– Il ne s'agit pas de faiblesse mais de miséricorde.

– Dangereuse nuance ! Votre altruisme vous égare et vous convient si mal.

– Et comment auriez-vous souhaité me retrouver finalement ? s'écria-t-elle avec un sursaut de révolte. Dure ? Méchante ? Implacable ? Certes, il y a quelques années, je n'étais que haine. Mais maintenant, je ne peux plus... Je ne veux plus le mal, Joffrey. Le mal, c'est la mort. Moi, j'aime la vie.

Il abaissa son grand regard sur elle.

Le cri qu'elle venait d'avoir avait eu raison de ses dernières défenses. Parmi les péripéties des récents événements, la pensée d'Angélique ne l'avait pas quitté, représentant sans cesse à son esprit, le mystère de celle qu'il aimait. Ainsi il n'y avait en elle ni feinte ni calcul. Avec l'habituelle logique féminine, si particulière, mais si juste, elle venait de le mettre en face de la réalité à son endroit et lui demandait de se prononcer. En vérité, l'aurait-il souhaitée ambitieuse, méchante, âprement égoïste, comme tant de femmes dont la vie ne s'est consacrée qu'à elles-mêmes ?... Qu'aurait-il fait aujourd'hui d'une marquise en grands atours, capricieuse et frivole, lui, l'aventurier qui, une fois encore, s'apprêtait à jeter dans la balance les dés de sa fortune en s'avançant dans des contrées inexplorées ? Quelle place donner dans cette nouvelle vie à l'Angélique du passé, la charmante adolescente qui ouvrait ses yeux neufs sur un siècle plein de séduction et brûlait d'y essayer ses armes de femme, ou à celle qui, régnant sur le cœur d'un roi, avait fait du monde perverti de la Cour son champ d'action, le théâtre de ses exploits ?

*****

La terre sauvage et rude sur laquelle il l'amenait ne pouvait se suffire de cœurs mesquins et vides. Il lui fallait le dévouement.

Cette qualité de dévouement qu'il lisait dans les yeux levés vers lui. Surprenante expression, il fallait l'admettre, pour un regard qui avait toisé tant de grands de ce monde, jusqu'à les envoûter. Mais Angélique, par des chemins mystérieux, laissant aux buissons de la route les sept voiles qui enveloppaient son âme, était parvenue jusqu'à lui. Elle le fixait éperdument, attendant son verdict, et ne sachant ce qu'il pensait. Il pensait : « Les plus beaux yeux du monde ! Pour des prunelles pareilles... 35 000 piastres, ce n'était pas payer trop cher. Un roi a succombé à leur lumière... Un sultan sanguinaire s'est incliné devant leur pouvoir ».

Il posa la main sur son front comme pour échapper à leur appel, puis caressa lentement ses cheveux. Les atteintes du temps ne semblaient avoir blanchi cette chevelure que pour donner un écrin nouveau à l'éclat de ses yeux verts. Fluide parure d'or pâle et de nacre, les déesses de l'Olympe la lui auraient enviée.

Il s'exalta secrètement à voir qu'elle demeurait belle même dans le désordre de l'inquiétude, comme il l'avait trouvée belle dans celui de la tempête ou de l'amour. Car sa beauté n'était plus de celles qui doivent leur perfection aux artifices de la coquetterie. La simplicité convenait à sa nouvelle splendeur, faite à la fois de sérénité et d'une passion de vivre étonnante. Il avait été si long à la découvrir, à l'accepter. Son expérience des femmes ne lui servait de rien pour comprendre celle-ci car il n'en avait jamais rencontré de semblables. Ce n'était pas parce qu'elle était tombée très bas qu'il n'avait pu la reconnaître, mais parce qu'elle était montée plus haut. Tout s'éclairait alors.

Elle pouvait bien se présenter vêtue de futaine grossière, en lambeaux, échevelée, flagellée par la mer ou anxieuse et marquée par la fatigue comme ce jour-ci, ou nue, faible et donnée, comme l'autre nuit lorsqu'il l'avait serrée dans ses bras et qu'elle pleurait sans le savoir, elle demeurerait toujours belle, belle comme la source vers laquelle on peut se pencher pour étancher sa soif.

Et il ne pourrait plus jamais être un homme seul. Non, cela jamais !

Vivre sans elle serait une épreuve au-dessus de ses forces. Déjà la sentir séparée de lui à l'autre bout du navire lui était intolérable. La voir trembler aujourd'hui à ses pieds le bouleversait.

