– Hé ! s'écrièrent-elles en chœur, que dites-vous ? Jamais homme ne fut plus fasciné par une femme. Quand il vous regardait, ses yeux brillaient comme du feu.
– Nous en étions toutes jalouses et irritées, avoua Mme Carrère qui s'était rapprochée.
Elles l'entouraient et se suspendaient à elle avec une foi aveugle.
– Sauvez mon père, supplia Jenny. C'est notre chef à tous. Qu'allons-nous devenir sans lui, sur ces terres inconnues ?
– Nous sommes si loin de La Rochelle...
– Nous sommes seules.
– Dame Angélique ! Dame Angélique !
Dans ce concert de voix implorantes, il semblait à Angélique qu'elle n'entendait plus que celles, grêles et tristes, de Séverine et de Laurier qui ne proféraient pourtant ni le moindre cri ni le moindre appel. Ils s'étaient glissés jusqu'à elle et l'entouraient de leurs petits bras. Elle les étreignit contre sa poitrine afin de ne plus voir leurs prunelles anxieuses.
– Pauvres enfants abandonnés au bout du monde !
– Que craignez-vous, dame Angélique ? À vous il ne peut faire de mal, fit Laurier de sa petite voix hésitante.
Elle ne pouvait leur dire que des rancunes blessantes, informulées encore, les séparaient. Leur dispute violente, l'autre jour, qui avait surgi malgré leur brève réconciliation, le prouvait. Elle ne pouvait tabler sur l'attirance physique qu'elle inspirait à son mari. Car cela était peu de chose. On n'enchaînait pas un Joffrey de Peyrac par le pouvoir des sens. Elle le savait, mieux que quiconque ici. Il y avait peu d'hommes de sa trempe, capables à la fois de les savourer avec raffinement et de s'en détacher sans effort. La vigueur de son esprit et le goût qu'il avait pour des jouissances plus hautes, lui permettaient de dominer ses désirs et de renoncer facilement, si cela s'imposait, aux plaisirs fugaces de la chair. Qu'imaginaient-elles, ces femmes vertueuses qui, à genoux devant elle, espéraient candidement en sa séduction pour détourner le courroux d'un chef de mer dont on avait entraîné l'équipage à la révolte.
Joffrey de Peyrac ne pardonnerait pas !
Chevaleresque à l'occasion, selon les traditions léguées par ses ancêtres, il n'avait jamais hésité à répandre le sang quand il le fallait et à donner la mort quand il le jugeait nécessaire. Et elle oserait, elle, se présenter devant lui pour soutenir des coupables flagrants qui lui avaient fait une mortelle offense ?...
Sa démarche achèverait de l'irriter. Il la chasserait avec des mots cinglants, lui reprochant de faire alliance avec ses ennemis.
Les femmes et les enfants suivaient anxieusement sur son visage les traces de son débat.
– Dame Angélique ! Vous seule pouvez le fléchir ! Tant qu'il n'est pas trop tard... Bientôt, il sera trop tard !...
Leur sensibilité exacerbée par les épreuves subies les avertissait de préparatifs dont les bruits ne parvenaient pas jusqu'à eux. Chaque minute qui tombait était une minute perdue. Elles tressaillaient, redoutant de voir la porte s'ouvrir. Alors, on les ferait sortir, on les ferait monter sur le pont et... elles verraient ! Il serait trop tard pour crier, supplier. Il faudrait accepter l'inéluctable, devenir une femme morne, aux yeux vides, comme Elvire, la jeune veuve du boulanger qui avait été tué au cours de la mutinerie. Depuis, elle demeurait assise sans réaction, ses deux enfants blottis contre elle.
Angélique se secoua.
– Oui. J'irai, dit-elle à mi-voix. Il le faut mais... oh ! mon Dieu ! que c'est dur.
Elle se sentait sans pouvoir, les mains vides, ayant brisé d'elle-même le lien fragile renoué entre eux, lorsqu'elle avait refusé de demeurer près de lui. « Reste près de moi », avait-il murmuré. Elle avait crié « non » et s'était enfuie. Il n'était pas homme à pardonner. Pourtant, elle répéta : « J'irai ! » et les écarta.
– Laissez-moi passer.
Vite relevées, ses compagnes s'empressèrent autour d'elle en silence. Abigaël lui jeta son manteau sur les épaules. Mme Mercelot lui serra les mains. Elles l'accompagnèrent jusqu'à la porte.
Deux sentinelles, des matelots du Gouldsboro, veillaient sur le seuil. Ils hésitèrent à la vue d'Angélique mais, se rappelant qu'elle avait les faveurs du maître, la laissèrent s'éloigner sans la retenir.
