leurs yeux fixes à toutes, réitéraient la même question qu'avaient posée les lèvres d'Abigaël.

– Que va-t-il faire d'eux ?

– Pourquoi vous mettre dans cet état, Abigaël, murmura Angélique en s'adressant seulement à la jeune fille dont l'attitude l'intriguait. Dieu merci, votre père et votre cousin se sont montrés sages en ne se mêlant pas à une action qu'ils réprouvaient. Il ne peut leur arriver rien de mal.

– Mais Gabriel Berne ! s'écria la jeune fille d'une voix déchirante. Dame Angélique, allez-vous le laisser périr avec indifférence ? Oubliez-vous qu'il vous a recueillie dans sa maison et que c'est à cause de vous... à cause de vous...

Il y avait presque de la haine dans les yeux fous qu'elle fixait sur Angélique. Le masque serein de la douce Abigaël craquait à son tour. Angélique comprit.

– Abigaël, vous l'aimez donc ?...

La jeune fille plongea son visage dans ses mains, avec un cri étouffé.

– Ah ! oui, je l'aime ! Depuis tant d'années, tant d'années... je ne veux pas qu'il meure, même si vous devez me le prendre.

« Comme je suis sotte, songeait Angélique. C'était mon amie et j'ignorais tout de son cœur. Mais Joffrey a compris tout de suite, dès qu'il a vu Abigaël le premier soir sur le Gouldsboro. Il a lu dans ses yeux qu'elle était amoureuse de maître Berne. »

Abigaël releva sa face ruisselante de larmes.

– Dame Angélique, intervenez, par grâce, pour qu'on l'épargne... Qu'entend-on, là-haut ?...

Elle ajouta, ne contrôlant plus l'angoisse qui déferlait en elle, balayant sa pudeur.

– Écoutez, ces pas, ces coups de maillet. Je suis sûre que ce sont les préparatifs de sa pendaison. Ah ! je me tuerai s'il meurt.

La même image leur sauta aux yeux et elles revécurent l'affreuse surprise qu'elles avaient éprouvée en découvrant par une aube semblable le corps du Maure Abdullah se balançant au bout d'une vergue du mât de misaine. La preuve leur avait été donnée que la justice du maître pouvait être expéditive et sans appel. Le visage levé, les traits tendus, leurs bouches entrouvertes sur un souffle haletant, elles écoutaient les pas pressés au-dessus de leur tête.

– Votre imagination vous égare, Abigaël, dit enfin Angélique avec tout le calme dont elle était capable. Il ne peut s'agir de préparer une pendaison puisque le mât de misaine a été abattu au cours de la tempête.

– Ah ! Il reste bien assez de mâts et de vergues sur le Gouldsboro pour les faire périr, s'écria Mme Manigault avec fureur. Misérable, c'est vous qui nous avez entraînés, qui nous avez vendus à votre amant, votre complice pour notre perte... Je me suis d'ailleurs toujours méfiée de vous.

La main haute, les joues enflammées, elle marcha sur Angélique. Un regard impérieux de celle-ci arrêta son geste. Depuis qu'Angélique leur était revenue dans une robe nouvelle et ses cheveux sur les épaules, un certain respect se mêlait, chez elles, à leur rancune. On découvrait mieux, sous cette vêture, la noblesse de ses gestes et de son langage.

L'orgueilleuse bourgeoise s'inclina soudain malgré elle, devant la grande dame. Sa main resta en suspens. Mme Mercelot lui saisit le poignet.

– Calmez-vous, ma commère, dit-elle en la tirant en arrière. Oubliez-vous qu'elle seule peut encore quelque chose, pour nous tirer de là ? Nous avons commis assez de sottises, croyez-moi...

Les yeux d'Angélique s'étaient durcis.

– C'est vrai, dit-elle, la voix tranchante. Vous avez tort de vouloir toujours rejeter sur d'autres la responsabilité de vos erreurs. Madame Manigault, vous-même sentiez que le Rescator méritait confiance mais vous n'avez pas su retenir et convaincre les esprits égarés de vos époux, poursuivant chacun des buts et des intérêts qui ne sont peut-être pas beaucoup moins inavouables que ceux des pirates que vous méprisez tant. Oui, c'est vrai, j'étais auprès du Capitaine lorsqu'ils se sont saisis de lui.

« Ils l'ont menacé de mort, ils ont assassiné ses compagnons sous ses yeux... Quel homme pourrait oublier de telles insultes ?... Et lui, moins qu'un autre !... Et vous le savez. C'est pour cela que vous avez tous peur.

L'indignation la faisait trembler.

Elles la regardaient et prenaient conscience du désastre survenu. Et ce fut Mme Manigault elle-même qui répéta d'une voix vaincue la question taraudante.

– Et que va-t-il faire d'eux ?

Angélique baissa les yeux. Cette question, elle n'avait cessé de se la poser toute la nuit, dans la paix trompeuse de cette fin d'émeute.

Tout à coup, Mme Manigault tomba lourdement à genoux devant Angélique. Et ses compagnes mues par le même sentiment l'imitèrent.

– Dame Angélique ! Sauvez nos hommes !...

Elles tendaient leurs mains jointes vers elle.

– Vous seule le pouvez, plaida ardemment Abigaël. Vous seule connaissez les détours de son cœur et trouverez les mots qui lui permettront d'oublier l'offense.

Angélique, devant cette prière, se sentit pâlir.

– Vous vous trompez, je n'ai pas de pouvoir sur lui. Son cœur est intraitable.

Mais elles s'accrochaient à sa robe.

– Vous seule le pouvez.

– Vous pouvez tout !

– Dame Angélique, pitié pour nos enfants.

– Ne nous abandonnez pas. Allez trouver le pirate.

Elle secoua la tête avec véhémence :

– Vous ne comprenez pas. Je ne peux rien. Ah ! si vous saviez ! Rien n'entame le métal de son cœur.

– Mais pour vous ! La passion que vous lui inspirez le fera fléchir.

– Je ne lui inspire, hélas, aucune passion.