– Offert par M. le comte de Peyrac, dit l'Écossais avec satisfaction.

Il montra également les vitres aux fenêtres, luxe inconnu des autres cabanes qui n'avaient jamais été garnies que de peaux de poisson laissant filtrer une faible lumière.

– Autrefois, je m'en contentais.

Cet autrefois remontait assez loin. Crowley avait été le second d'un navire qui s'était fracassé il y avait trente ans sur les rochers infranchissables de la côte du Maine. Seul survivant, le naufragé avait abordé, couvert de blessures, sur les rives inhospitalières. Il s'y était tant plu qu'il y était resté.

Se considérant comme seigneur des lieux, il avait accueilli à coups de flèches, habilement tirées du haut des arbres, tous les pirates qui cherchaient refuge dans la baie de Gouldsboro. Les Indiens ne lui prêtaient pas main forte. Pacifiques, ils n'auraient jamais osé d'eux-mêmes entamer les hostilités, mais l'Écossais se chargeait bien à lui seul de chasser les intrus. Joffrey de Peyrac avait dû à l'amitié d'un chef mohican rencontré au cours d'une négociation à Boston, de connaître à la fois le refuge inviolable de Gouldsboro et les raisons de la malédiction qui y régnait. Il avait réussi à faire alliance avec l'esprit malin et Crowley avait d'autant mieux accueilli ses propositions qu'il commençait à chercher des clients pour ses fourrures. En effet, après s'être installé parmi les cabanes abandonnées de Champlain, il s'était senti inspiré par des idées de commerce. Curieux génie que de ne rien posséder et de parvenir à tirer fortune de ce rien. Il avait commencé par vendre des conseils aux indigènes pour guérir les maladies dont leurs sorciers ne venaient pas à bout. Puis des cornemuses qu'il fabriquait lui-même avec des roseaux et des vessies ou des estomacs de bêtes abattues. Puis les concerts qu'il donnait avec ses cornemuses. Des coureurs de bois venus du Canada prirent l'habitude de s'arrêter chez lui, d'échanger quelques-unes de leurs fourrures contre ses bons propos et ses soirées de musique.

Joffrey de Peyrac lui prit ses fourrures et le paya en quincaillerie et bimbeloterie qui en firent désormais le roi du commerce de la région. Voici ce qu'il raconta à ces dames autour du feu. Il ne savait encore de quel œil considérer les nouveaux arrivants, mais n'étant pas de caractère taciturne, il se disait qu'en attendant c'était toujours de la compagnie. Et quel agrément de revoir des femmes à peau blanche et aux yeux clairs. Lui il avait une femme indienne et des « papooses » ou mioches à volonté.

Ceux-ci présentaient de petits paniers remplis de groseilles, de fraises et de baies des bois aux dames assises sur les bancs, tandis que Crowley continuait la chronique du coin : M. d'Urville, racontait-il, c'était une tête brûlée qui était partie aux Amériques après une sombre histoire de duel. Beau garçon, il avait fait la conquête de la fille du chef des Abenakis-Kakou. C'était lui qui gardait le fort défendant l'accès de la baie de Gouldsboro, en l'absence de M. le comte de Peyrac.

L'Espagnol ? Don Juan Fernandez et ses soldats ? Des rescapés d'une expédition du Mexique qui avait disparu dans les forêts inviolables du Mississippi. Tous massacrés sauf ceux-là qui s'étaient retrouvés dans le Dawn East, squelettiques, à demi morts, ayant perdu la mémoire de leur passé.

– Ce don Fernandez a l'air féroce, fit remarquer Angélique. Il montre tout le temps les dents.

Crowley secoua la tête avec un sourire. Il expliqua que le rictus de l'Espagnol lui venait d'un tic conservé à la suite des tortures que lui avaient fait subir les Iroquois, peuple cruel, le peuple de la Maison Longue comme on les appelait par ici, à cause de leurs huttes allongées où vivaient plusieurs familles.

M. de Peyrac, quand il avait entrepris un nouveau voyage vers l'Europe, avait voulu rapatrier les Espagnols. Mais, chose étrange, ceux-ci avaient refusé. La plupart de ces mercenaires avaient toujours vécu aux Amériques et ne connaissaient d'autre métier que celui de partir à la recherche de cités fabuleuses et de hacher les Indiens en menu pâté. À part cela, ils n'étaient pas méchants.

Angélique apprécia, comme il se devait, l'humour du conteur. Celui-ci fit remarquer que le temps s'était levé et, puisque tout le monde était réchauffé, il allait leur montrer ses domaines.