Elle monta à pas lents les escaliers qui menaient à l'arrière. Ces degrés de bois, visqueux, imprégnés du sel des tempêtes, du sang des combats, lui étaient devenus si familiers qu'elle les gravissait sans en prendre conscience. Le même brouillard continuait à envelopper le navire, toujours à l'ancre dans la baie invisible. Il était, ce jour-là, plus léger, mais d'une blancheur de lait. Des reflets roses et de subites étoiles d'or y miroitaient qu'Angélique regardait sans les voir.
Elle se heurta à un homme de haute stature, vêtu d'un uniforme à passementeries d'or et coiffé d'un feutre empanaché de belle allure. Elle le prit d'abord pour son mari et demeura interdite. Mais il la salua très galamment.
– Madame, je me présente : Roland d'Urville, cadet de la maison de Valognes, gentilhomme normand.
Sa voix française, l'urbanité de ses manières, malgré une face tannée de pirate, avaient quelque chose de rassurant. Il lui demanda si elle désirait voir le comte de Peyrac et proposa de l'accompagner jusqu'aux appartements de celui-ci. Angélique acquiesça. Elle craignait de se trouver nez à nez avec l'un des guerriers indiens.
– Vous n'avez rien à redouter, dit Roland d'Urville. Bien que guerriers terribles dans le combat, ils sont, les armes déposées, doux et pleins de dignité. C'est pour aller saluer leur grand Sachem Massawa que M. de Peyrac s'apprête et va se rendre à terre... Mais, qu'avez-vous ?
Angélique, en parvenant sur le balcon du château-arrière, avait levé les yeux. Elle avait vu se balancer des pieds nus, mollement, entre ciel et terre, du côté du grand mât.
– Ah ! oui, des pendus, dit d'Urville qui avait suivi son regard. Ce n'est rien, quelques-uns de ces mutins espagnols qui, paraît-il, ont fait passer un si mauvais quart d'heure à notre chef et ses hommes, durant le voyage de retour. Ne vous impressionnez pas, madame. La justice en mer, ou dans nos régions sauvages, doit être expéditive et sans appel. Ces misérables n'avaient aucun intérêt.
Angélique aurait voulu lui demander ce qu'on avait fait des autres, les Huguenots, mais elle ne le put.
En pénétrant dans le salon de la dunette, elle était décomposée. Elle dut s'appuyer à la porte, après que celle-ci eût été refermée par le gentilhomme normand qui l'avait introduite, et demeura un moment avant de se reconnaître dans la pénombre. Pourtant, cette pièce, où les fragrances du luxe oriental luttaient contre l'envahissante odeur marine, elle aussi, lui était familière.
Que de scènes, que de drames s'y étaient déroulés depuis ce premier soir de La Rochelle où le capitaine Jason l'avait conduite au Rescator !
Elle ne vit pas aussitôt son mari. Quand elle eut retrouvé ses esprits, elle chercha des yeux et l'aperçut, au fond de la pièce, près de la grande fenêtre où le chatoyant brouillard collait ses nuages évanescents. La clarté dense et pourtant extrêmement blanche et lumineuse, qui filtrait à travers les vitres, éclairait sur une table un coffret d'où Joffrey de Peyrac avait tiré des bijoux divers, perles et diamants.
M. d'Urville avait dit que le chef du Gouldsboro s'apprêtait à recevoir à terre un sachem réputé. C'était sans doute en prévision de cette cérémonie qu'il avait revêtu ce jour-là un costume d'une splendeur particulière. Angélique se crut reportée aux jours anciens des fêtes de la Cour en apercevant son manteau de moire rouge rebrodée de grandes fleurs de diamants, son pourpoint et son haut-de-chausses de velours bleu sombre, sans ornements mais d'une coupe raffinée et qui donnait à sa silhouette longue une allure pleine de séduction. Boiteux jadis, n'avait-il pas eu la réputation d'être, malgré cela, l'un des seigneurs les plus élégants de son temps ? Ses bottes espagnoles, très hautes, étaient de cuir rouge foncé, de même que les gants à crispin, posés sur la table, et le ceinturon qui supportait l'étui de son pistolet et de son poignard.
Le seul détail qui eût pu le distinguer du grand seigneur de Cour était, en effet, qu'il ne portait pas l'épée. Incrustée de nacre, la crosse d'argent de son long pistolet brillait à son côté. Elle le regarda glisser deux bagues à ses doigts et fixer à son cou, sur son pourpoint, un sautoir à plaques d'or et de diamants, tel qu'en avaient porté encore sous Louis XIII les grands seigneurs guerriers qui dédaignaient la cuirasse devenue inutile et la transformaient en bijou.
