– Le pasteur Rochefort, estimable et courageux voyageur que j'ai parfois croisé, n'en a pas moins communiqué à ses œuvres son optique particulière de l'existence, recherche du Paradis terrestre et de la terre de Canaan. C'est dire que ses récits contiennent des erreurs flagrantes.

– Ha !... s'exclama le pasteur Beaucaire en frappant avec énergie sur sa grosse Bible. C'est bien mon avis ! Je n'ai jamais été d'accord avec cet illuminé de Rochefort.

– Entendons-nous. Les illuminés ont du bon. Ils servent à faire progresser les hommes et à les arracher de l'ornière séculaire. Ils voient des symboles. À d'autres de les interpréter. Si l'écrivain Rochefort a commis de regrettables confusions géographiques et décrit, avec une trop candide admiration, les richesses du Nouveau Monde, il n'en reste pas moins que les émigrants qu'il a attirés de l'autre côté de l'Océan n'ont pas été trompés. Disons que le cher pasteur avait trop bien assimilé ce sens symbolique qui est la base de la spiritualité indienne. On ne trouve certes pas de grappes succulentes aux rejets de la vigne sauvage, pas plus que de miches dorées aux branches de l'arbre à pain, mais la fortune, le bonheur, la paix de l'âme et de l'esprit peuvent pousser et s'épanouir partout. Pour ceux qui sauront découvrir les vraies richesses offertes, se dévouer à la terre nouvelle et ne pas y apporter les rancœurs stériles du Vieux Monde. N'est-ce pas ce que vous êtes tous venus chercher ici ?

La voix de Joffrey de Peyrac, pendant ce long discours, par instants s'étouffait, à d'autres s'éraillait, mais rien n'arrêtait le feu de ses paroles. Il négligeait les difficultés de sa gorge blessée, comme jadis, se battant en duel, il se jouait de sa jambe infirme. Ses yeux brûlants sous l'arcade sourcilière touffue attiraient ses interlocuteurs et leur communiquaient sa conviction.

Un des Maures, celui qui avait remplacé à ses côtés le serviteur Abdullah, s'approcha et lui tendit l'une des curieuses gourdes pansues, d'un jaune d'or, contenant une boisson mystérieuse apportée par les Indiens. Il but à la régalade et sans se préoccuper du contenu. On entendit hennir au loin des chevaux. Deux Indiens apparurent bientôt et descendirent vers la grève dans un grand éboulement de cailloux. On se porta vers eux. Ils donnèrent leur message. Le grand sachem Massawa était en marche pour saluer les nouveaux Blancs. Des ordres furent lancés dans toutes les langues pour hâter le débarquement des présents qui, du Gouldsboro, étaient peu à peu amoncelés sur le rivage. Des mousquets flambant neufs, certains enveloppés encore de leurs toiles huilées, des armes blanches et des outils d'acier. Gabriel Berne ne put s'empêcher de tendre le cou vers les coffres ouverts. L'œil de Joffrey de Peyrac suivit sa mimique.

– De la coutellerie de Sheffield, fit-il remarquer, la meilleure.

– Je connais, approuva Berne.

Et, pour la première fois depuis de longs jours, ses traits se détendirent et son regard s'anima.

Il oublia qu'il parlait à un rival honni.

– N'est-ce pas trop beau pour des sauvages ? Ils se contenteraient de moins.

– Les Indiens sont difficiles sur la qualité de leurs armes et de leurs outils. Les tromper serait annuler les avantages du marché. Ces présents que vous voyez là doivent nous acheter la paix sur l'étendue d'un territoire plus vaste que le royaume de France ! Mais on peut aussi les échanger contre des fourrures ou les vendre contre de l'or ou des pierres précieuses que les Indiens conservent des anciens temps de leurs villes mystérieuses. Gemmes ou métal noble gardent leur valeur sur les côtes, même si l'or n'est pas estampillé en monnaie d'Europe.

Berne, songeur, revint vers ses amis. Ceux-ci se tenaient toujours groupés les uns près des autres, silencieux. Cet énorme territoire qui leur tombait entre les mains, à eux, si dépourvus, les écrasait. Ils ne cessaient de regarder la mer, ses rochers, et leurs yeux remontaient vers les collines aux arbres géants et, chaque fois, ils retrouvaient une autre vision déformée par le brouillard errant qui tantôt donnait aux choses une douceur accueillante, tantôt une inhumaine sauvagerie.