– Il y a par là quatre ou cinq cabanes qu'on peut rendre habitables. Come in ! Come in !

*****

Honorine retint Angélique par sa robe.

– Je l'aime bien, M. Cro. Il a des cheveux de la même couleur que les miens et il m'a emmenée sur son cheval.

– Oui, il est très gentil. C'est heureux pour nous de trouver sa jolie maison dès notre arrivée.

Honorine hésitait à poser une question. Elle hésitait, parce qu'elle craignait la réponse.

– C'est peut-être mon père ? dit-elle enfin avec un regard plein d'espoir, en levant son petit museau barbouillé de bleu.

– Non, ce n'est pas lui, dit Angélique souffrant de sa déception comme de tout ce qui atteignait sa fille.

– Ah ! tu es méchante, dit Honorine faiblement.

Elles sortirent de la maison et Angélique voulut montrer les roses à l'enfant. Mais celle-ci ne se laissait pas distraire.

– Ne sommes-nous pas arrivées de l'autre côté de la mer ? demanda-t-elle au bout d'un instant.

– Oui.

– Alors où est mon père ? Tu m'avais dit que je le trouverais de l'autre côté de la mer avec mes frères.

Angélique ne se souvenait pas d'avoir dit une chose semblable mais discuter avec l'imagination d'Honorine n'était pas facile.

– Séverine a de la chance, dit l'enfant en tapant du pied, elle a un père et des frères et moi je n'en ai pas.

– Ne sois pas jalouse. Ce n'est pas beau. Séverine a un père et des frères, mais elle n'a pas de mère. Et toi, tu en as une.

L'argument parut frapper la petite bonne femme. Après un instant de méditation, sa peine s'envola et elle se précipita pour courir avec ses amis.

– Voilà une cabane qui a l'air solide, disait Crowley en donnant de grands coups de bottes dans les pieux d'un édifice bâillant à tous les vents. Installez-vous !

Il était remarquable que ces maisons aient pu résister aux intempéries et la preuve qu'elles avaient été bâties solidement leur était donnée.

Néanmoins les bourgeois rochelais contemplèrent avec désarroi ces ruines qui évoquaient la mort, la maladie, le désespoir d'êtres abandonnés au bout du monde et qui avaient dépéri ici, les uns après les autres, écrasés par la nature hostile. Ce qu'il y avait d'étonnant, c'était ces roses qui, partout, grimpaient et s'entrelaçaient et qui faisaient oublier les mugissements de l'océan proche, et qu'un hiver viendrait avec ses rafales, ses neiges, ses glaces caparaçonnant les rochers, cet hiver qui avait tué jadis les hommes de Champlain. L'Écossais les regardait sans comprendre pourquoi leurs mines étaient si longues.

– En nous y mettant tous maintenant, vous aurez au moins quatre logis de prêts pour la nuit.

– C'est vrai, au fait, où dormirons-nous la nuit ? s'enquirent-ils.

– Il n'y a guère qu'ici que ce soit possible, expliqua Nicolas Perrot, car le fort est déjà plein comme un œuf et il faudrait sans cela retourner à bord.

– Cela, jamais, s'écrièrent-ils avec ensemble.

Les pauvres cabanes leur parurent aussitôt des palais. Crowley dit qu'il pouvait leur procurer des planches, des outils, des clous. Il prit la direction des opérations, envoya les indigènes couper du chaume pour les toits. On se mit à travailler dans la fièvre. La brume irisée tantôt surgissait, tantôt s'en allait, tantôt découvrait la mer au loin, tantôt environnait la clairière où ils s'activaient, et l'on voyait trembler des reflets roses ou verts, mais personne n'avait le temps d'admirer.

Le pasteur Beaucaire maniait le marteau comme s'il n'avait fait que cela toute sa vie, en fredonnant des psaumes.

À chaque instant, d'autres Indiens débouchaient du sentier continuant d'apporter des œufs, du maïs, du poisson et des crustacés et, aussi, pendu à des perches, un magnifique gibier à plumes, des outardes et des dindes royales. La maison de Crowley avec le « magasin » attenant servait de quartier général.

Mais bientôt une, puis deux maisons furent achevées. On put allumer le feu dans l'une d'elles, et la cheminée tira de bon cœur. Angélique eut la première l'idée de faire remplir d'eau un chaudron, de l'accrocher dans l'âtre et d'y plonger un homard. Puis elle mit trois des jeunes filles à plumer des dindes.