Il lui tournait à demi le dos. L'avait-il entendue entrer ? Savait-il qu'elle se trouvait là ? Il ferma enfin la cassette et lui fit face.
Dans les moments les plus graves, il y a des pensées saugrenues qui s'imposent. Elle se dit qu'elle devrait s'habituer à ce collier de barbe qu'il avait laissé repousser et qui lui donnait l'apparence d'un Sarrazin.
– Je suis venue... commença-t-elle.
– Je vois.
Il ne l'aidait pas et la fixait sans aménité.
– Joffrey, dit-elle, qu'allez-vous faire d'eux ?
– C'est cela qui vous préoccupe ?
Elle inclina la tête en silence, la gorge nouée.
– Madame, vous venez de La Rochelle, vous avez navigué en Méditerranée et j'ai ouï dire que vous vous étiez intéressée à des questions de commerce naval. Vous connaissez donc les lois de la mer. Quel sort réserve-t-on à ceux qui, en cours de navigation, s'opposent à la discipline du capitaine et cherchent à attenter à sa vie ?... On les pend... Haut et court, et sans jugement. Je les pendrai donc.
Il dit cela avec calme. Mais sa décision était irrévocable. Un grand froid saisit Angélique, un vertige. « C'est impossible que cette chose arrive, se dit-elle, je ferai n'importe quoi pour l'éviter, je me traînerai à ses pieds... »
Elle traversa la pièce et, avant qu'il ait pu prévoir son geste, elle était à genoux devant lui, l'entourant de ses bras.
– Joffrey, épargnez-les, je vous en prie, mon bien-aimé, je vous en prie... Je vous le demande moins pour eux que pour nous. J'ai peur, je tremble qu'un tel acte n'altère l'amour que je vous porte... que je ne puisse jamais oublier quelle main les a envoyés à la mort... Il y aurait entre nous le sang de mes amis.
– Il y a déjà le sang des miens : Jason, mon fidèle compagnon de dix années, le vieil Abd-elMechrat, cruellement assassiné par eux...
Sa voix contenue vibrait de colère et ses yeux étincelaient.
– Votre requête est injurieuse à mon égard, madame, et je crains que vous n'y soyez poussée par un attachement méprisable pour l'un de ces hommes qui m'ont trahi, moi, votre époux que vous prétendez aimer.
– Non, non, et vous le savez bien... Je n'aime que vous... je n'ai jamais aimé que vous... à en mourir... à perdre ma vie pour vous... à perdre mon cœur loin de vous...
Il eût voulu la repousser, mais ne le pouvait sans se montrer brutal, car elle se cramponnait à lui avec une force décuplée et il sentait la chaleur de ses bras, de son front contre lui. Figé, il regardait au delà d'elle, refusant de rencontrer ses yeux implorants mais ne pouvant résister aux accents de sa voix émouvante. De tous les mots qu'elle avait prononcés, l'un d'eux le brûlait : « Mon bien-aimé ». Alors qu'il se croyait armé pour ne pas fléchir, il avait été happé par cet appel inattendu et par le geste de cette orgueilleuse s'agenouillant devant lui.
– Je sais, disait-elle d'une voix étouffée, leur action mérite la mort.
– Je ne saisis alors nullement, madame, pourquoi vous vous obstinez à intercéder en leur faveur s'il est vrai que vous n'approuvez pas leur trahison ni surtout pourquoi vous vous préoccupez à ce point de leur sort ?
– Le sais-je moi-même ? Je me sens liée à eux malgré leurs erreurs et leur traîtrise. Peut-être parce qu'ils m'ont sauvée jadis et que je les ai sauvés à mon tour en les aidant à quitter La Rochelle où ils étaient condamnés. J'ai vécu parmi eux et j'ai partagé leur pain. J'étais si misérable lorsque maître Berne m'a offert l'asile de sa maison. Si vous saviez... Pas un arbre, pas un buisson de mon bocage, du pays de mon enfance qui ne cachât un ennemi acharné à ma perte. J'étais un animal traqué, sans merci, vendu par tous...
D'une pression de main, il arrêta la confidence ébauchée.
– Qu'importe ce qui n'est plus, fit-il durement, les bienfaits du passé ne peuvent faire oublier l'iniquité du présent. Vous êtes une femme. Vous ne semblez pas comprendre que les hommes, dont je suis responsable sur mon navire ou dans ces contrées où nous abordons, n'ont pas de loi autre que celle que je leur impose et que je leur tais respecter. Discipline et justice doivent régner, sinon l'anarchie s'établira. Rien de grand, de durable, ne pourra être bâti et de plus j'y laisserai inutilement ma vie. Là où nous sommes, la faiblesse est impossible.
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