Le comte les observait, la main posée à sa ceinture. Une moquerie fermait à demi l'œil étiré par les cicatrices de sa joue. Il avait l'air sardonique, mais Angélique savait maintenant ce que cachait cette apparence durcie et son cœur brûlait d'une admiration ardente. Il dit, tout à coup, à mi-voix, et sans se tourner vers elle.

– Ne me regardez pas ainsi, belle dame. Vous me donnez des idées de paresse... Et ce n'est pas le moment.

Puis s'adressant à Manigault :

– Votre réponse ?

L'armateur passa la main sur son front.

– Est-ce vraiment possible de vivre ici ?... Tout nous est tellement étranger. Sommes-nous faits pour ce pays ?

– Pourquoi non ? L'homme n'est-il pas créé pour toute la terre ? À quoi vous servirait d'appartenir à la plus haute espèce animale, doué de cette âme qui anime le corps mortel, de cette foi qui, dit-on, soulève les montagnes, si vous ne pouvez seulement entreprendre une tâche avec autant de courage et d'intelligence que les fourmis ou les termites aveugles ?

« Qui a dit qu'un homme ne pouvait vivre, respirer et penser qu'à une seule place, comme un coquillage au rocher ? Si son esprit le diminue au lieu de l'élever, alors, que l'humanité disparaisse de la terre et laisse la place aux insectes pullulants, mille fois plus nombreux et plus actifs que la population humaine du globe et qui le peupleront dans les siècles futurs de leurs races minuscules, comme aux premiers temps le monde informe, où nul homme encore n'avait paru, n'appartenait qu'à des races géantes de lézards monstrueux...

Les Protestants, inaccoutumés à un langage aussi divers et à de telles errances de pensée, le regardèrent avec ahurissement, mais les enfants ouvrirent des oreilles immenses. Le pasteur Beaucaire étreignait sa Bible.

– Je comprends, haleta-t-il, je comprends ce que vous voulez dire, monsieur. Si l'homme n'est pas capable de poursuivre partout le travail de création, que lui sert d'être un homme ? Et à quoi bon des hommes sur la terre ?... Je comprends le conseil de Dieu lorsqu'il disait à Abraham : Lève-toi, quitte ta maison et la famille de ton père et va dans le pays que je te montrerai.

Manigault étendit ses bras puissants pour réclamer la parole :

– Ne nous égarons pas. Nous avons une âme, c'est entendu, nous avons la foi, mais nous ne sommes que quinze hommes devant une tâche immense.

– Vous comptez mal, monsieur Manigault. Et vos femmes et vos enfants ? Vous en parlez toujours comme d'un troupeau de moutons bêlants et irresponsables. Or, ils ont prouvé pourtant qu'ils vous valaient bien tous comme bon sens, résistance et courage. Jusqu'à votre petit Raphaël qui sut ne pas mourir, malgré les privations et les douleurs de la traversée auxquelles résistent si rarement les bébés de cet âge. Il n'a même pas été malade... Et jusqu'à l'enfant que porte dans son sein l'une de vos filles, monsieur Manigault et qui doit à l'endurance de sa mère de n'avoir pas perdu cette vie à peine ébauchée. Il naîtra donc ici, en terre américaine et il consacrera vôtre ce pays, car n'en ayant jamais connu d'autre, il l'aimera comme sa terre natale. Vous avez une vaillante progéniture, messieurs de La Rochelle, de vaillantes femmes. Vous n'êtes pas quinze hommes seuls. Vous êtes tout un peuple déjà.

Les mets qu'on n'avait cessé de cuire ou d'apporter répandaient des odeurs mêlées, nouvelles et appétissantes. Les Protestants furent tout à coup fort entourés et priés de manger. Les Indiennes aussi hardies et rieuses que leurs époux se montraient distants et impénétrables, touchaient les vêtements des femmes, bavardaient, s'exclamaient. À chacune, elles posaient la main sur le ventre puis, sautant de côté, élevaient cette main, par gradins successifs, marquant un temps d'arrêt d'un air interrogateur.

– Elles demandent combien vous avez d'enfants et de quel âge, expliqua Nicolas Perrot.

Les graduations successives de la famille Carrère commencées à la taille de Raphaël, obtinrent un succès inouï. Mme Carrère fut entourée d'une véritable danse avec claquements de mains et hululements enthousiastes.

Mais le propos les avait ramenées à leur souci habituel :

– Où sont les enfants ?

Cette fois, ils avaient bel et bien disparu. On n'en retrouva que quelques-uns. Nicolas Perrot alla aux nouvelles.