On montait des cadres de bois assemblés avec des fibres d'écorce et cela faisait des lits sur lesquels les barbus jetèrent de lourdes fourrures.

– Vous dormirez bien cette nuit, petits pois sons pâles sortis de la mer, belles mouettes blanches qui avez franchi l'océan.

Venus du Nord, des provinces canadiennes, ils parlaient un français lent mais poétique, où se retrouvait l'habitude prise par eux au cours de leurs palabres avec les Indiens, de rechercher les longues périphrases, les images fleuries...

– Rochelais ! Rochelais ! voyez là, s'exclama Angélique.

Elle désignait l'âtre. Le homard énorme, qui ne voulait pas mourir, soulevait le couvercle. Symbole d'abondance pour ces gens de mer et des rivages, il dressa ses deux pinces pardessus le bord de la marmite et grandit, grandit comme une apparition tutélaire environnée de vapeur !...

Ils éclatèrent de rire. Les enfants poussaient des cris aigus. Ils s'élancèrent au-dehors, se bousculant, se roulant à terre, riant à perdre haleine.

– Ils sont saouls, s'écria Mme Manigault avec effroi, qu'est-ce qu'on leur a fait boire ?

Les mères allèrent examiner les gobelets dont s'étaient servis les enfants. Mais ils n'étaient saouls que de baies mûres, d'eau de source, de feu dansant dans l'âtre...

– Ils sont saouls de la terre, dit le pasteur avec attendrissement. La terre retrouvée. Quel que soit son aspect, le point du monde où elle surgit, comment n'enchanterait-elle pas après les longs jours obscurs du déluge ?...

Il désigna les couleurs du prisme qui tremblaient à travers les feuillages et enjambaient les rochers de la grève pour aller se refléter dans les flots.

– Regardez mes fils, regardez, voici le signe de la Nouvelle Alliance.

Il étendit les bras et des larmes coulèrent sur son visage parcheminé.

Chapitre 3

À la nuit tombante le comte de Peyrac, escorté par les soldats espagnols, se présenta au camp Champlain. Il était à cheval et menait six montures pour être mises à la disposition des Protestants.

– Les chevaux sont rares ici. Prenez-en grand soin.

En selle au milieu du camp, il inspecta les cabanes alentour et remarqua l'animation ordonnée qui régnait dans ce lieu naguère en ruine et sinistre. La fumée s'élevait au-dessus des toits. Il fit déposer à terre par les Indiens qui le suivaient de lourdes caisses. On en sortit des armes neuves enveloppées soigneusement.

– Un mousquet pour chaque homme et chaque femme. Ceux ou celles qui ne savent pas tirer apprendront. Qu'on organise dès demain à l'aube un enseignement de tir.

Manigault qui s'était avancé à sa rencontre prit une des armes avec méfiance.

– C'est pour nous ?

– Je vous l'ai déjà dit. Vous vous partagerez également sabres et poignards et, pour les meilleurs tireurs d'entre vous, il y a six pistolets. Je ne peux faire plus aujourd'hui.

Manigault fit une moue dédaigneuse.

– Que dois-je comprendre ? Ce matin nous étions chargés de chaînes et sur le point d'être pendus, ce soir vous nous armez jusqu'aux dents fit-il, presque choqué de ce qu'il prenait pour une inconséquence de caractère. Ne nous faites pas l'insulte de nous croire si promptement vos alliés. Nous continuons à être ici contre notre gré et nous ne vous avons pas encore donné notre réponse, que je sache, à vos propositions forcées.

– Ne tardez pas trop à faire votre choix car je suis malheureusement dans l'obligation de vous armer. On m'a porté message qu'une bande de Cayugas, de la race iroquoise qui nous est hostile, nous était envoyée pour prendre nos scalps.

– Nos scalps, répétèrent les autres en portant leurs mains à leurs cheveux.

– Ce sont des ennuis qui peuvent arriver de temps à autre par ici. L'Angleterre et la France ne se sont pas encore entendues sur l'appartenance du Dawn East à l'une ou l'autre couronne. Cela nous permet, à nous, colons, d'œuvrer en paix, mais cependant, périodiquement, les administrateurs de Québec payent une expédition aux tribus frontalières afin de faire chasser les Blancs qui pourraient s'installer sans autorisation du roi de France. L'Angleterre agit de même mais elle a plus de mal à recruter ses complices car je me suis acquis l'appui du grand chef des Mohicans Massawa. Cependant aucun Blanc de la grande forêt n'est tout à fait à l'abri d'un massacre entrepris par l'une ou l'autre des tribus dispersées.