Dieu sait qu'il ne les pendait pas de gaieté de cœur « ses » Protestants. Des hommes sournois, certes, mais courageux, endurants et, à tout prendre, dignes d'un meilleur sort. Pourtant, la condamnation s'imposait. Au cours de sa vie dangereuse, il avait été payé pour apprendre que la faiblesse est cause des plus grands échecs, qu'elle entraîne mille désastres. Trancher à temps un membre pourri sauve des vies humaines...

*****

Dans le silence, Angélique attendait.

La main sur ses cheveux lui rendait l'espoir, mais elle demeurait à genoux, sachant qu'elle ne l'avait pas convaincu et que, dans la mesure où elle le séduisait, il lui résisterait, se méfierait, et qui sait, se montrerait plus inexorable.

Quel autre argument trouver ?... Son esprit errait dans un désert où la vision des Rochelais pendus aux vergues du grand mât se confondait avec celle de la Pierre-aux-Fées, découverte jadis dans le matin glacé de la forêt de Nieul. Tous ces corps ballants, tournoyants, désormais sans vie, muets, l'entouraient d'une danse vertigineuse et macabre. Et elle voyait parmi eux les visages amaigris de Laurier, de Jérémie, et celui de Séverine, tragique et pâle sous sa petite coiffe.

Lorsqu'elle parla, sa voix était hachée par les battements bouleversés de son cœur.

– Ne me dépouillez pas, Joffrey, de la seule chose qui me reste... de m'être sentie nécessaire à des enfants menacés. Tout est de ma faute. J'ai voulu les sauver d'un sort pire que la mort. On tuait les âmes. Jadis, à La Rochelle, ils ont vu leurs pères humiliés, persécutés, harcelés de mille vexations, jetés en prison, chargés de chaînes... Faudrait-il que je les aie entraînés si loin, jusqu'au bout du monde, pour qu'ils les voient ignominieusement pendus ?... Quel effondrement pour eux !... Ne me dépouillez pas, Joffrey !... Je ne pourrais supporter leur douleur. Aider ces jeunes existences à triompher du sort fatal me fut une raison de vivre... Me l'arracherez-vous ?... Suis-je donc si riche ?... Hormis cette espérance de les sauver... de les mener aux verts pâturages promis à leur croyance naïve, que me reste-t-il ?... J'ai tout perdu... mes terres, ma fortune... mon rang... mon nom, mon honneur, mes fils... vous... votre amour... Il ne me reste plus rien... qu'une enfant maudite.

Un sanglot s'étrangla dans sa gorge. Elle se mordit les lèvres. Les doigts de Joffrey de Peyrac se crispaient sur sa nuque jusqu'à lui faire mal.

– Ne croyez pas m'attendrir avec des larmes.

– Je sais, murmura-t-elle, je suis maladroite...

« Oh ! non, trop habile, au contraire », songeait-il. Il ne pouvait supporter de la voir pleurer. Son cœur, à lui, se déchirait, tandis qu'il percevait le frémissement convulsif qui secouait ses épaules.

– Relevez-vous, dit-il enfin, relevez-vous... je ne peux supporter de vous voir ainsi devant moi.

Elle obéit, elle était trop lasse pour résister. Il détacha les mains qu'elle crispait autour de lui. Elles étaient glacées. Il les tint un moment dans les siennes. Puis, la laissant, se mit à marcher de long en large. Angélique l'observait. Il croisa l'expression torturée de ses yeux qui suivaient sa marche. Ses cils étaient humides, ses paupières meurtries, ses joues marbrées de pleurs. Il l'aima à cet instant avec une telle violence qu'il crut ne pas résister à l'impulsion de la serrer dans ses bras en la couvrant de baisers et en l'appelant tout bas avec passion : Angélique ! Angélique ! mon âme. Il ne voulait plus qu'elle tremblât devant lui et pourtant elle l'avait bravé naguère et il le lui avait difficilement pardonné.

Comment pouvait-elle être tour à tour si forte et si faible, si arrogante et si humble, si dure et si douce ?... C'était le secret de son charme. Il fallait y succomber, ou bien accepter de vivre dans une solitude aride que ne visiterait plus aucune lumière.

– Asseyez-vous, madame l'abbesse, fit-il brusquement, et dites-moi donc, puisque vous cherchez à me mettre, une fois de plus, dans une situation impossible, quelle solution vous proposez. Faut-il envisager que mon bateau, le rivage et la base soient bientôt le théâtre de nouvelles altercations sanglantes surgies entre vos irascibles amis, mes hommes, les Indiens, les coureurs de bois, les mercenaires espagnols et toute la faune du Dawn East ?