– C'est Crowley qui les a tous emmenés au camp de Champlain.

– Qui est Crowley ? Où est ce camp de Champlain ?...

*****

Il se passait tant de choses au cours de cette journée qui devait demeurer historique dans les annales de l'histoire du Maine, qu'on n'avait pas le temps de les voir arriver. Angélique se. retrouva sur un cheval galopant par un sentier étroit tapissé de mousse sèche, sous des ombrages dignes de Versailles et longeant une côte hérissée de rochers où la mer se précipitait avec des fureurs de bête hurlante. Ce fracas de la mer et du vent, cette lumière des feuillages, cette impression tour à tour de contrée peuplée ou déserte faisaient le charme de l'endroit.

Les coureurs de bois s'étaient chargés d'escorter les mères inquiètes. Pour celles qui ne savaient pas monter à cheval, on trouva des chariots et des litières. Au dernier moment, une partie des hommes les rejoignirent.

– Croyez-vous que je vais vous laisser partir avec ces barbus paillards, cria l'avocat Carrère à sa femme, ce n'est pas une raison parce que ces moricaudes vous ont portée en triomphe, à cause de vos onze enfants qui sont aussi un peu les miens, pour n'en faire désormais qu'à votre tête. Je vous accompagne.

Le voyage, retardé par la traversée d'une rivière et l'étroitesse du sentier, dura cependant moins d'une heure. Ce n'était qu'une promenade et que les enfants avaient entreprise d'enthousiasme pour se dégourdir les jambes. Des cabanes en ruine apparurent. Elles avaient été édifiées quelque cinquante années plus tôt par les colons malheureux de Champlain. Abandonnées, elles subsistaient encore en partie à l'orée des arbres, occupant une vaste clairière qui descendait en pente douce vers la grève d'un rouge corail. Mais, loin d'offrir un abri comme à quelques miles de là, cette plage semblait comblée par un amoncellement de rochers sur lesquels des lames furieuses ne cessaient de déferler. Les enfants apparurent courant et se pourchassant entre les huttes.

– Maman, cria Honorine en se précipitant comme une boule, j'ai trouvé notre maison. Viens voir, c'est la plus belle. Il y a des roses partout. Et M. Cro nous la donne, pour toi et pour moi, toutes seules.

– Pour nous aussi, cria Laurier en colère.

– Paix, paix, petits coyotes hurleurs, intervint un curieux personnage qui se tenait à l'entrée du sentier comme un hôte accueillant d'honorables visiteuses.

Sa grosse toque de fourrure qu'il tenait à la main révélait une chevelure du plus beau roux. Mais il était rasé de près à part deux favoris qui lui garnissaient non les tempes mais les pommettes, formant une sorte de masque hérissé, couleur de feu, assez impressionnant pour des gens non avertis de cette particularité de la race écossaise. Il s'exprimait moitié en français, moitié en anglais, avec beaucoup de mimiques à l'indienne et on le comprenait mal.

– L'enfant a raison, mylady. My inn is for you. Mon nom est Crowley, George Crowley et, dans my store, vous trouverez every furniture for household... Voyez mes roses sauvages.

Mais on ne voyait plus rien du tout car un brouillard épais venait de se lever et ruisselait en myriades de gouttelettes scintillantes autour d'eux.

– Oh ! ce brouillard, gémit Mme Carrère, jamais je ne m'habituerai. Enfants, où êtes-vous ?

– Nous sommes là ! crièrent les enfants invisibles.

– Dans un pays pareil ils vont me jouer des tours pendables.

– Come in !... Come in !... répétait l'Écossais.

On dut le suivre de confiance.

– No brouillard, disait-il avec indulgence. Pas de brouillard to day. Il va, il part. L'hiver, yes, c'est le plus fort brouillard du monde.

Comme il l'avait annoncé, le brouillard s'en alla, porté par les ailes du vent. Angélique se retrouva devant une maison de bois couverte de chaume et garnie de roses épanouies, aux teintes de porcelaine et au parfum délicat.

– Voici ma maison, annonça Honorine.

Et elle en fit deux fois le tour en courant, et en criant comme une hirondelle. À l'intérieur un bon feu flambait. Il y avait même deux pièces garnies de meubles faits en rondins ou taillés grossièrement dans des troncs d'arbres, mais on découvrait, non sans surprise, une table de bois noir aux pieds torsadés qui n'aurait pas été déplacée dans un salon.