L'ironie légère contenue dans ses paroles procura à Angélique un soulagement inexprimable. Elle se laissa choir sur un siège en poussant un profond soupir.

– Ne croyez pas la partie gagnée, dit le comte. Je vous pose simplement une question. Que faire d'eux ? S'ils ne servent pas, au moins, d'exemple à ceux qui seraient tentés de les imiter. Libérés, ils attendront le moment de prendre une revanche. Or, je n'ai que faire d'éléments hostiles et dangereux parmi nous, sur une terre elle-même déjà remplie d'embûches... Je pourrais certes me débarrasser d'eux comme ils le prévoyaient pour nous, en les abandonnant avec leurs familles en un point désert de la côte, vers le Nord, par exemple. C'est les vouer à une mort aussi certaine que par pendaison. Quant à les conduire dévotement aux Iles, en remerciement de leur félonie, cette solution demeure exclue, même pour vous complaire. Je ruinerais mon crédit, non seulement auprès de mes hommes mais aux yeux de tout le Nouveau Continent. On n'y pardonne pas aux imbéciles.

Angélique réfléchissait, la tête basse.

– Vous comptiez leur proposer de coloniser une partie de vos territoires. Pourquoi y renoncer ?

– Pourquoi ?... Mettre des armes entre les mains de ceux qui se sont déclarés mes ennemis ! Quelle garantie aurais-je de leur loyauté envers moi ?

– L'intérêt de la tâche que vous leur offrez. Vous m'avez dit l'autre jour qu'ils y gagneraient plus d'argent que dans n'importe quel commerce des Iles d'Amérique. Est-ce vrai ?

– C'est vrai. Mais il n'y a rien encore d'établi ici. Tout est à créer. Un port, une ville, un commerce.

– N'est-ce pas pour cela que l'idée vous est venue de les choisir, eux ? Vous saviez, sans nul doute, que les Huguenots font merveille quand il s'agit de s'accrocher aux terres nouvelles. On m'a dit que des Protestants anglais qui se faisaient appeler Pèlerins ont fondé récemment de belles villes sur une côte jusqu'alors déserte et sauvage. Les Rochelais en feront autant.

– Je n'en disconviens pas. Mais leur mentalité hostile et singulière me fait mal augurer de leur comportement à venir.

– Elle peut aussi constituer un gage de réussite. Il n'est certes pas aisé de s'entendre avec eux, mais ils sont bons commerçants et, de plus, courageux, intelligents. La seule façon dont ils ont conçu leur plan pour se rendre maîtres d'un navire de trois cents tonneaux, eux qui n'avaient rien au départ, ni armes ni or, et à peine l'expérience de la mer, n'est-elle pas déjà remarquable ?

Joffrey de Peyrac éclata de rire.

– C'est me demander beaucoup de grandeur d'âme que de le reconnaître.

– Mais vous êtes capable de toutes les grandeurs, dit-elle avec chaleur.

Il s'interrompit dans sa marche, pour s'arrêter devant elle et la fixer. L'admiration et l'attachement qu'il lisait dans les yeux d'Angélique n'étaient nullement feints. C'était le regard de sa jeunesse où elle livrait, sans retenue, l'aveu d'un amour ardent. Il sut que, pour elle, il n'existait pas d'autre homme que lui, sur terre.

Comment avait-il pu en douter ? La joie le frappa brusquement. C'est à peine s'il entendait Angélique poursuivre son plaidoyer.

*****

– J'ai l'air de pardonner aisément un acte qui vous touche au cœur, Joffrey, et dont les conséquences demeurent irréparables par la mort de vos amis fidèles. L'ingratitude dont on a fait preuve à votre endroit me révolte. Pourtant je continuerai à lutter pour que tout cela n'aboutisse pas à la mort mais à la vie. Il y a parfois des animosités irréductibles. Là n'est pas le cas. Nous sommes tous des êtres de bonne volonté. Nous avons seulement été victimes d'un malentendu et je me sentirais doublement coupable de ne pas chercher à le dissiper.

– Que voulez-vous dire ?

– Joffrey, quand je suis venue vous trouver à La Rochelle ignorant votre identité et vous suppliant de prendre à votre bord ces gens qu'on allait arrêter dans quelques heures, vous avez, en premier lieu, refusé puis, après m'avoir questionnée sur leurs professions, vous avez accepté. L'idée vous était donc venue de les emmener comme colons. Je suis persuadée que dans cette décision que vous veniez de prendre, il n'y avait en vous aucun désir de leur causer du tort et, bien au contraire, votre calcul, tout en servant vos intérêts, était d'offrir à ces exilés une chance inespérée.